« Oh… Oh ! »

D’un bon souple de panthère, l’un des nègres caraïbes sauta sur le rivage et maintint l’avant de la pirogue.

L’embarcation se plaqua à la berge, échappant à l’emprise tourbillonnante des eaux, irisées par les rayons obliques du soleil couchant.

« Allons, vieux ! jetait Carlos, il faut essayer de te remuer. Nous allons camper là, sur une piste qui débouche. »

Raymond Delval, étendu sur le fond plat, restait sourd aux objurgations de son compagnon ; ses membres, posés à l’abandon, semblaient disloqués et son visage était blême. Les trois indigènes complétant le groupe le soulevèrent et débarquèrent avec leur fardeau.

Depuis l’étape de Quito, le jeune homme grelottait de fièvre. Pressé d’atteindre la forêt vierge, il avait tenu, malgré son état, à avancer, avancer quand même ; d’abord balancé en filanzane ; puis, à l’abord du fleuve, où le second blanc abandonnait son cheval, la navigation hâtive avait commencé.

L’expédition avait été minutieusement préparée ; elle était calquée sur le parcours d’un voyage antérieur, à peine vieux d’un an, auquel Raymond avait pris part. Il était à cette époque dans toute l’ardeur des illusions juvéniles, alors que maintenant son front dégarni et ses yeux au regard trop fixe lui donnaient un aspect de malade sénile.

Carlos Rodez s’était laissé persuader par lui et l’accompagnait dans cette entreprise présumée dangereuse à plus d’un juste titre. Partis en premier lieu de Guayaquil, les deux amis avaient suivi l’itinéraire tracé vers la route du Nord pour, après Quito, redescendre au Sud et atteindre l’Amazone à son étal, laissant en amont ses chutes échevelées en rapides, et ils filaient sur l’eau à bonne vitesse, depuis trois jours déjà.

Bien que natif de l’Équateur, Carlos ne connaissait que par ouï-dire les régions fameuses et luxuriantes où gîtent encore les Jivaros, Botocudos et autres tribus sauvages, naguère cannibales. Il avait cédé à la curiosité de visiter ces contrées.

Quant à Raymond, le sentiment qui le poussait était d’ordre essentiellement passionnel. Il était possédé du désir farouche de retrouver une femme disparue dans la jungle.

Les porteurs lui arrachèrent un gémissement en le déposant à terre, sur des feuilles de jeunes fougères déjà gigantesques.

Carabine au poing, escorté d’un seul nègre qui affirmait connaître les parages, Carlos Rodez s’enfonça sous la voûte épaisse de la piste ; quelques coups de machette sur les tresses de lianes dégageaient le passage dans ce tunnel de verdure. Le jeune homme tenait à déceler toute trace d’êtres vivants que pouvait cacher la forêt, afin de prévenir des attaques possibles.

Pièges humains, dangers animaux, tout était à redouter dans l’immense domaine vert où, seule, la loi du plus fort ou du plus malin… est en vigueur.

Paradis infernal où faune et flore sont suprêmement belles, puissantes, bien nourries, et où chaque individu de l’une et l’autre espèce ne connaît qu’un risque : celui d’être mangé !

Une cabane, faite de troncs d’arbres et de palmes, surgit à la vue de l’explorateur. Avec une extrême prudence, il approcha de l’habitation rustique. Son cœur battait à coups rudes dans ce premier contact avec les mystères de la forêt indomptée.

La hutte était vide. Des cendres froides restaient sous de grosses pierres dressées en foyers. Dans les coins obscurs pendaient d’informes objets, totems ou défroques.

