LES BARBARES À FIVES-LILLE
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PARIS, 22 novembre. – Nous extrayons de l’Information le récit très exact et dramatique que m’a fait du passage des Allemands à Fives-Lille un jeune ouvrier de la région. C’est le récit d’un rescapé qu’un peloton d’exécution allemand a un instant tenu sous ses fusils :
LEUR ARRIVÉE
C’était le dimanche 6 octobre, vers dix heures et demie du matin ; il faisait un temps magnifique et les gens, dans la sécurité la plus complète, flânaient sur le pas de leur porte, quand cinq à six cents dragons allemands débouchèrent au galop par la rue de Lannoy. Ils étaient précédés de cyclistes dont quelques-uns portaient des uniformes autrichiens. Tous étaient couverts de sueur et de poussière et paraissaient très fatigués.
Un sous-officier barra le passage à une jeune fille qui se hâtait de rentrer chez elle et lui demanda où était le bureau de poste. Toute tremblante, elle répondit qu’il n’y avait qu’à suivre les rails du tramway et s’échappa, heureuse d’en être quitte à si bon compte.
Cyclistes et dragons continuèrent leur route en suivant la rue de Bernos. L’infanterie ne devait arriver que beaucoup plus tard.
Quelque temps après, on entendit une vive fusillade dans la direction de Lille. C’étaient les gardes-voies qui tiraient sur les Allemands.
Le 17e chasseurs venait d’entrer dans Lille pour s’y reposer ; on fêtait, on acclamait nos chers petits troupiers quand, brusquement, on vint leur apprendre l’arrivée de l’ennemi. Ils chargèrent précipitamment leurs fusils et commencèrent un feu nourri. Les Allemands surpris se dispersèrent sans presque riposter et allèrent chercher asile dans les maisons voisines.
LE TRAIN BLINDÉ
Pendant ce temps, d’autres Allemands arrivaient dans un train blindé. Un aiguilleur, voulant les empêcher d’atteindre Lille, les dirigea vers la gare de Mont-de-Terre à Fives. Précisément, des soldats français se trouvaient casernés dans les usines d’Hellèmes. Ils accueillirent les Allemands du train à coups de fusil, en tuèrent beaucoup et firent le reste prisonnier.
Le gros de l’armée ennemie arriva peu après par la route de Tournai et força nos troupes à battre en retraite. Pour se venger de l’attaque du train blindé, les Allemands bourrèrent de charbon les fourneaux d’une petite locomotive et la lancèrent sans conducteur, tous robinets ouverts, dans la direction de la gare de Lille. Une terrible catastrophe se fût produite, sans le sang-froid d’un aiguilleur, le même, sans doute, qui avait déjà arrêté le train blindé. Il fit obliquer la machine affolée vers une voie de garage dont elle démolit le battoir et elle alla tomber dans les fossés des fortifications sans avoir fait de mal à personne.
Les Allemands, au nombre de dix ou douze mille, étaient maintenant maîtres de Fives.
PRISONNIERS
Les événements se précipitaient. La rue Pierre-Legrand où mon père possédait un magasin de confections était envahie par l’infanterie allemande. Ils arrivaient à la débandade, en rangs pressés, braillant et gesticulant.
« Les voici ! s’écria ma mère avec angoisse ; mes pauvres petits, il faut nous cacher !… Venez avec moi… »
Ma mère redoutait surtout que ma sœur, qui a vingt ans, ne fut victime de quelque outrage ; elle se hâta de l’entraîner, ainsi que mes frères âgés l’un de huit, l’autre de dix ans. Tous trois se tapirent derrière les caisses et les tonneaux, dans l’endroit le plus sombre de notre cave.
Je les avais suivis, mais sans aller plus loin que les dernières marches de l’escalier. J’y fut bientôt rejoint par un de nos voisins, un Belge, de son métier meneur de viande ou, comme on dit chez nous, « chevilleur. » Il demeurait à côté de chez nous, au 119. Large d’épaules, la barbe très brune, drue et frisée, il était presque aussi fort, disait-on, que les taureaux qu’il menait à l’abattoir.
En ce moment, il ne semblait pas trop rassuré. Nous échangeâmes quelques paroles à voix basse et il s’assit à côté de moi. Nous n’étions pas là depuis cinq minutes que les Allemands arrivèrent et brutalement, à coups de crosse de fusil dans les reins, nous forcèrent à remonter. Heureusement, ils n’avaient pas été plus loin et n’avaient vu ni ma mère, ni ma sœur et mes frères.
