Il arrive que l’on fasse parfois, en littérature, des rencontres assez inattendues ; c’est le cas pour ce recueil suisse de 1923, intitulé Pour nos petits frères russes ! qui a connu également une édition en allemand. Réuni par Marguerite E. Bienz, sa publication était destinée à récolter des fonds pour lutter contre la famine en Russie.

Le Comité international de patronage comporte quelques membres prestigieux : le professeur Albert Einstein pour l’Allemagne, Camille Flammarion pour la France, Sigmund Freud pour l’Autriche et H. G. Wells pour l’Angleterre.

Parmi les auteurs figurant au sommaire, on peut relever des contributions d’Henri Barbusse, Neel Doff, Camille Flammarion, Hugo von Hofmannsthal, Francis Jammes, Selma Lagerlöf, Frans Maaserel, Georges Duhamel, Stefan Zweig, Giovanni Papini, Charles Vildrac, Knut Hamsun, Romain Rolland, Steinlen, Arthur Schnitzler ou encore Hanns Heinz Ewers, dont nous reproduisons le poème ci-dessous.
 

MONSIEUR N

 

 

PRÉFACE

 

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La famine qui ravage actuellement la Russie, et tout particulièrement sa partie la plus fertile, est la plus terrible catastrophe de ce genre que les annales humaines aient jamais enregistrée. Il y a déjà eu de terribles famines dans d’autres parties du monde, ainsi dans l’Inde, en Chine, mais elles ne sont nullement comparables à celle qui s’est abattue sur la vallée du Volga et de l’Ukraine, ces immenses greniers de la Russie et de l’Europe où une population de plus de quarante millions reste sans les moindres ressources en vivres. Or, ce territoire se trouve sur le seuil de la civilisation occidentale, à quelques centaines de milles de contrées où l’on trouve tout ce qui pourrait sauver ces gens de l’agonie, ne serait-ce que l’argent nécessaire pour le faire.

Je voudrais que les Européens comprissent réellement la situation. Je voudrais qu’ils saisissent la tragédie humaine qui en résulte. Il n’existe que peu de contrées où ces faits aient été compris dans toute leur étendue et où l’élan de charité pour soutenir les organisations à l’œuvre ait été magnifique.

Je voudrais que l’opinion publique comprît partout combien la misère est criante et par quelle angoisse et torture un peuple civilisé de l’occident a dû passer pour rendre possible les horreurs que nous avons vues en Russie. Le commerce des cadavres humains, la vente publique sur le marché des villes de chair humaine salée, l’assassinat de bébés par leur mère, par leurs frères aînés et leurs sœurs, ce ne sont pas des histoires inventées pour la presse, mais la terrible vérité. Ces choses-là se sont passées et se passent encore dans beaucoup de villages frappés par la famine.

Nous considérons donc comme notre devoir sacré de faire tous les efforts pour faire connaître à toutes les nations du monde la vérité sur ce qui se passe dans les districts ravagés par la famine. C’est notre devoir d’en appeler continuellement au sentiment universel d’humanité et d’amour. C’est encore notre devoir de rassembler de toute part les dons qui pourraient être faits par leurs frères, les hommes des autres pays, pour sauver les Russes qui sont à l’agonie. C’est également de notre devoir de faire tout notre possible pour soulever l’opinion publique afin d’arriver à un grand effort financier public et bien coordonné pour arrêter la famine et la marche dévastatrice de la mort.

Ce livre, offert maintenant au public, est un recueil de dons faits par les plus illustres auteurs et artistes de l’Europe occidentale pour les enfants mourant de faim en Russie. J’aime à penser qu’on l’accueillera de façon à rendre son résultat pratique digne des efforts généreux de ceux qui ont contribué à un effort commun dans une grande cause urgente.
 

Fridtjof Nansen

 
 

 

UN ROMAN EN QUATRE CHAPITRES

 

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I

 

Quand Puella alla chez lui, on la prévint.

« N’y va pas, lui dit-on, tu en mourras !

– Alors j’ai vécu, » répliqua Puella.
 

II

 

F. B. (1) s’agenouilla devant elle et dit : « Tu es comme Dieu !

– Qui est Dieu ? » demanda Puella.

Il rit, puis déclama :

« Je sais que, sans moi, Dieu vivre ne peut mie… Si je retombe au néant, il lui faut d’effroi rendre l’esprit !

– Alors il me faut mourir ! » dit Puella.
 

III

 

F. B. était au bord du lac où s’inclinait un buisson de roses.

« Pourquoi pleures-tu ? » demanda la rose rouge.

Il dit : « Parce que je ne t’aime pas !

– Et qui aimes-tu ? » demanda la rose rouge.

Alors il dit : « Ton image… au fond des eaux. »
 

IV

 

Quand Puella mourut, on lui demanda ce qu’elle voulait devenir.

« Le violet dans la soie ! répondit Puella.

– Et pourquoi cela ? lui demanda-t-on.

– Le violet dans la soie ! reprit Puella ; ainsi je serai… ce qui chantait en lui. »
 
 

Hanns Heinz Ewers,

Berlin 1922
 

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(1) Sous ces initiales, le lecteur aura reconnu Frank Braun, le double tutélaire de H. H. Ewers.
 
 

 

 

 

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Hanns Heinz Ewers, « Ein Roman in vier Kapiteln, » in Der Querschnitt, n° 2, 1922