Tranquillisé par l’abandon manifeste dans lequel se trouvait l’abri, le jeune Équatorien ordonna au nègre :

« Va chercher les autres. Nous passerons la nuit ici. »

Raymond, étendu sur un lit de branchages et de mousse, rejeta la goyave juteuse que Carlos approchait de ses lèvres. Ses dents s’entrechoquaient dans un bruit de danse macabre. Il délirait :

« Martine ! Martine, pourquoi t’être enfuie avec lui ?… »

Son compagnon tentait de le calmer. Il savait qu’un soir, au cours de ce fameux premier voyage, Raymond Delval, de retour de la chasse, avait trouvé le camp vide : Martine et leur troisième compagnon avaient disparu, avec bagages et escorte. Aucune trace d’eux n’était restée.

« Elle ne t’a certainement pas abandonné de son propre gré. Peut-être ont-ils dû échapper à une poursuite, chassés eux-mêmes par des hommes ou par des bêtes, sans pouvoir t’attendre… ni te prévenir. Nous la retrouverons… »

Les yeux hallucinés de Raymond le fixaient.

« Et lui, je le tuerai ! »
 
 

 

Carlos sentait un malaise le pénétrer lentement. L’état fébrile de son ami l’inquiétait, lui donnait une sourde appréhension qu’il ne parvenait pas à vaincre. Il était troublé aussi par les ombres qui valsaient autour de lui. Les nègres avaient allumé un feu dehors et son rougoiement s’infiltrait en rayons fulgurants à travers les larges nervures dentelées des palmes.

La nuit était tombée subitement, amenant une trêve aux bruits de la fin du jour dans la jungle frémissante. Un silence, plein de promesse de repos, entourait le campement, avant que ne commence la vie à pas feutrés des animaux nocturnes. L’apaisement salutaire envahissait la cabane.

Des cris stridents et furieux retentirent soudain, plaquant un frisson sur l’échine de Carlos : des hurlements de singes, perchés dans les arbres et que la présence des hommes troublait dans leurs quiètes habitudes. Pour se venger, les quadrumanes s’étaient suspendus aux branches par leur queue prenante et secouaient violemment le sommet feuillu de la paillote, bondissant de tout le poids de leur corps sur la toiture légère.

Le malade eut un rire de dément :

« Criailleries et jeux de nos demi-frères ! Les Indiens qui vivent par là sont plus cruels qu’eux. »

Se tournant vers Rodez, il lui affirmait, avec une exquise sollicitude :

« Si un Jivaro t’apercevait, mon vieux Carlos, ta belle tête serait vite réduite en boule rabougrie. »

L’interpellé souhaita avoir à son tour la fièvre pour échapper à la faculté de penser froidement. Il eût préféré ne pas être amené à se remémorer la passion des peuplades de l’Amazonie, collectionneuses de têtes humaines qu’elles transforment, par différents procédés fort discutés des civilisés, en une réduction de moitié de leur volume.

Le jacassement des porteurs caraïbes, qui palabraient avant de dormir, agaçait Carlos. Il faillit se lever de son siège rudimentaire pour aller interrompre le bavardage ; se ravisant à temps, il évita de s’attirer l’animosité sournoise des indigènes. Il était exaspéré par l’ambiance lourde d’inconnu. Ses oreilles bourdonnantes lui faisaient croire à des sourds roulements de tam-tam bien rythmés.

Un remède administré à son compagnon opérait par réaction rapide. À l’état morbide et veule succédait une volubilité de langage très lucide, débité sur un ton monocorde qui ajoutait à l’énervement de l’auditeur forcé.

« Les indiens te couperaient d’abord très proprement le cou pour que la peau ne soit pas abîmée et forme un bord parfait. Ton crâne serait vidé ; plus de matière grise pour te tarauder de soucis ; puis, les paupières et les lèvres étant cousues de paille, il serait bourré de sable bien chaud. Tes longs cheveux ondés feraient merveilles pour suspendre ta tête en trophée, après qu’elle serait restée le temps voulu au contact de pierres brûlantes, devenant petite, de plus en plus petite, ratatinée, racornie, comme la peau de chagrin. »

Et il riait de façon stupide en promenant son regard sur le visage de Carlos, comme s’il le voyait déjà transformé en « chanchas. »

Furieux de sentir monter en lui une peur irraisonnée, Rodez cria :

« Tais-toi, mais tais-toi donc… Et dors ! »

Pour lui-même, il chercha dans sa trousse un soporifique et ne l’avala pas, car il venait de se représenter, bien qu’improbable, une attaque possible des terribles « coupeurs de têtes. »

« Per Dios… Mieux vaut ne pas dormir… et se défendre ! »

Cependant, il voulut s’allonger pour détendre ses membres.

