Quel homme original, mais quel grand savant, ce Tumeur !

C’est un de mes amis.

« Écoute, fit-il en m’entraînant d’un air mystérieux vers son cabinet de travail, écoute et regarde ; voici. Cet appareil photographique est braqué sur ce squelette d’animal antédiluvien, tout ce qu’il reste de l’un de ces rennes gigantesques qui, aux temps préhistoriques, s’ébattaient dans les forêts de l’Europe méridionale.

Tu sais, continua Tumeur, quels progrès j’ai fait faire à la science paléontologique. Tu connais mes remarquables travaux dans ce sens et tu as lu mon ouvrage si documenté sur l’âge du verre : De la fabrication des tessons de bouteille avant le déluge. »

J’opinai respectueusement.

« Mais ce que tu ignores, s’exclama mon ami, c’est que j’ai su reconstituer la vie de cette époque lointaine dans ses moindres détails et avec une vérité pour ainsi dire photographique. Regarde encore. »

Et, sur l’épreuve photographique que le docteur venait de me tendre, je vis…

… Tout un paysage de rêve et d’horreur s’esquissait sur cette feuille, et c’était la magnifique évocation de l’une de ces scènes dont notre globe fut si souvent le théâtre dès les premiers temps de sa solidification : Au sein d’une forêt de fougères arborescentes, inextricablement enlacées, un quadrupède énorme et sanglant – le renne, m’explique Tumeur – agonisait. Au-dessus de lui, un ptérodactyle planait, prêt à s’abattre sur sa proie.

Nul n’ignore que les ptérodactyles étaient les corbeaux de ces périodes reculées.

Je palpitai d’épouvante et mon regard vers Tumeur investiga.

« Oui, fit-il triomphant, le renne ! celui-là même dont l’ossature append près de toi. Pour le reste, c’est mon secret ; l’heure n’est pas sonnée encore de le dévoiler. Sache seulement que tous les corps conservent indéfiniment la propriété de rayonner l’ambiance dans laquelle ils ont le plus longtemps séjourné. Les squelettes, en particulier, gardent la forme fluidique des êtres dont ils furent la charpente et la forme, même, jusqu’à un certain rayon, des objets parmi lesquels ces êtres ont le plus communément vécu ou qui encadrèrent la scène la plus tragique de leur vie.

Eh bien, j’ai saisi ce rayonnement, cette extériorisation indéfinie, si je puis dire ; je l’ai fixée sur une plaque sensible. Tu viens de voir le résultat de ma première expérience. Cette photographie que j’appelle spectrorétive, de deux mots grecs qui signifient l’un…

– Je sais, je sais ! interrompis-je d’un geste entendu. Mais puis-je me permettre une réflexion ? Si, au lieu du squelette d’un être jadis vivant, on voulait photographier un corps fabriqué, une ossature artificielle comme, par exemple, l’un de ces minuscules squelettes dont l’industrie japonaise a inondé l’Europe depuis quelque temps, en même temps que de vases et d’éventails ?

– Eh bien, observa judicieusement le docteur, l’épreuve photographique reproduirait un coin de l’atelier parisien où ce squelette aurait été fabriqué, tout simplement. »

Je demeurai confondu. Quel savant, ce Tumeur !

Décidément, la science et l’industrie marchent la main dans la main.
 
 

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(Isidore Boulnois, « Fantaisie, » in L’Observateur français, dixième année, n° 8, dimanche 3 février 1896 ; gravure d’Édouard Riou, extraite de La Terre avant le déluge de Louis Figuier, Paris : L. Hachette et Cie, 1863)