Un manuscrit m’est tombé sous la main, par hasard. C’est une anticipation. La voici :
 

Ceci se passe en l’an 1980. La science, mettant à profit les découvertes sensationnelles des récentes années, accomplit des pas de géant. Ainsi, chacun peut, à l’aide d’un dispositif particulièrement ingénieux, accrocher contre ses omoplates deux ailes de plumes, semblables à celles que l’on voit aux anges sur les images saintes. Ces ailes se plient et se déploient avec une perfection telle qu’il devient loisible de s’élever sans difficulté dans les airs, de régler son ascension, d’aller en ligne droite d’un point à un autre, de franchir fleuves et montagnes comme les oiseaux ; le corps du voyageur étant, au préalable, rendu léger par une méthode dernier cri, qui ôte son poids à la matière.

Et que d’autres merveilles ! La télévision est de pratique courante et le moment vient où l’on pourra lire dans la pensée humaine comme en un livre ouvert.

Ces temps préparent-ils une ère de bonheur général ? Il est permis d’émettre quelque doute… En tout cas, c’est ainsi !

Or, dans une petite ville de province, paisible et encore réfractaire au progrès, vivait, retiré, un vieux savant, que ses concitoyens – troublés par son allure étrange, par les recherches qu’il poursuivait à l’aide d’instruments inattendus et qui les effrayaient – avaient baptisé : le magicien.

Lui, n’en avait cure, préoccupé seulement de ses alambics, du feu de sa forge, des mystérieux composés chimiques dont il attendait les réactions. En réalité, il s’appelait : Herne. Il n’avait, pour le rattacher au monde que la présence d’une ravissante jeune fille, sa nièce Lucile, enfant d’une sœur très aimée et morte en lui donnant le jour. Sortie de pension depuis peu, accomplie et simple, Lucile faisait la joie de ses yeux.

Le savant avait encore un aide, Criquet, plein de respect et de dévouement. Bossu et recueilli par charité, le maître l’avait initié à ses travaux, enchanté de rencontrer tant d’intelligence chez un être difforme. Herne, ce soir-là, l’œil brillant, disait :

« Criquet, vois-tu, mes vieux os frémissent d’allégresse… Je tiens mon automate ! »

L’autre, tremblant, balbutia :

« Comment ?… vous l’avez… réalisé…

–Oui… ma formule était bonne ! Je vais révolutionner le monde… Je vais… mais attends, viens ! »

Prenant Criquet par la main, il le conduisit dans un réduit secret du laboratoire où personne, jamais, n’avait mis le pied.

« Regarde ! » fit-il. Dressé devant le bossu émerveillé, un homme d’acier, splendide, musclé, avançait, faisait des gestes, reculait, obéissant aux ordres du maître transmis sans paroles sous le seul effet de la volonté. Il expliqua :

« Tu vois ! J’ai réussi à mettre au point cette œuvre formidable qui fut la passion de ma vie ! Sous l’action des fluides que dégage tout corps humain vivant, cet être artificiel, cette mécanique va se mouvoir et accomplir, comme n’importe qui, n’importe quelle besogne ! 

– Va… ordonne ! » fit-il encore.

Criquet, sidéré, n’eut pas le temps de transmettre l’ordre à haute voix. Sitôt pensé, l’automate approchait, lui ôtait son veston, le saluait et regagnait sa place.

« Merveilleux ! » s’écria-t-il, impressionné par la sensation étrange de cette main d’acier qui l’avait glacé en le frôlant.

Alors, la folie du succès montant au cerveau du savant, Herne se mit à clamer :

« J’aurai à mon service des escouades d’hommes d’acier… Je serai roi ! Je serai le maître du monde ! »

Puis, emporté par son délire orgueilleux, il referma la porte du réduit secret, entraîna le bossu au-dehors, où, dans le crépuscule, ses bras décharnés arrondissaient des signes cabalistiques.

« Deviendrait-il dangereux, ce vieux fou ? » grommelèrent des passants.
 

