Il y avait du poète dans la nature bonasse et tranquille de Théodule Raboussin, du poète romantique dont les chimères inassouvies se perdent au milieu des comètes, dont l’imagination malade rêve éternellement de jouissances impossibles, de paradis artificiels, de folles soûleries, de haschisch.

Tout ce bric-à-brac d’amour emplissait sa cervelle fêlée. Il savait Baudelaire comme un évangile, de la première à la dernière rime, et il avait lui-même, à ses heures perdues, élucubré un très funèbre livre de sonnets qui était lugubrement intitulé : « Les Salsifis noirs, » et portait en dédicace : « À mes futurs croque-morts ! »

Un soir clair de juin où, dans les tilleuls fleuris, les battements d’ailes des moineaux qui s’endormaient secouaient comme une pluie de parfums, Théodule était né au fond d’une vieille boutique que son père, M. Sextus Raboussin, naturaliste-préparateur, tenait à l’enseigne centenaire du « Pélican qui nourrit ses enfants. » Il avait grandi lentement, dans l’odeur fade des drogues chimiques, parmi les chats empaillés, les serins plantés sur de petits perchoirs peinturlurés de rose, les veaux à deux têtes et tous les phénomènes qui meublaient la devanture.

À dix ans, le petit alla user ses fonds de culotte sur les bancs du collège. Le père Sextus avait une ambition tenace et profonde : faire de son rejeton un bachelier.

Malheureusement, Théodule ne mordait qu’aux vers latins. Les dactyles et les spondées n’avaient aucun secret pour lui, mais il était régulièrement vingt-troisième sur vingt-trois à toutes les compositions. Ce fut en rhétorique que sa vocation s’ébaucha. Un beau jour, il vendit ses livres classiques à un bouquiniste et acheta pour quinze sous un paquet de volumes dépareillés, crasseux, déchirés, ayant roulé de cabinet de lecture en cabinet de lecture. Il se trouvait dans le tas les cinquante premières pages des Contemplations, treize et demie de Gautier et les Fleurs du mal tout entières.

Et, le printemps venu, quand les feuilles vertes tachèrent enfin le bleu pâle du ciel, il se paya de délicieuses écoles buissonnières à travers la campagne. Il partait le ventre sec, dédaigneux des haricots du collège, débraillé, heureux, serrant sous son bras un de ses chers volumes. Il allait droit devant lui, cherchant les sous-bois à peine éclairés d’une pâle lumière verdâtre, où rien ne s’entend plus sous les feuillages que le bruissement perpétuel des cigales, la coulée monotone d’une source qui dégouline goutte à goutte des pierres couvertes de mousse, et parfois un trille fantasque de merle qui se pose un instant et repart à tire-d’aile vers son nid.

Et, dans ce silence de solitude, il déclamait d’une voix sonore. Puis, laissant tomber le livre, feuillets épars, couché sur le dos parmi les hautes herbes, les paupières entrecloses, il rêvassait des choses inconnues, de cet amour infini qui chantait à toutes les pages. Il lui prenait des essors affolés, des besoins d’adoration, d’agenouillement devant une Béatrix fabuleuse qu’il n’aurait pu définir. Il avait soif d’aimer, de savoir le mot de l’énigme, de griser ses lèvres de baisers. Pourtant, les filles qu’il rencontrait, les gamines au nez retroussé, aux yeux effrontés, qui le poussaient du coude dans les rues – à la brune – ne le tentaient pas. L’amour de « tout le monde » ne disait rien à son cœur.

Il souhaitait que son premier baiser restât comme un souvenir inoubliable dans sa vie, que ses premières étreintes eussent quelque chose d’inouï, de pas vécu, de voluptueusement bizarre.

Et, avec une inéluctable obsession, le sonnet étrange de Baudelaire hantait ses songeries. Il s’en rappelait les strophes une à une, et il répétait après son poète :
 

J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante

Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux.
 

                                    . . . . .
 

Parcourir à loisir ses magnifiques formes,

Ramper sur le versant de ses genoux énormes

Et, parfois en été, quand les soleils malsains,
 

Lasse, la font s’étendre à travers la campagne,

Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins,

Comme un hameau paisible au pied d’une montagne.
 

