« J’ai vu, nous dit Mercadol, une chose étrange et qui vous paraîtra invraisemblable. Cette chose, à la vérité, je ne suis pas médiocrement surpris de l’avoir vue, et si l’on se refuse de croire au récit que je vais en faire, si même on me trouve insensé ou, ce qui serait plus mortifiant, si l’on me prend pour un nigaud, je n’en manifesterai nulle mauvaise humeur, car j’en conviens, cette aventure dont je fus témoin n’est pas croyable.

Nous étions campés en pleins champs. Il y avait toute une immensité autour de nous. Et, bien que le sol fût triste et nu, sans action et sans grandeur, la monotonie de ce désert m’impressionnait. Il y a, comme sur la mer, des moments où le vide et la détresse des étendues incultes produisent des effets analogues à ceux d’une subtile symphonie. On se sent tout tremblant et comme pénétré d’une sorte de fluide. On devient plus aérien, plus immatériel. On flotte. On est hors de soi. On est transporté, avec la vague appréhension de quelque chose qu’on ignore, dans des régions qui ne sont plus de la terre, qui ne sont pas encore du ciel, et où il semble que tout doive se passer d’une façon inhabituelle et anormale.

C’est dans cette disposition d’esprit que je vis mon camarade Chayolle prendre tout à coup une pincée de terre sablonneuse et l’avaler.

Je dois dire que plusieurs d’entre nous achevaient de manger leur gamelle, maintenue tant bien que mal entre leurs genoux. D’autres, ayant fini, fumaient une pipe en silence, ou bien, étendus de leur long, faisaient la sieste. Chayolle, qui avait retourné le couvercle de son écuelle, y puisa, comme je l’ai dit, une terre roussâtre et, à ce moment, il devint à mes yeux un géant d’une taille fantastique : je le vis positivement dévorer un vaste champ de bataille qu’il tenait entre ses doigts, ainsi qu’une friandise.

Ceci pourra paraître l’effet d’une hallucination. Je tiens pourtant à déclarer qu’il n’en est rien. Je me borne à narrer ce que j’ai vu étant parfaitement lucide, n’ayant absorbé aucun breuvage enivrant, ni fumé aucun narcotique. Sans doute avais-je dans l’âme un peu d’ombre, un peu d’angoisse ; mais je n’étais pas endormi ; je suis sûr, tout à fait sûr, de n’avoir peint rêvé.

Or, ce qui me frappa d’étonnement, ce ne fut pas de voir Chayolle porter de la terre (hé, une province, peut-être !) à ses lèvres, mais bien la netteté avec laquelle, en une seconde, j’avais aperçu dans cette bouchée d’argile toute la réalité d’un monde. Et c’était un monde inexplicable, un monde qui se partageait exactement en deux races ; et ces races guerroyaient entre elles ; elles avaient leurs armées, leur stratégie, et chacune ses positions de combat.

Donc, j’avais eu le temps de bien considérer le champ de bataille englouti par mon colosse, et rien ne m’échappa, ni des combattants, ni de l’appareil dont ils s’entouraient. Aussi suis-je en mesure d’affirmer que les adversaires n’appartenaient à aucune des familles d’animaux que l’on rencontre communément sur la planète, y compris l’espèce humaine. Je reconnais que cette assertion rendra moins vraisemblable encore mon aventure, mais je dois résolument sacrifier le souci de la vraisemblance au souci de la vérité.

Telle que je la vais décrire était en tous points la conformation des monstres en présence.

D’un côté du front de combat, les guerriers avaient le corps allongé, couvert de peaux de bêtes à longs poils et gréé, outre les deux jambes, de six bras armés de cimeterres. Bras et jambes étaient bardés d’acier étincelant. La tête était protégée par un casque auquel s’adaptait une sorte de masque muni de tubes respiratoires que, je ne sais pourquoi, je soupçonnai follement d’être aussi des pinces et des suçoirs, destinés peut-être à saisir et à absorber la nourriture, et peut-être, affreuse pensée, à aspirer la vie des adversaires capturés durant la bataille.

Néanmoins, dans le peu de temps qui me fut donné pour suivre les péripéties du combat, il se trouva, contrairement à mon attente, que plusieurs de ces monstres velus furent dévorés par leurs ennemis, – ces derniers reconnaissables à l’armure bronzée qui recouvrait entièrement leur corps.

Les uns et les autres, bien qu’habitant le même territoire, étaient si différents d’aspect, que je ne fus d’ailleurs point surpris de voir régner la discorde entre ces deux peuples. Autant les premiers avaient la taille svelte, autant les autres étaient bedonnants et replets. Que je m’empresse de le dire, cela n’empêchait point ceux-ci de se mouvoir avec une merveilleuse agilité et de marcher au combat avec beaucoup d’ostentation. Un double panache de guerre voltigeait fièrement sur leur casque. Ils brandissaient leurs poignards comme des gens sûrs de leur coup. Il est vrai qu’ils avaient deux bras de moins que leurs rivaux, mais leurs mâchoires étaient armées de défenses si aiguisées, si terribles, qu’on eût dit les faux de la mort, prêtes à entrer en œuvre pour l’anéantissement des mondes.

