Lorsque le baron George remit son ticket au contrôle, les trois augures de la « Boîte au Sel » se regardèrent en… riant.
Mais l’habitué de l’Alcazar Moderne n’y prit point garde, fort occupé qu’il était par de plus graves soucis.
Pourquoi venait-il chaque soir ? ni les contrôleurs, ni les ouvreuses ne le savaient.
Seule, la placeuse du côté pair était sérieusement documentée.
Elle avait remarqué, elle ! qu’à peine assis, le baron George, sans prendre garde à ses voisins ou voisines, sans regarder à la dérobée les « dames » du promenoir, lorsqu’apparaissait, derrière la rampe, le grand carton mentionnant le numéro 18, s’empressait de solliciter le secours d’une lorgnette qu’il ne remettait en son étui qu’une fois le rideau tombé sur le dernier exercice du numéro en question.
Quand l’orchestre attaquait la ritournelle de l’exhibition suivante, le baron George se levait, allait errer dans les coins les plus obscurs de la salle, afin de s’y recueillir… sans doute, puis disparaissait, se mêlant à la foule des spectateurs qui s’en vont « avant la fin » dans le but d’éviter la cohue de la sortie.
Les moins perspicaces des observateurs du baron George avaient deviné qu’il était certainement amoureux pour s’imposer la dure obligation de venir, chaque soir, assister à une tranche de spectacle, toujours la même, puisqu’il venait à la même heure, et qu’il devait connaître évidemment par cœur, jusqu’en ses moindres détails.
Le baron George était, en effet, amoureux.
Amoureux fou du numéro 18.
… Mais qu’était-ce donc ?
On lisait au programme ces simples mots anglais aisément traduisibles :
18. Moto Girl
À ce moment, le rideau se levait sur un décor vague représentant pour les gens à imagination facile et de très bonne volonté, l’atelier d’un tourneur sur bois, fabricant de jouets d’enfants.
Parmi les œuvres du tourneur, se trouvait une poupée dont la taille, peu en proportion avec celle des autres objets, avait la dimension normale d’une personne humaine.
Arc-boutée contre un fauteuil, la poupée se laissait contempler assez longuement par le public.
Sa perruque était blonde ; ses yeux bleu clair, ses pommettes rouges, un peu trop – le carmin avait été dispensé sans modération.
Des manches rigides de sa robe sortaient deux petites mains aux doigts pointus, écartés en éventail.
De beaux mollets fermes et ronds, sculpturaux, étaient moulés dans des bas de soie rose et ses petits pieds, fort aristocratiques, chaussaient des escarpins en peau blanche.
À un moment donné, le « Tourneur sur bois » arrivait, saluait le public, paraissait – pour donner le change – s’occuper uniquement des autres accessoires de sa boutique en toile peinte, puis, lorsque l’attention générale était bien concentrée sur lui, enfonçait brusquement une longue clef d’acier dans les reins de l’infortunée poupée, donnait vivement quelques tours de droite à gauche et… l’automate s’animait, remuait bras et jambes, marchait et inclinait la tête, s’asseyait dans un fauteuil, faisait le simulacre de prendre un repas, chantait, au dessert, un petit air avec une petite voix de crécelle fêlée, puis disparaissait dans la coulisse après avoir, avec son créateur, esquissé quelques pas de valse lente.
On applaudissait à outrance !
Le rideau se levait trois et quatre fois de suite : la moto-girl venait à chaque rappel saluer l’auditoire.
D’aucuns prétendaient qu’elle avait souri… D’autres certifiaient que sa poitrine se soulevait et qu’elle respirait…
Quelques rares naïfs soutenaient en dépit des incrédules que l’automate était réellement une mécanique, mais leur thèse était peu partagée.
Bien entendu, le baron George ne partageait pas cette dernière opinion.
Il savait bien qu’en réalité la poupée vivait, vivait bien ; il suffisait, pour s’en convaincre, de l’observer un peu fréquemment…
Une émouvante alerte, un soir, se produisit.
Quelques flammèches roussies tombèrent du cintre. L’âcre odeur du brûlé saisit à la gorge acteurs et spectateurs… Des bouches du calorifère, une épaisse fumée monta sous les fauteuils, embrumant la salle.
Le feu !
Une panique éclata, d’autant plus grave que la lumière venait de s’éteindre.