LE PILLAGE
En notre présence, ils s’emparèrent de tout ce qu’il y avait de bretelles et de chemises dans le magasin, négligeant le reste, puis ils nous poussèrent dans la rue. Ma bicyclette était là ; ils s’en emparèrent après m’avoir forcé de gonfler les pneus moi-même, et, sans autre avis, ils nous adossèrent à la devanture, le Belge et moi, et ils s’apprêtaient à nous fusiller, quand la rue fut envahie par une tourbe de uhlans ivres qui braillaient de toutes leurs forces et démolissaient les vitrines à coups de crosse pour piller.
Il se produisit alors une telle bagarre qu’on ne put nous tuer, mais deux soldats, baïonnette au canon, nous gardaient à vue.
LES INCENDIAIRES
Les Allemands s’étaient rués dans l’intérieur du magasin, armés de grosses seringues d’étain remplies de liquide huileux dont ils arrosaient les meubles et les marchandises, puis ils allèrent à une auto chargée de bidons qui stationnait dans la rue et inondèrent le plancher d’essence. En un clin d’œil, la maison fut en feu.
Mais les Allemands lancèrent dans le brasier des grenades à incendie de la grosseur d’une pomme et qui jetaient des flammes rouges et vertes. Il ne fallut qu’un quart d’heure pour qu’il ne reste plus de la demeure de mon père que quatre pans de murs noircis.
Heureusement, ma mère, ma sœur et mes frères étaient sains et saufs.
UN POIGNANT ÉPISODE
Quand j’ai vu qu’on me mettait en joue, j’avais cru m’évanouir ; mes jambes ne me soutenaient plus. Je ne pus m’empêcher de crier :
« Au secours, maman ! Au secours ! Viens, ils vont me tuer… »
Ma mère avait entendu mon appel, mais dans le peu de temps qu’elle mit à remonter de la cave avec ses enfants, la boutique brûlait déjà. Tous quatre durent passer à travers les flammes.
Je me jetai au cou de ma mère, je l’embrassai ; j’étais plus mort que vif, nous pleurions tous. Alors, un Allemand dit à ma mère d’un ton bourru de passer de l’autre côté de la rue, si elle ne voulait pas être tuée, ainsi que ses enfants. Elle obéit et traversa la cohue des soldats, suivie des demoiselles Deschin, nos voisines, dont la maison – une boutique de mercerie – brûlait aussi.
Les Allemands étaient sans doute en ce moment trop occupés pour s’opposer à cette fuite ; ils venaient de mettre en batterie, au milieu de la rue Bernos, six pièces de canon de 77 et tiraient au hasard dans la direction de Lille. Ils paraissaient ivres.
Il pouvait être alors midi. Nous étions toujours sur le trottoir, devant la maison en flammes, mon ami le Belge et moi, gardés par les sentinelles.
UNE LENTE AGONIE
Les Allemands, qui nous avaient un instant perdu de vue, nous alignèrent de nouveau pour le supplice, mais, cette fois encore, ils interrompirent leurs funèbres préparatifs pour nous adjoindre un pauvre homme d’Hellèmes devenu fou subitement et qu’ils poussaient devant eux à grands coups de pied et de crosse de fusil.
Ils nous mirent en joue pour la troisième fois, mais ils s’interrompirent en voyant arriver deux nouveaux prisonniers ; le premier était un vieillard de l’hospice, âgé de plus de soixante-dix ans, l’autre un homme d’une cinquantaine d’années qu’ils avaient capturé à l’estaminet Vincent, 127, rue Pierre-Legrand.
Maintenant, nous étions cinq.
UN HOMME DE CŒUR
Il y eut quelques secondes d’un silence terrible. L’officier qui dirigeait l’exécution esquissa le geste de lever son sabre pour commander le feu.
À ce moment, le Belge se courba, la tête rentrée dans les épaules.
« Veux-tu lever la tête, fainéant de Français ! cria l’officier.