Carlos arrangea en litière un amas de feuilles tombées de la toiture secouée par les singes et repoussa du pied la chose ronde qui le gênait.

Il essaya de somnoler dans le silence à peine bruissant de la nuit. Si profond ce silence, que devint perceptible un lent frôlement de satin sur l’écorce du pilier central. Sans oser bouger, l’explorateur tourna les yeux vers le point d’où provenait ce tressaillement spasmodique dont son corps fut paralysé en un bloc : tel un film de cauchemar, se déroulaient devant lui les lourds anneaux d’un boa constrictor qui, à son heure accoutumée, rampait hors de la cabane, vers le lieu choisi pour la chasse aux gros rongeurs.

Une sueur froide envahissait Carlos ; un long temps après la disparition du reptile, il reprit usage de ses facultés. La sécheresse extrême de sa gorge provoquait une souffrance physique qu’il ne pouvait plus supporter. Il chercha sa gourde et mit la main sur une araignée monstrueuse.

Raymond, se retournant d’un mouvement vif sur sa couche, le fit sursauter nerveusement, le tirant du dégoût dans lequel il était pétrifié à nouveau.

Le malade reprenait son monologue, appelant maintenant à lui des souvenirs sentimentaux :

« Elle est si belle, ma petite Martine. Et courageuse : voulant compléter sur place ses études ethnographiques comparatives. C’est pour cela que nous sommes venus de si loin, de la France… On nous avait envoyés tous les trois en mission… Mais c’est moi qu’elle aime, j’en suis sûr… »

Une onde de tendresse irradiait le pauvre visage de Raymond.

« … Elle a une drôle de petite cicatrice au milieu du front, qui la fait ressembler à une femme arabe… »

Une boule baroque, cette chose ronde que Carlos avait rejetée du pied, se trouvait avoir roulé entre les jeunes gens. Le feu entretenu laissait toujours percer des raies de lumière fantastique, illuminant tout d’éclairs brefs.

Les yeux de Carlos s’agrandirent soudain dans une épouvante horrible. Là, au centre de la boule ivoirine… maculée… cette tache entre des yeux fermés… Une trace, comme la marque musulmane que les femmes portent sur le front…

La psalmodie amoureuse continuait :

« Les cheveux de Martine sont de l’indéfinissable teinte auburn, faite de tous les tons de cuivre auxquels seraient mêlés de légers fils d’or pur. »

… Et, accrochée à la tête rabougrie, informe, l’Équatorien découvrait une chevelure semblant la retenir à terre, sur les palmes d’un beau vert foncé qu’une flamme plus vive faisait plus clair. Ce vert sur quoi reposait toute la coulée de cuivre et d’or.

Se croyant l’objet d’une hallucination, Carlos sentit tous ses muscles se tordre et l’épouvante le briser.

Il put enfin bouger, voulut se lever, pour rejeter dans un coin obscur la chose hideuse, avant que le jeune Français ne posât ses yeux sur elle. Trop tard !

Raymond, le visage changé en un tragique masque de stupeur douloureuse, voyait, comprenait ! Et, dans le paroxysme de la folie subite qui s’emparait de lui, il laissait échapper un cri lamentable, long, perçant… qui fit accourir le clan des Jivaros dont l’attaque se préparait dans l’ombre.
 
 

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(Marguerite de Peretti, in Le Petit Marseillais, soixante-quatorzième année, n° 26783, jeudi 30 octobre 1941)