« De bonnes gens, mais de fameux originaux ! » disaient les voisins lorsqu’ils parlaient du ménage Brillois, depuis peu installé dans la ville.

C’étaient deux petits vieux proprets, aux façons polies, aux visages sans trop de rides, malgré l’âge pourtant venu.

Ils s’étaient mariés sur le tard, racontait-on, et on ne leur connaissait pas de famille. Lui était un bureaucrate retraité. Elle, une ancienne brodeuse. Ils avaient un avoir modeste qui leur permettait tout juste de vivre dans ce chef-lieu de canton, en une maison nette très simple, riche simplement de rosiers grimpants.

À la vérité, on ne savait pas grand-chose de leur existence quotidienne, qui semblait même toute menue. Les commères s’en inquiétaient et, sur le pas des portes, le soir, les époux Brillois étaient un sujet de conversation.

« C’est singulier de rester ainsi à l’écart ! – On les voit à peine ! – La factrice a dépeint la salle à manger !

– Je crois qu’ils ne s’y tiennent guère !

– On dirait qu’ils vivent dans la pièce du fond, une chambre toute grise, a raconté l’ancien locataire, une chambre dont les volets sont toujours poussés ! – Qu’en faut-il penser ? – À cet âge-là, faire du mystère ! — Ils ont l’air pourtant de bien s’aimer… »

Ils n’avaient pas caché, en effet, leur grande tendresse, malgré la soixantaine sonnée. S’ils ne s’étaient mariés qu’au soir de leur vie, ils avaient dû le faire d’un bien bon accord, peut-être à la suite de quelque autre mariage gâché.

« C’est dommage, tout de même, ronchonnait-on, de les voir s’enfermer sans cesse. Cette chambre grise a du mystère. »

Et les voisines épluchaient, curieuses, ces deux vies si claires.

La grosse femme d’en face, à force d’épier, constata qu’ils faisaient souvent ample cueillette de leurs roses grimpantes. On ne voyait pas ces fleurs dans la cuisine ni dans la salle d’entrée. Sûrement qu’elles ornaient la fameuse pièce qui ne s’ouvrait jamais aux gens du dehors.

Un jour que les Brillois étaient en promenade, des mains indiscrètes écartèrent les volets mal clos, et l’on put voir en surprise :

Une chambre aux papiers gris, en effet, mais remplie de mousseline blanche, comme le sont les chambres d’enfant. Un petit lit d’enfant, en effet, avec des draps blancs. Sur des meubles, des vêtements du premier âge et aussi des poupées, des jouets.

Tout autour, dans des vases, une floraison…

« Quelque enfant caché, bien sûr !

– Mais personne ne l’a vu jamais vu !… »

Vous pensez si les langues allèrent bon train dans tout le village. On ne parla plus que de la chambre grise qui ne livrait pas son secret.

M. Le Maire lui-même fut prévenu et, avec précaution, il vint risquer un coup d’œil sous les persiennes, pendant que le ménage était à la messe.

« Pourquoi, dit-il, chercher si loin ?… Ces gens ont perdu un enfant, sans doute, dont ils gardent, en cette chambre fermée, des reliques. Ces roses en sont la preuve… Ils enveloppent de douceur ces souvenirs ! »

Alors, les commères firent des calculs… Les Brillois, on le savait bien, s’étaient mariés sur le tard. Ils n’avaient pu avoir d’enfant et, s’ils en avaient eu de quelque manière, ils ne l’auraient pas caché ainsi.

Une faute, peut-être, mais alors, combien ancienne…

Le mystère n’était pas percé encore, et de mauvaises pensées venaient sur cette surprenante chambre grise, toute pleine d’un enfant fantôme.

Or, j’ai pénétré ce secret – bien simple – un jour que le hasard fit de moi l’hôte de ces deux vieux. Un ami commun m’avait chargé d’une commission. Ils m’accueillirent cordialement.

J’étais, par des gens de la localité, au courant de ces bruits énigmatiques que l’on faisait courir sur eux. J’obtins, non sans quelques difficultés, de visiter cette pièce du fond de leur maisonnette, et j’aperçus à mon tour, bien rangées au milieu de roses fraîchement renouvelées, des petites affaires d’enfant.

« Un être cher ? interrogeai-je.

– Oui.

– Vous vivez avec son souvenir ?

– Nous vivons avec sa pensée.

– Permettez que je voie son image ! »

Alors, les deux vieux me dirent en hochant la tête :

« Il n’y a pas d’image !

– Pourquoi ? »

Ils hésitaient…

« Parce que cet enfant n’a pas existé.

– Alors ?

– Alors, ce n’est que son illusion. L’illusion de ce qui aurait pu être et de ce qui aurait été béni. »

Je ne pouvais qu’être ému par cette tendresse, hélas ! vaine, de ces deux êtres rapprochés.

« Mais, si je suis bien informé… vous êtes mariés depuis assez peu de temps ?

– Six ans, pas plus… Nous avons eu chacun nos vies. Des vies qui n’ont pas été heureuses… à la suite de mariages de raison imposés par nos familles.

– Vous vous connaissiez donc autrefois ?…

– Oui, nous nous connaissions ! »

Et je compris tout le mystère.

Ces deux êtres s’étaient aimés, mais ils n’avaient pu être l’un à l’autre.

Chacun était parti de son côté.

Au bout de la route, une route pareillement rude, ils s’étaient retrouvés, au soir.

Et, en se blottissant pour vieillir ensemble, dans la petite maison, ils avaient eu l’attendrissement de donner un cadre, non pas à un souvenir… mais à un ancien rêve, le rêve le plus cher qu’ils avaient fait, dans le lointain de leur amour.
 
 

 

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(Henry de Forge, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarante-deuxième année, n° 13344, samedi 5 septembre 1925 ; « Causerie du dimanche, » in Grand Écho du Nord de la France, cent-neuvième année, n° 45, dimanche 14 février 1926 ; in L’Éclaireur du dimanche, mondain, théâtral, sportif, septième année, n° 298, dimanche 25 juillet 1926 ; in La Gironde, hebdomadaire illustré du Sud-Ouest, soixante-dix-huitième année, nouvelle série, n° 160, 1er décembre 1929 ; « Contes et nouvelles, » in Le Populaire, quotidien du Parti socialiste (S.F.I.O.), quinzième année, n° 3256, jeudi 7 janvier 1932 ; « Conte du Petit Provençal, » in Le Petit Provençal, organe de la démocratie du Sud-Est, cinquante-septième année, n° 20310, lundi 19 septembre 1932 ; « Les Contes de l’Ami du peuple, » in L’Ami du peuple, grand quotidien de doctrine politique et d’information, huitième année, n° 2705, mercredi 2 octobre 1935 ; « Conte du Courrier, » in Le Courrier de Saône-et-Loire, quotidien républicain du matin, cent-quatrième année, n° 31387, jeudi 10 octobre 1935 ; « Nos Contes, » in Le Petit Marseillais, soixante-et-onzième année, n° 25599, mercredi 27 juillet 1938 ; Léon Spilliaert, « Les Trois Poupées, » gouache et aquarelle ; lavis, 1934)