– Mourir pour mourir, grommela le Belge entre ses dents, il faut que j’en tue un avant !… »
En même temps, il bondit, prit l’officier par les épaules et lui décocha, au creux de l’estomac, un si formidable coup de tête que l’Allemand alla rouler à dix pas de là ; son casque avait sauté au loin, sa tête sonna sur le pavé ; il perdait des flots de sang. Il a dû avoir le crâne fracassé.
« Mais sauve-toi donc ! Suis-moi ! » me cria le Belge, en voyant que je demeurais tout interloqué pendant que les Allemands s’empressaient autour du blessé.
Et m’ayant donné ce charitable conseil, il détalait déjà de toute la vitesse de ses jambes.
LA FUITE
Je me mis à courir aussi sans savoir ce que je faisais et je réussis à gagner la boutique d’un marchand de primeurs, un Espagnol que je connaissais un peu. Il me donna asile dans sa cave où je restais deux heures entières dans l’eau jusqu’aux genoux.
De là j’entendais crépiter la fusillade ; les Allemands tiraient au hasard dans la direction que nous avions prise.
Le Belge, lui, était entré comme une trombe chez M. Grondel, droguiste, et avait gagné les toits. J’eus le plaisir de le revoir sain et sauf le lendemain.
Comme le bruit de la canonnade s’était éloigné, je pus sortir de ma cachette et je me sauvai par la rue de Hers. J’étais déjà loin quand les Allemands me reconnurent et, de l’autre côté de la rue, me tirèrent une dizaine de coups de feu dont pas un heureusement ne m’atteignit.
Enfin, j’arrivai à l’estaminet de Mme Dupré où j’eus le bonheur de retrouver ma mère et mes sœurs.
Le vendredi suivant, avec cent mille autres évacués, je quittais Lille pour me rendre à Béthune, et de là à Saint-Pol. Les Allemands se vengèrent de la déconvenue qu’ils avaient éprouvée en fusillant le vieillard de l’hospice et le fou. Ils tuèrent aussi, presque sous mes yeux, rue Pierre-Legrand, un jeune homme de seize ans qui avait crié : « Vive la France ! » Ils le lardèrent d’abord de coups de baïonnette et le fusillèrent pour l’achever.
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(Gustave Le Rouge, in L’Ouest-Éclair, journal républicain quotidien, seizième année, n° 5582, lundi 23 novembre 1914 ; repris dans Le Progrès de la Somme, quarante-sixième année, n° 13345, mercredi 25 novembre 1914, et dans La Tribune de l’Aube, journal républicain quotidien, quatorzième année, n° 4961, mercredi 25 novembre 1914)
Les Journaux dans les Tranchées
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LA GENÈSE DU « CANARD »
On ne se bat pas toujours, dans les tranchées, et, pendant les longues heures d’inaction, l’ennui parfait – ennemi, dans son genre, aussi redoutable que les Boches exécrés. Si appréciées que soient les douceurs de la pipe de merisier et les émotions de la manille aux enchères, on arrive à s’en lasser comme des meilleures choses.
« Si nous faisions un journal ? »
Celui qui vient de lancer cette phrase est un « gars de Montmartre, » correcteur d’imprimerie, dans le civil.
« … Mais, bien entendu, reprend-il au milieu d’un silence impressionnant, un « canard » à nous, rédigé par les poilus et qui ne sera lu que par les poilus ! Chacun y mettra son grain de sel. Ça va-t-il ? »
Ce préambule est salué de bravos frénétiques. C’est à qui lancera les à peu-près les plus saugrenus, les galéjades les plus effarantes. Le loustic qui s’est improvisé directeur ne sait déjà plus lequel entendre. Ah ! ce n’est pas la bonne copie qui fera défaut ! Reste à trouver de quoi payer le papier et la composition ; une collecte résout le problème. Le casque boche, qu’en guise d’aumonière, on fait circuler à la ronde est tout de suite plein de gros sous et de pièces blanches. Par économie, le premier numéro est tiré au polycopie, sur la presse régimentaire ; pour les autres, on traite avec l’imprimeur de la ville voisine qui – bon Français – fait des conditions spéciales à messieurs les poilus de la rédaction. Avec la permission des grands chefs, – bien entendu, – c’est une auto de service qui emporte les manuscrits et qui rapportera le « papier » qui, toute une semaine, va faire la joie des « griffetons, » à dix tranchées à la ronde.