Une géante. Posséder une géante. Quelle vision ! Théodule en perdait le boire et le manger. Il n’en dormait pas et, plus insensible que jamais, il méprisait les autres femmes.
 

*

 

Les géantes ne courent pas les rues, au dix-neuvième siècle. Mais elles veulent bien encore courir les foires. Aussi, l’auteur des Salsifis noirs se consolait-il envoyant poindre au calendrier la date fériée du 15 août.

Il flânait maintenant aux abords du Foirail-aux-Bœufs, la grande place plantée de platanes où les camelots et les saltimbanques dressent leurs baraques bruyantes, chaque année. Il regardait avec une volupté sourde les planches qu’on clouait, les enseignes qu’on lavait, – les larges enseignes enluminées, comme des images d’Épinal, sur lesquelles on voit des monstres et des femelles énormes exhibant leurs mollets aux regards stupéfiés d’un général empanaché et d’une poignée de bourgeois béants. Il regrettait que ses parents eussent autant négligé son éducation artistique, car il se serait volontiers engagé comme tambour soit chez la Belle Auvergnate, soit chez la Belle Circassienne.

Le jour si impatiemment désiré arriva enfin. Après la messe, les baraques s’ouvrirent.

Les cuivres flonflonnèrent. Les chiens hurlèrent. Les pitres s’égosillèrent.

Correctement vêtu, ses cheveux de filasse pommadés et séparés par une raie irréprochable, les doigts gantés, le sourire aux lèvres, et le cœur battant à coups désordonnés, Théodule entra d’abord à la Belle Auvergnate. Elle avait déjà commencé son boniment :

« Mesdames et M’ssieu, je m’appelle Anita ; je suis née, de parents pauvres mais honnêtes, à Saint-Flour. Je suis âgée de vingt ans. Je pèse deux cent cinquante kilos, avec mes certificats. Les personnes de la société qui désireraient toucher peuvent le faire délicatement. »

Théodule s’avança, les joues cramoisies, bouche ouverte. Le mollet blanc, rond, l’attirait, l’enfiévrait de désir. Il allongea ses mains, mais la Belle Auvergnate l’envoya aussitôt pirouetter à deux pas.

« C’est pas pour toi, p’tit, dit-elle. Les gosses qui tètent, ça leur donne des idées ! »

Les spectateurs éclatèrent de rire et Théodule se sauva, tête basse, confus, honteux de son insuccès.

Il erra quelques heures dans la foire, puis, machinalement, ne pouvant plus y résister, il pénétra dans la baraque de la Belle Circassienne.

La géante était toute seule sur son estrade, le corsage déboutonné, et lisait le feuilleton du Petit Journal. Elle n’interrompit même pas sa lecture. Cette indifférence enhardit Théodule. Il ôta poliment son chapeau, se cassa en deux profonds saluts. La Belle Circassienne lisait toujours.

« Madame, » murmura-t-il alors, presque à voix basse.

Elle releva la tête.

« Tiens, tu es encore là, moucheron ! Qu’est-ce qui te gratte ?

– Madame, continua-t-il, je vous aime. Si vous saviez ce que…

– De quoi, de quoi, interrompit-elle. C’est rien farce ! Ça n’a pas deux poils et ça veut séduire une géante !… Veux-tu bien décaniller d’ici, et plus vite que ça !… »

Il eut une peur horrible et sortit en courant.

Elles ne voulaient donc pas de lui, ni les unes, ni les autres. Elles ne consentaient pas à cueillir cet amour en fleur qu’il leur offrait à deux genoux. Les géantes le repoussaient avec un suprême dédain. Des larmes de dépit mouillèrent ses yeux…

Découragé, il allait quitter la foire, lorsqu’il aperçut une nouvelle baraque, sale, loqueteuse, qui semblait se cacher honteusement dans un coin d’ombre. Sur une toile presque effacée par les averses, était écrit en grandes lettres rouges : « NAMOUNA, l’incomparable Espagnole.  »

« Qui sait si celle-là ne sera pas plus clémente ? » pensa Théodule.

Et il jeta ses deux sous au barnum qui sommeillait devant la porte.