Malgré les objurgations du régisseur qui, de la scène, s’époumonait à crier que l’on avait éteint « exprès » pour éviter la propagation de l’incendie, il y eut des bagarres regrettables, des femmes bousculées, des gens renversés. On s’écrasa vers la sortie. Plusieurs personnes sautèrent sur la scène.
L’accident venait justement de se produire au moment où la Moto-Girl allait faire son apparition.
Enjamber les deux rangs de fauteuil qui se trouvaient devant lui, franchir vivement l’orchestre, en piétinant sans vergogne pupitres, contrebasses et cornets à piston, se hisser sur le « plateau » et courir, dans la coulisse à droite de la scène où se trouvait la Moto-Girl, fut, pour le baron George, l’affaire d’un instant, exécutant en un clin d’œil ce plan, spontanément conçu, combiné dans une poussée irréfléchie, irraisonnée, d’amour et de dévouement.
Dans la mi-obscurité des dégagements, encore vaguement éclairés par de rares lampes fumeuses, dites « de secours, » le baron George s’empara de l’objet de ses ardents désirs.
La femme automate s’abandonna, inanimée, à lui, froide, rigide… évanouie sans doute ??
Le hasard qui le mit en présence d’un couloir étroit, qui le fit le suivre, monter quelques marches, en descendre quelques autres, permit au baron d’échapper, avec son précieux fardeau, aux flammes qui, malgré l’optimisme du régisseur, se déclaraient de plus en plus inquiétantes, s’accroissant de terrible et dangereuse manière.
« Cocher ! au galop, 312, avenue de Messine ! » cria-t-il en s’engouffrant dans un fiacre avec la compagne inconnue, mais aimée d’un fol amour, que lui livrait inopinément le tragique événement dont tous deux auraient si bien pu être victimes.
La « poupée » demeurait inerte, calée dans le coin de la voiture.
L’émotion, le désarroi dans lequel il se trouvait, empêchèrent le baron George d’apprécier comme il eût convenu certains détails étranges, tels que la dureté des doigts gantés de la Moto-Girl, bien qu’il lui frappât dans les mains pour ranimer ses sens…
Avec d’infinies précautions, le baron George descendit son précieux fardeau devant la porte du rez-de-chaussée qu’il occupait avenue de Messine.
Entré chez lui, il déposa sur son lit l’être immobile qu’il avait ramené.
Tournant le commutateur, il inonda la pièce d’un flot de lumière blanche.
Horreur ! la robe épaisse et matelassée de la Moto-Girl, entrouverte sur sa poitrine, laissait voir… toute une série de rouages mécaniques, un complexe enchevêtrement de roues dentées, de balanciers, de ressorts en spirales, de tiges d’acier, de rondelles en bois !
*
L’incendie de l’Alcazar Moderne fut moins grave qu’on aurait pu le croire un moment. Si l’établissement fut détruit entièrement, si les journaux racontèrent d’abord qu’une artiste avait été brûlée et que son cadavre était resté introuvable, le fait fut démenti par la suite et l’on affirma qu’aucun accident de personne ne s’était produit.
Le baron George qui, depuis la nuit tragique, était devenu taciturne et sujet à la neurasthénie, resta cependant convaincu qu’un irréparable malheur s’était produit.
Il existait, d’après lui, deux Moto-Girls :
Une, vivante, qui, à un moment donné, se substituait adroitement à l’autre.
Puis celle qu’il avait enlevée.
La première avait dû périr tandis qu’il sauvait la seconde ! Mais il n’a jamais pu savoir si cette explication était juste, car l’imprésario de son idole défunte disparut de la capitale et l’automate est le seul souvenir qu’il ait gardé de son rêve évanoui.
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(Anonyme, in L’Événement, trente-troisième année, n° 11348, lundi 11 avril 1904 ; repris sous le titre : « L’Automate, » « Conte du lundi, » in Paris, journal politique et littéraire du soir, vingt-sixième année, lundi 11 et mardi 12 avril 1904 ; « Conte du lundi, » in La France, quarante-troisième année, mardi 12 avril 1904 ; in Le Grand National, journal quotidien politique, économique et littéraire, troisième année, n° 82, mercredi 13 avril 1904 ; in Le Libéral quotidien, politique absolument indépendant, vingt-sixième année, mercredi 13 avril 1904 ; sous le titre : « La Poupée » et avec le nom de l’auteur : Pierre Souvestre, in Comœdia, première année, n° 24, jeudi 24 octobre 1907. Giorgio de Chirico, « Archeologi, » huile sur toile, 1961 ; René Magritte, « Le Double Secret, » huile sur toile, 1927)