Immanquablement, un éclatant succès récompense tant de bon vouloir. C’est ainsi que nous avons vu paraître et prospérer : « Le Poilu, » « La Gazette des tranchées, » « Le Journal des Poilus, » « Le Cri de Guerre » (illustré), « Le Lapin à plumes, » « Le Hareng verni » (organe de la maréchaussée en campagne), « Le Canard poilu, » etc., etc.
DE LA GAIETÉ SANS PRÉTENTION
Ces petites feuilles rédigées à la diable, sous le feu des obus et des marmites, ont entre elles un air de famille. Une importante rubrique est toujours consacrée aux promotions de la Légion d’honneur et de la médaille militaire et aux citations à l’ordre du jour. C’est la partie sérieuse et, pour ainsi dire, officielle ; un poilu est beaucoup plus fier d’y lire son nom que dans n’importe quel grand quotidien.
Dans la partie non officielle, la fantaisie la plus échevelée, et, disons-le, la plus grivoise, se donne libre carrière ; on y trouve des contes, des chansons, des chroniques et même des feuilletons, comme, par exemple : « Landouillard va-t-en-guerre, » roman vaseux et antidérapant. Tout cela est d’une gauloiserie très accentuée et d’un esprit un peu gros, mais d’une verve endiablée, d’une très réelle gaieté. On en jugera par ces quelques spécimens pris au hasard.
DU « CRI DE GUERRE »
Du « Cri de Guerre, » journal de la 103e brigade, « officiel, humoristique, littéraire et intermittent. »
Abonnement remboursable en courage et en bonne humeur.
Direction : celle de l’ennemi.
Administration : rue de la Victoire.
THÉATRES
OPÉRA-COMIQUE. — « Le Vaisseau Fantôme » ou « La Fin de l’« Emden. »
COMÉDIE-FRANÇAISE. — « Le Roi s’amuse » ou « La Prise de Calais. »
PORTE-SAINT-MARTIN. — « Quo Vadis ? » ou « La Fuite de Pologne. »
BAL LEBEL. — Gros succès. Entrée gratuite pour le Boches.
DE LA « GAZETTE DES TRANCHÉES »
La maison « Kronprinz et qu’on sort, » Postdam, vend à n’importe quel prix, objets d’art, bronzes, pendules, etc., à des conditions défiant toute concurrence loyale.
Voyageurs ! Arrêtez-vous à Berlin et déjeunez au restaurant du « Bluff en Taube ! »
Pain K K de premier choix. Maison la Feuillée.
Produits extra de derrière les fayots.
On demande des volontaires pour la campagne d’Orient. Les engagements sont ouverts au 22e corps d’almées.
DU « CANARD POILU »
Le « Canard Poilu » est le seul qui fasse tordre le linge, dérider les pommes reinettes et pâlir les tomates, dégeler les marrons glacés et onduler les plaques de tôle.
Combattants mes frangins, lisez le « Canard Poilu » avec la même bonne humeur qui a présidé à sa confection.
AVEC LE MOTIF. – Quatre jours de salle de police au soldat Lautruche : « A consommé sur des tartines une boîte de graisse d’armes et a déclaré à son supérieur que cette confiture lui avait été délivrée pour son usage personnel. »
PETITES ANNONCES
JEUNE FILLE DE L’ADRIATIQUE, bien faite, avec du monde aux « Balkans, » âgée de « Trentin, » mais « Trieste » à mourir et le cœur plein de « Wied » depuis qu’elle en « Albanie » son amant, désire correspondre avec militaire, possédant un estomac d’ « Autriche, » adorant l’omelette aux fines « Serbes, » pourvu d’un « Belgrade » dans l’armée et porteur d’un « Tchèque » de vingt mille balles. Écrire « Sofia Bukovine, » rue du « Croissant. »
– À louer : coquette villa récemment construite d’après les plans de M. S. d’Ugény, architecte. Cette villa est aménagée suivant le confort le plus moderne. Par temps de pluie, on y peut même, en quelque partie de l’habitation que l’on se trouve, prendre des douches abondantes et prolongées. S’adresser, pour plus amples renseignements, au concierge amphibie du Village Nègre.
MONDANITÉS
Les poilus de la 12e, qui avaient reçu des Boches une invitation les priant à un five o-clock, ont eu la grande joie de transformer cette petite réunion en une sauterie intime des plus réussies.
