Le cercle des connaissances humaines s’est prodigieusement agrandi depuis un siècle. La science s’est mêlée de mille manières à notre existence, et elle a changé la face de la terre. Mais, si l’on additionne toutes les découvertes faites, toutes les applications inventées, tous les « progrès » accomplis jusqu’à ce jour, on reconnaîtra que la vapeur, l’électricité et la microbiologie ensemble n’ont pas modifié la condition des hommes autant que va le faire, sans nul doute, la seule clarté des rayons X. Rien n’a encore paru qui saisisse aussi fortement l’imagination, qui s’accorde aussi justement au sens du merveilleux qui est inné en nous, ni qui nous transporte aussi loin dans le surnaturel. C’est la réalisation, par la physique la plus positive, de l’un de ces vieux rêves que l’humanité forma dès son enfance et que chantèrent les légendes de tous les peuples : posséder le charme qui permet de voir au travers des murailles et de pénétrer les pensées, le charme par qui le regard de l’homme devient égal au regard de Dieu. Ces magiques rayons vont introduire dans l’univers toutes sortes de lumières qui troubleront les esprits et changeront les cœurs. La microbiologie, la vapeur ou l’électricité ne touchaient qu’aux manifestations extérieures de la vie, et n’agissaient sur les âmes que par des conséquences lointaines ; les rayons X, au contraire, atteindront presque immédiatement les âmes elles-mêmes, et la nature elle-même en sera métamorphosée. Nous sommes donc assurés qu’une ère nouvelle de l’histoire du monde s’est ouverte à Würtzbourg, vers le 6 janvier de l’année présente. Pour la désigner, un nom s’offre tout spontanément : L’ÈRE X. Car elle est pleine d’inconnu, et l’on y verra surgir en foule des phénomènes que nous ne soupçonnons même point. Cependant, tout n’y est pas obscur, et l’on peut, dès aujourd’hui, prévoir confusément quel sera, dans ces temps futurs où vivront nos descendants, le sort des êtres et des choses…
C’est vers l’an 1000 de l’ère X. Les générations successives ont infiniment perfectionné l’invention du professeur de Würtzbourg. Les instruments primitifs, incommodes et lents, dont usait ce précurseur, sont remplacés par d’autres, près desquels ils semblent aussi barbares qu’auprès du fusil à répétition la massue de l’homme des cavernes. On connaît qu’il existe diverses espèces de rayons X, spécialement habiles à percer telle ou telle substance, et l’on entend l’art de les employer isolément ou de les combiner à son gré : on pénètre ainsi les corps jusqu’au point précis que l’on a déterminé d’avance, sans jamais rester en-deçà, ni passer au-delà. Plus de ces manipulations interminables, « tirage » ou « développement, » où s’attardait la photographie rudimentaire du dix-neuvième siècle : l’image est tracée et fixée du même coup. Chacun porte avec soi son « appareil X, » délicat, puissant et rapide, enchâssé dans une pomme de canne ou une épingle de cravate ; les femmes ont aussi le leur, qui tient dans le chaton des bagues et le manche des éventails. Devant ces yeux artificiels, plus clairvoyants que les yeux de chair, la matière fond pour ainsi dire et disparaît. Les pierres ont la limpidité de l’eau ; les maisons semblent de verre, et le mur de la vie privée s’évanouit comme un rêve. Même au coin du foyer, portes closes et rideaux baissés, on vit constamment en public, à la merci du voisin malveillant ou du promeneur désœuvré. Les hommes ont le choix entre deux partis : être extrêmement vertueux ou extrêmement hypocrites. Ils prennent généralement le second… Le secret des lettres n’existe plus. Car il n’est pas besoin de soumettre les enveloppes à des fumigations compliquées ; un seul éclair des rayons X suffit pour qu’une police nonchalante découvre les complots les plus souterrains, et pour que d’actifs concierges connaissent par le menu ce qui concerne leurs locataires. Chaque « loge » est un cabinet noir, et, pareillement, tout bureau de poste procure à ses employés une récréation sans cesse renouvelée. Aussi l’on ne s’écrit plus, ou bien l’on s’écrit en chiffres. La cryptographie s’est universellement répandue ; on l’enseigne aux collégiens, et tout, jusqu’aux invitations à dîner, se rédige en hiéroglyphes. Mais l’art de déchiffrer croît en proportion, et l’on ne peut garder en son portefeuille aucune