*

 

Herne ne vivait plus que pour son automate. Sa nièce, inquiète, le questionnait, mais, perdu dans ses calculs, il ne faisait que répéter :

« Patience, petite… tu verras ! »

Car, avant de rendre la découverte publique, Herne voulait connaître exactement le parti à tirer de cette mécanique de métal, si parfaitement organisée qu’elle remplaçait un serviteur humain, à la condition, cependant, que quelqu’un se trouvât là pour lui suggérer ce qu’il fallait faire. Herne aurait aimé que sa prodigieuse machine prît de l’initiative. Il voulait, à présent, lui donner un cerveau. Alors, comme un chirurgien taille dans une chair d’homme, il lui greffa un cerveau de bronze ! Les résultats furent satisfaisants. L’automate avait des mouvements plus souples. Criquet osa suggérer :

« Ne craignez-vous rien ? Qui sait quelles idées s’agiteront dans une créature de cette sorte ? »

On en eut la révélation une nuit que tout semblait reposer dans la petite ville.

Lucile mourrait d’envie de contempler cet automate dont son oncle parlait comme d’une merveille. Toutefois, Herne, jusqu’alors, ne lui en avait point encore accordé la permission. Ce jour-là, par inadvertance, le savant laissa la clé sur la porte du réduit secret, lorsque Lucile vint, comme à l’ordinaire, le chercher pour dîner. Puis, fatigue ou faiblesse momentanée, il ne pensa pas à cette clé de toute la soirée et, tranquille, s’en fut dormir. Quand, dans la chambre voisine de la sienne, un léger ronflement eut rassuré sa nièce, elle se leva et, sur la pointe des pieds, sans bruit, se rendit au laboratoire, qui aimantait si fort sa curiosité.

Errant dans l’ombre, quelqu’un l’avait vue : Criquet, amoureux fou de la jeune fille et n’osant le dire, qui promenait sous la lune, avec sa bosse, son désespoir d’amour ! Intrigué, il la suivit, sans qu’elle s’en doutât. Lucile, maintenant, fouillait d’une main fébrile la serrure qui grinça : un déclic, crac, la porte s’écartait et, dans la pénombre, elle entrevit la « chose » qui scintillait.

Elle donna aussitôt la lumière et son cœur eut un élan d’admiration pour l’ouvrage de son oncle. Ses mains se joignirent, ses yeux brillèrent, son front se nimba de ferveur.

« Qu’elle est belle ainsi ! » songeait Criquet, tapi dans un coin noir.

Fut-ce l’adoration du pauvre bossu qui déclencha les réflexes de l’automate ?

Soudain, on vit celui-ci s’avancer, les bras tendus, vers Lucile dont le regard prenait une expression d’effroi. Puis, d’un geste brusque, l’automate la saisit, cherchant à la presser contre sa poitrine…

Alors, ce fut rapide ! D’un bond, Criquet intervint, tenta de basculer l’homme d’acier, mais celui-ci, furieux sans doute – jaloux, peut-être ! – se retourna, prit à la gorge le bossu et, de ses doigts d’acier… devant la jeune fille horrifiée, serra, serra !

Un long cri retentit, lugubre, dans la nuit, qui réveilla Herne. En un éclair, sa fatale omission lui traversa l’esprit :

« La clé du réduit secret ! Mon Dieu… qu’est-il arrivé ? »

Il s’élança, de toute la vitesse de ses vieilles jambes et il découvrit sa nièce évanouie, auprès du cadavre du malheureux Criquet, tandis que l’automate, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, semblait ricaner encore d’un rire sardonique et cruel !

Alors, fou de rage, le savant s’écria :

« À quoi bon te donner l’intelligence et la vie, si tu t’en sers pour le crime ! »

Et, prenant une pastille explosible, il la mit dans l’oreille de l’automate. Deux minutes après, sa merveilleuse machine était réduite en morceaux !
 
 

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(Jacqueline Dornier, « Conte du Petit Provençal, » in Le Petit Provençal, organe de la démocratie du Sud-Est, cinquante-huitième année, n° 20598, mardi 4 juillet 1933 ; illustration extraite du magazine Every Boy’s Weekly, 1932)