On a beaucoup remarqué la famille Lancebombe et les petits Crapouillot qui n’ont cessé de faire preuve d’une ardeur endiablée.
L’entrain fut tel qu’au matin, messieurs les Boches n’avaient plus ni bras, ni jambes.
UN BEAU SONNET
Il n’est pas rare d’ailleurs de rencontrer, mêlées à des productions de second ordre, des pièces d’une belle tenue littéraire, telle, par exemple, le sonnet qu’on va lire et qui ne serait déplacé dans aucune anthologie :
CROIX-ROUGE
Elle est entrée à la Croix-Rouge pour la guerre,
Et promène, d’un geste aimable et familier,
Dans l’hôpital tout neuf encore, et solitaire,
Son bonnet de dentelle et son frais tablier.
Or, voici que la salle a pris un air sévère.
Les lits se sont emplis de blessés à veiller :
Il faut les arracher au farouche mystère
De la Mort qui les guette au creux de l’oreiller.
La jeune fille alors a changé sa toilette ;
Le bonnet vaporeux est devenu cornette
Et le visage s’est empreint d’austérité.
Ainsi, la Douleur vraie, où sa ferveur s’anime
A transformé – prodige adorable et sublime ! –
La petite mondaine en Sœur de charité !
26 mars 1915.
Pierre CHAPELLE
L’UTILE CENSURE
On sait que les espions allemands recherchent avidement les journaux français des localités voisines de la zone des armées ; ils y puisent parfois – malheureusement – d’utiles renseignements. En voici un récent exemple.
Dans la région de …, un clocher, directement exposé au feu des Allemands, était le seul point d’où il nous fut possible de repérer leurs batteries ; mais, pour cela, il eût fallu grimper au haut de la tour et y séjourner, sans se faire voir. Deux braves y réussirent ; barbouillés de plâtre des pieds à la tête, ils eurent l’héroïque patience de jouer le rôle de statues au sommet du clocher. Grâce à un téléphone de campagne dissimulé sous leur blouse de treillis, ils faisaient connaître à leur chef de section tous les mouvements de l’ennemi que nos obus de 75 décimaient avec une précision impitoyable. Les observateurs allemands avaient beau fouiller de leurs jumelles le clocher à jour, ils n’apercevaient rien de suspect.
Quelques jours s’écoulèrent. Un journal du pays – sans songer à mal – raconta le fait. Le lendemain même, les statues animées furent accueillies par une grêle d’obus et durent abandonner la place. Peu après, on trouvait, sur le cadavre d’un officier allemand, le dernier numéro de la feuille locale ; l’article relatant le stratagème était largement souligné au crayon rouge.
Les « canards des tranchées, » eux, n’ont à se reprocher aucune indiscrétion. Une censure bienveillante, mais minutieuse, ne laisse passer aucun entrefilet capable de fournir à l’ennemi un renseignement, si minime soit-il.
LES AVANTAGES DU « CANARD »
Sur l’immense front qui s’étend de Belfort à Ostende, il se publie, à notre connaissance, une vingtaine de « canards des tranchées » ; quelques-uns sont illustrés : les bibliophiles, avant peu, s’en disputeront à prix d’or les collections. En attendant, ces petites feuilles ont, sur le moral de nos braves poilus, un excellent effet. Elles entretiennent chez eux non seulement l’émulation, mais encore la bonne humeur qui est une des conditions de la santé.
Nos officiers encouragent, de tout leur pouvoir, ces publications et souvent même contribuent généreusement aux premiers frais.
Du côté des Allemands, – ce nous est une satisfaction de le constater, – rien de pareil n’existe ; les soldats détestent leurs officiers ; menés au combat à coups de plat de sabre, ou à coups de botte, enchaînés à leurs mitrailleuses, ils ignorent l’héroïque bonne humeur que dispense à nos braves le « canard des tranchées » et qui réunit les chefs et les soldats dans un même fraternel éclat de rire.
(De l’Information) Gustave LE ROUGE
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(Gustave Le Rouge, in L’Écho d’Alger, journal républicain du matin, quatrième année, n° 1117, mardi 6 avril 1915 ; les illustrations sont extraites de l’album Nos Gosses et la Guerre, dessins de Victor Spahn, texte de Gustave Le Rouge, Paris : Maison de l’Édition, 1915)