pièce confidentielle. On ne peut non plus la serrer dans un coffre-fort ; car les coffres-forts les plus hermétiques dévoilent leurs mystères au premier venu. On est perpétuellement heurté par la crainte de voir divulguer tout ce qu’on voudrait tenir inconnu. La confiance règne dans le monde… Quelques avantages compensent heureusement ces inconvénients variés. Certaines sciences ont fait de vastes conquêtes. C’est, par exemple, l’âge d’or pour les médecins et les chirurgiens. Leur diagnostic est infaillible et prompt ; leurs remèdes sont sûrs. Ils vous disent tout de suite pourquoi votre fille est muette. Ils distinguent les bacilles au fond des entrailles et des poumons ; ils les pourchassent, les expulsent, les exterminent. Diminuent-ils la souffrance, et font-ils reculer la mort ? C’est une autre affaire. Car les maladies deviennent plus immatérielles à mesure que s’affinent les hommes et la civilisation. Les épidémies ont presque disparu ; la tuberculose n’est plus qu’un souvenir. Seulement, des maux nouveaux ont surgi ; et des névroses infiniment subtiles, insaisissables et meurtrières, ont remplacé les grossières neurasthénies des robustes sauvages que nous sommes…
Les conséquences de cette sorte sont innombrables ; on les aperçoit aisément. Mais il en est d’autres plus graves. Songez que des séries d’instantanés X permettront de photographier, à travers le crâne, les circonvolutions cérébrales vivantes et d’enregistrer leurs mouvements, que des expériences, dont on prévoit dès aujourd’hui la simplicité et la rigueur, révéleront la correspondance établie entre chacun de ces mouvements et chacune de nos émotions ou de nos pensées, et que dès lors on pourra lire, comme en un livre ouvert, au cerveau nu des hommes. Songez que les battements du cœur aussi, visibles sous la transparente poitrine, révéleront les sentiments intimes… Vous rappelez-vous Fantasio, rêvant de connaître les idées du monsieur qui passe ? Ce rêve-là n’aura désormais plus rien de chimérique. Fantasio devinera sans effort les idées saugrenues, ou délicates, ou profondes, du monsieur qui passe. Et cela sera peut-être fort gai pour lui. Mais peut-être seulement. Car il ne s’en tiendra pas là. Il voudra savoir aussi ce que pense l’ami en qui il a foi, la maîtresse qui lui dit : « Je t’aime, » tous les êtres enfin auxquels il se croit cher. Et il verra que ceux-là mêmes qui ne le trompent point ne l’aiment cependant pas comme il s’imagine être aimé ; il verra qu’ils n’aiment jamais qu’eux. Il les verra, non pas traîtres ni méchants, mais médiocres et indifférents, bornés dans leurs joies, dans leurs douleurs et dans leurs affections par un étroit et fatal égoïsme. Et, revenant en son propre cœur, il perdra l’illusion qu’il aime ses semblables, à constater combien ses semblables l’aiment peu… Tous les hommes seront des Fantasios. Ils posséderont la vérité absolue sur l’âme des autres hommes. Ils n’auront aucune des belles incertitudes qui donnent seules quelque prix à l’existence : ni les longues espérances des amants, ni leurs craintes, ni ce doute éternel par quoi se renouvelle l’attrait du « compagnon dont le cœur n’est pas sûr. » L’amour et l’amitié, tout se flétrira entre leurs doigts. La nature humaine, où nous goûtons surtout le mystère infini qui est en elle, n’aura plus de charme pour eux. Ils ne seront plus enivrés, puisque le plaisir de la curiosité est de ne pas savoir et qu’ils sauront tout. Ils en seront d’ailleurs très fiers ; ils mépriseront nos yeux débiles et nos esprits crédules. Mais ils seront plus dignes de pitié que d’envie. Car ils auront la sécheresse et le désenchantement dans le cœur, et dans la bouche le goût de cendre que laisse le fruit de l’arbre de la science. Leur vie sera dépouillée de tout ce qui reste encore à la nôtre de grâce attendrie et voilée. Et, comme ils auront beaucoup moins d’ignorance et d’illusions que nous, ils seront beaucoup plus malheureux.
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(Pierre Lalo, « Au Jour le jour, » in Journal des Débats politiques et littéraires, cent huitième année, n° 33, lundi 3 février 1896 ; cartes postales de la série « Rayon X, » chocolat Saintoin, Orléans, Maison Grondard et Chocolats hygiéniques des pharmaciens français, Paris, Imprimeries M. J. Staerck et J. Charles, c. 1905)