Il ne faudrait pas s’imaginer que ces êtres bizarres (peut-être tombés du ciel avec un morceau de leur empire, détaché de la lune par quelque accident), point ne faudrait supposer que ces monstres eussent une façon de faire la guerre qui se distinguât de la nôtre par des différences fortement marquées.

Quelle que fût leur complexion, allongée ou arrondie, quel que fût leur extérieur, poli ou hérissé, ils employaient, les uns comme les autres, les mêmes méthodes que nous, creusant la terre pour se mettre à l’abri des attaques et surprenant l’ennemi par des travaux d’approche secrètement exécutés dans le sous-sol. Tout le champ de bataille avait été patiemment sillonné de tranchées en redan et de mystérieuses galeries, et l’on voyait partout le sol s’agiter sous l’effort d’une multitude à demi enfouie, vautrée dans le sable ou l’argile, piochant de tous ses bras, fouillant de tous ses ongles, écrasant, éventrant et rejetant de toute la vigueur de ses masses la glèbe souvent alourdie de cadavres.

Ce spectacle m’avait plongé dans une rêverie où j’entrevoyais que les jeux de la vie et de la mort, de la lutte et de la souffrance, de l’orgueil et de la cruauté, sont les mêmes dans tous les mondes connus ou inconnus. Comme un nid dans le feuillage, ma pensée, invisible, se berçait doucement sur la cime d’où se fondent et s’unifient les mille teintes du sol. Je croyais pénétrer les secrets universels, la loi des analogies, le principe de l’unité de substance qui régit les sphères et les êtres. Je voguais dans l’éther à pleines voiles. J’étais éparpillé dans l’infini…

Brusquement, un cri rappela mon attention sur mon ami Chayolle. Je m’attendais à le voir démesurément grandi, et occupé, pour le moins, à ramasser quelques bailliages et à les mettre délibérément dans ses poches. Mais pas du tout. L’on venait de donner le signal du départ, et Chayolle, ayant toujours sa taille ordinaire, ne ramassait rien autre que son équipement, avec l’intention non dissimulée de reprendre sa route, en simple soldat de deuxième classe qu’il était.

Je ne pus m’empêcher de lui dire, en lui tapant familièrement sur l’épaule :

« Espèce d’ogre, tu avalerais bien la planète, toi, si tu t’y mettais. »

Mais il ne parut pas comprendre, et répondit, stupide :

« Le plat net ? Je crois bien ! la ration n’est pas si forte. »
 

*

 

Lorsque Mercadol eût cessé de parler, il observa d’un regard circulaire nos visages perplexes, et parut satisfait de lui-même.

Une dame désinvolte traduisit le sentiment général :

« Votre histoire est absurde, monsieur Mercadol. Où avez-vous donc voulu en venir ? »

Mais le docteur Pagrude souriait malicieusement.

« Mon cher, fit-il en se tournant vers Mercadol, votre récit pourrait s’intituler : « Une bataille sur un morceau de sucre. » Vous vous êtes proposé de nous mystifier, mais vous n’avez pas tout à fait la manière. Il n’est que trop facile de deviner le fin mot de l’histoire. Votre ami Chayolle n’a fait qu’avaler une pincée de sucre brut, et vous vous êtes amusé à nous décrire les mœurs de l’acarus du sucre et de son ennemi le scarabée sucrin. C’est un conte pour les écoliers.

– C’est vrai, dit Mercadol. Mais croyez-vous, docteur, qu’il ne nous donne pas à réfléchir sur les progrès de l’esprit humain ?… Sommes-nous beaucoup plus sages que cet acarus et que ce scarabée ?… Nous, pourtant, au milieu de tous nos conflits, nous savons que le destin nous guette et qu’il finira par nous avaler… »
 
 

 

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(Ernest Florian-Parmentier, « Les Contes du Peuple, » in Le Peuple, quotidien du syndicalisme, n° 855, vendredi 11 mai 1923 ; repris dans Le Courrier de Saône-et-Loire, journal républicain quotidien, quatre-vingt-troisième année, n° 26746, vendredi 25 mai 1923 ; « Conte, » dans L’Ami du Cultivateur, journal hebdomadaire agricole, trente-et-unième année, n° 33, dimanche 14 août 1927. Lithographies d’Otto Dix, « Sterbender Soldat » [Soldat mourant] et « Sturmtruppe geht unter Gas vor » [Assaut sous les gaz], 1924)