Au Docteur Charcot.

 
 

Je suis employé à l’hôpital civil de X…

Admis, pour mon service, à circuler à toute heure du jour et de la nuit dans l’établissement, je suis à même de pénétrer dans l’amphithéâtre…

Mon Dieu ! comment je suis arrivé à violer des mortes, cela est d’autant plus difficile à expliquer que je suis marié et père de famille. Pressé par une curiosité malsaine, attiré, fasciné par une force inconnue, à plusieurs reprises je suis entré, la nuit, dans l’amphithéâtre, en frissonnant d’une folle épouvante. Ces cadavres – que je pouvais contempler à mon aise et sans danger pendant le jour – ne me captivaient que dans l’horreur des ténèbres ; mon indifférence renaissait avec la lumière. Solitaire, farouche, errant dans la vaste salle mortuaire comme une hyène en quête de sa victime, en proie à des hallucinations terribles, j’engageais des conciliabules macabres avec les trépassés. Philosophant, ricanant, apostrophant et prenant le cadavre à partie, je ne sais quel vent de folie me faisait me jeter sur lui, le saisir à pleins bras et le dresser contre le mur après avoir dépouillé sa face livide du drap funèbre. L’œil agrandi par l’effroi, mais par un effroi exquis, voluptueux, titillant, je fixais ma prunelle avide sur son visage boursoufflé. Un rictus atrocement comique et lugubre convulsait sa physionomie. J’ignore pourquoi, tous les défunts que j’ai vus souriaient… Peut-être la jouissance finale du repos, après des crises de souffrances aiguës, amène-t-elle cette réaction…

Toutes les nuits, je faisais ma ronde, trompant la vigilance du surveillant. Avec une force surhumaine, je dressais les cadavres, les uns après les autres, comme des capucins de cartes, hideux ou baroques dans leur nudité attristée, et, en un clin d’œil, je les recouchais dans la position normale où on les trouvait le lendemain, lorsqu’on venait les prendre pour les ensevelir.

Jusque-là, pourtant, je m’étais contenté de ce jeu sacrilège, souillure infâme, mais plutôt morale que physique ; voici par suite de quelles circonstances je commis le crime épouvantable du viol sur une morte :

Une jeune fille de dix-huit ans, admise à l’hôpital pour une fluxion de poitrine, venait de décéder dans la nuit. Belle et d’une superbe carnation, la mort n’avait pas altéré ses couleurs ni contrarié la souplesse de ses membres. Chaude encore, on la mit à l’amphithéâtre.
 

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Suis-je un déséquilibré intellectuel, un dégénéré, un névrosé ? Les germes morbides du vice, à l’état latent dans mon sang, attendaient-ils pour se développer la fameuse occasion qui fait tant de larrons ? – Mystère ! – Ce que je puis dire, c’est que je ne suis ni alcoolique, ni épileptique, ni débauché. Marié, père de famille, je le répète encore, il semble que tout aurait dû me maintenir dans le droit chemin et me mettre à l’abri de cette passion immonde. C’est peut-être une tare organique. Je puis avoir de mauvais instincts, mais je ne suis pas une brute. Puisque je raisonne mon cas, c’est que mon jugement est entier. Ce qui doit me manquer, c’est ce qu’on appelle le sens moral. Je suis un monstre, voilà tout ; un monstre qui fait le mal, qui s’en rend compte et qui en opère l’analyse avec une joie fétide, si je puis m’exprimer ainsi.
 

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Fantôme en rut, priape fabuleux d’une vierge de cire, je consommai pour la première fois le hideux attentat. – Ô Dieu ! que de fois depuis j’ai renouvelé mon crime ! Quelle lave brûlante, circulant dans mon corps épuisé, me jette, éperdu, sur d’incessantes victimes !

J’ai pu, jusqu’ici, échapper à de justes représailles ; ma femme, mes enfants, mes amis, âme qui vive ne se doute que je suis un vampire… heureusement. Je suis de service la nuit – quoi d’étonnant à ce qu’on ne me voie point, puisque la ville est plongée dans le sommeil ? Le jour venu, c’est à mon tour de dormir… mais des douleurs lancinantes me travaillent les reins… je me tords dans mon lit comme une couleuvre sur la braise ; la profondeur du gouffre où je suis tombé m’apparaît nettement ; la perception exacte de mon avilissement m’arrache des larmes de sang et le remords poignant me déchire la conscience. Oh ! comme j’élève alors ma voix vers le Seigneur ! Comme je le supplie de me guérir ou de m’arracher à cette existence coupable ! Hélas ! l’heure de ma rédemption n’a pas sonné. En vain ma prière fiévreuse s’échappe de mon sein angoissé : Dieu n’a pas pitié de mon repentir ; peut-être me réserve-t-il à quelque expiation formidable qui serve d’exemple aux races futures. Quoi qu’il en soit, cette lutte stérile me jette dans un abattement extrême et ce n’est qu’à minuit que je récupère mes forces – que mon cœur bat et que ma poitrine se gonfle sous l’ardente poussée de la vie – pour m’élancer à l’assaut de mes sensations favorites. – Je me ferai prendre, quelque jour, en flagrant délit, c’est certain. Nul ne me soupçonne, c’est vrai, mais le hasard peut amener un médecin à examiner mes victimes. Tout se découvrira. Alors, je serai perdu. Heureusement, la terre recouvre mes forfaits. Elle est ma complice, cette bonne terre ! C’est étrange. D’où peut me venir ce goût bizarre ! C’est contre-nature, n’est-ce pas ? Évidemment oui, c’est contre-nature, comme l’amour dit grec et la bestialité. Alors, je ne suis pas une anomalie dans la Création ; d’autres hommes… d’autres monstres… ont palpité, avant moi, de spasmes abjects. On dit que c’est héréditaire. Pourtant, mon père était pur – je le crois du moins.

Si mes enfants allaient me ressembler ! Je ne le veux pas. Demain (puisque je rentre à l’aurore), je les appellerai près de mon lit et je les étranglerai l’un après l’autre. Oui, c’est cela, je les étranglerai. Mais non ! j’y songe ! je ne le puis : qui sait si je ne profanerais pas leur cadavre ?
 

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On lit dans le Petit Journal :
 

La Rochelle, 31 janvier 1891.

 

On vient d’arrêter ici le cocher des pompes funèbres qui, logé à l’hôpital civil, a été surpris dans l’amphithéâtre de cet établissement, profanant le corps d’une morte, après l’avoir dépouillé et lui avoir coupé une mèche de cheveux. Il a avoué que plusieurs fois, la nuit, il avait commis des atrocités semblables. Ce répugnant personnage est âgé de quarante-deux ans.
 

É. d’E.

 
 

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(Émile d’Ernay, in Mascarille, revue littéraire, artistique et théâtrale, troisième année, n° 2, 15 mars 1892 ; Jacek Malczewski, « La Mort d’Ellenai, » huile sur toile, 1906-1907)