Dans la baraque, il fut éloquent, il eut des gestes extasiés, des paroles tellement tendres que l’incomparable Namouna ne put y résister. Mais c’était une femme de poids, et les femmes de poids n’oublient pas les détails vulgaires de la vie, même aux moments les plus pathétiques. Elle lui laissa achever son épithalame, et, quand il eut fini :

« J’veux bien, s’écria-t-elle. Seulement, on paye d’avance.

– On paye ? » fit Théodule inquiet ; et, tortillant son maigre porte-monnaie dans ses poches, il ajouta timidement : « Je n’ai que dix francs…

– Dix ballons ; donne toujours, mon fils. Les petites sources font les grandes rivières. Et viens cette nuit, à une heure… »
 

*

 

Cette nuit, à une heure ! Théodule ne pouvait croire à son bonheur. Son âme débordait de joie. Des frissons secouaient toute sa chair.

Il arriva deux heures à l’avance au rendez-vous et il attendit, cloué à la même place, indifférent à tout ce qu’il entendait.

De-ci, de-là, accroupis sur le sol poussiéreux, les saltimbanques comptaient sou par sou la recette de la soirée. La paix de cette heure tardive devenait si complète qu’au fond d’un jardin voisin, un rossignol recommença ses roulades perlées.

Théodule attendait toujours. Tout à coup, la toile de la baraque se souleva ; la figure flétrie de l’incomparable Namouna apparut dans l’entrebâillement.

« Es-tu là ? demanda-t-elle très bas.

– Oui, madame, depuis deux heures, répondit humblement Théodule.

– Viens vite, dit-elle encore. Mon homme est endormi. »

Il la suivit, confiant, emparadisé ; mais à peine la toile était-elle retombée derrière lui que deux mains vigoureuses le saisirent au collet.

« Ah ! tu veux débaucher ma femme ! » cria une voix éraillée.

Et, pan ! pan ! les coups de trique s’abattirent sur le corps de l’infortuné rhétoricien.

Ils pleuvaient comme une grêle en mare, raclant l’échine, meurtrissant les reins, sonnant sur le crâne.

« Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix ! En voilà pour tes dix ballons, » glapissait le saltimbanque.

Le compte complété, il le jeta dehors d’un vigoureux coup de savate, et, perclus, moulu, éreinté, Théodule eut la cruelle « rancœur » d’entendre l’incomparable Namouna s’esclaffer de rire et se tordre les côtes à ses dépens.
 

*

 

L’aventure guérit Théodule Raboussin à tout jamais des géantes en particulier, de l’amour et des femmes en général. Il se présenta cinq fois au baccalauréat et fut refusé cinq fois avec éloges.

Aujourd’hui, il se console de ses nombreux déboires en étudiant l’anthropologie et un tas de sciences en gie. C’est une façon de savant avorté, aux cols crasseux, couverts de pellicules jaunâtres, aux longs cheveux mal peignés. Il porte des lunettes bleues et ne boutonne pas son gilet.

Et il a remplacé Baudelaire par des in-folio de Cuvier.

L’étude irrésistible des ptérodactyles et des mastodontes antédiluviens lui rappelle peut-être son premier rêve d’amour, le temps où il désirait vivre :
 

Auprès d’une jeune géante,

Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux.

 
 

 

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(René Mazeroy, sous le pseudonyme de « Mora » et le titre « Chroniques amoureuses : Premier début, » in Gil Blas, deuxième année, n° 265, lundi 9 août 1880 ; sous le vrai nom de l’auteur et le titre « La Géante » dans le Fin-de-Siècle, journal littéraire illustré, huitième année, n° 749, jeudi 5 mai 1898. Cette nouvelle a été reprise en volume, sous le pseudonyme de « Mora » et le titre « La Géante, » dans le recueil Les Deux Femmes de Mademoiselle, histoires de garnison, Paris : Victor Havard, 1880. Jean Veber, « Madame Gulliver, » huile sur toile, c. 1897 ; illustration de Jacques Boullaire pour les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, Paris : Éditions de la Pléiade, « Les Chefs-d’œuvre illustrés, » 1929)