« Le destin ? Ah ! vous niez le destin, vous autres ?… ricana un étrange petit vieillard que je remarquais pour la première fois, tout à coup, en notre cénacle. Ah ! ah ! ah !… hoqueta-t-il d’un rire diabolique ; vous niez le destin, mais vous affirmez votre Libre Arbitre… Tenez ! je demande dix minutes d’attention à vos oreilles… »

Et, s’étant confortablement installé en son fauteuil, l’étrange petit vieux dont les yeux pers étaient singulièrement luisants nous fit, à peu près, le récit suivant avec le plus grand sang-froid du monde.

« Aucun de vous, sans doute, n’a connu Rochedru ; vous êtes tous trop jeunes. Ce bon Rochedru ! De mon temps, tout Paris le connaissait et le chérissait : il y dissipait, parbleu ! bien chaque année, en trois mois de folie, ses trois cent mille livres de rente, sans compter de non moins estimables économies amassées pendant le temps qu’il se mettait au vert dans ses propriétés du Languedoc. En vieillissant, pourtant, il se fit plus rare sur le boulevard ; ses séjours à la campagne se prolongèrent. « On y meurt plus décemment ! » expliquait-il avec un sourire désabusé. Il ne disait que trop vrai, le pauvre !… Que n’y mourut-il, dans sa chère province !…

L’œil bleu, très doux, aux paupières lourdes de nuitées, et pas toiseur le moins du monde malgré l’orgueil de la patte d’oie, son chevron de viveur ; de frêles poignets de désœuvré, tout au plus suffisants pour un bravo d’opérette ; le rein plus fatigué par les cotillons de petits salons que râblé par les sports, – le type achevé du beau fêteur d’autrefois, sans rien de l’impudence toute moderne de l’homme de proie, ni de l’arrogance de l’homme d’épée d’autrefois, sympathique, vraiment, en dépit de la gouaillerie obligée de son sourire de vétéran du boulevard que corrigeait, si gentiment d’ailleurs, l’effusion de son shake-hand lorsqu’il venait à vous, les deux mains tendues.

Seulement, si c’était vous qui le surpreniez par-derrière !… Le cas était rare, car il avait une façon de pivoter sur les talons si prestement pour vous faire face ; et puis, il déambulait si peu : rien qu’un saut de son coupé à sa loge au théâtre, à la banquette du café, où il se calait bien vite, frileusement, l’échine au mur. Quand, pourtant, par hasard, dans la dernière flambée du crépuscule, il lui arrivait de faire les cent pas sur le trottoir, avant l’apéritif, si on le surprenait de dos, aussitôt, tout net, on s’arrêtait d’un instinctif mouvement… Quelque chose déroutait en sa personne, quelque chose de déconcertant, puis d’indéfinissablement insupportable, qui donnait l’invariable envie de faire demi-tour ou de passer la chaussée pour l’éviter. Quoi ?… Il fallait un violent effort sur soi pour surmonter cette répugnance dont on ne percevait que très malaisément le pourquoi. Plusieurs de ses intimes ne le connurent jamais ; quelques-uns ne le devinèrent qu’au dénouement de son histoire qui devait en découler, vous allez le voir, inévitablement, disons le mot : fatalernent.

… Oui, fatalement, insistait le petit vieillard, car il était de ceux sur lesquels la Fatalité a laissé l’empreinte, – apparente aux voyants, – de son poing qui les pousse. Il était réellement marqué du Destin, le pauvre Rochedru ! D’aucuns le sont au front, d’autres aux mains, quelques-uns dans le regard. Rochedru l’était ailleurs ; il était marqué au cou…

Oh ! ce cou !…

On eût échappé à la menace de tous les anathèmes, à tous les oracles, à tous les horoscopes de mauvais augure, plutôt qu’évité sa destinée avec un semblable cou ! Non pas que ce fût un cou d’apoplectique, évidemment menacé d’une attaque, ni un col d’égorgeur, tout désigné à la potence, au billot ou à la guillotine, encore moins un cou d’Apollon pour les enlacements de toutes les belles…

Sa prédestination se trahissait moins sans être moins fatale ; plus de mystère l’entourait, et, d’abord, ce n’était guère qu’une simple impression de malaise que suggérait son aspect, et même inexplicable. Lui seul, le malheureux Rochedru avait peut-être l’intuition de la fatalité qui le frappait là entre les épaules. Mal assuré était son port de tête, et, parfois, réellement, il fléchissait du col…

C’est, qu’en effet, quel col ! Rien de semblable, assurément, dans les cours des miracles de toutes les capitales, parmi les plus difformes variétés d’estropiés. Vingt centimètres tout au plus ! colletait-il, la grosseur d’un mollet de fillette, et si long, si long !

Oh ! l’incroyable cou ! Nullement, cependant, décharné ni efflanqué ainsi qu’un cou de phtisique, s’affaissant sous le poids de la tête, chancelant sur une base d’épaules tombantes. Il avait, au contraire, dans sa gracilité, dans son allongement, une nervosité spéciale, une extraordinaire flexibilité de serpent. En sorte que, des plus invraisemblables faux-cols, il surgissait par-derrière – car les ajustements de la cravate le dissimulaient par-devant – si incompréhensiblement frétillant avec de tels repliements reptiliens, de telles inflexions de col de fantôme que c’était à douter de le voir s’enrouler autour de soi, obsession dont tout le monde était esclave, inexplicablement.

Toutes les précautions de foulards, de fourrures qui l’entouraient, n’y changeaient rien et n’atténuaient même pas l’inadmissible horreur de ses dimensions, de ses allures. Aussi, quand une fois on l’avait vu, rien qu’à l’idée de sa présence, tout de suite vous prenait une irrésistible crispation, indéfinissable d’abord, puis plus précise, car on sentait, insensiblement, de la répulsion, de l’effroi, de la colère se glisser, vous agiter et, vraiment, vous obséder, tant qu’on l’avait sous les yeux ou qu’on le savait près de soi.

Mais, arriva-t-il, – et le cas s’était présenté, – arriva-t-il qu’au lieu de se défendre bien vite de son aspect par une fuite précipitée ou un très puissant effort de volonté, on s’y complût, retenu, les yeux sur lui, par l’attirance perverse de son mystère, – alors, oh ! la vision de ce cou de cauchemar pouvait devenir une impérieuse fascination à vous tenir cramponné derrière lui, frémissant, sans pouvoir s’en arracher.

Comme chacun, je subissais inexplicablement la tourmentante tyrannie de la nuque de notre pauvre ami. Peu à peu, pourtant, grâce à un manège assez simple, mais auquel je me soumettais scrupuleusement, avais-je réussi, sinon à m’en libérer absolument, du moins à sauver une part de ma sensibilité inconsciente : j’en étais esclave jusqu’à l’obsession seulement, et jamais encore je ne m’étais senti dominé, maîtrisé par l’horrible et mystérieuse fascination de cette incroyable encolure. Dès que, de loin, je distinguais le trop reconnaissable dos du malheureux Rochedru, s’il ne m’était pas possible de m’esquiver par la tangente, hâtivement je m’avançais de flanc, au péril de me rompre les jambes, plutôt que de rencontrer son cou, et je l’abordais obliquement. Elle devait être bien fiévreuse, ma poignée de main… Je sentais la sienne frissonner dans l’étreinte de mes doigts crispés, tandis que, d’un instinctif haut d’épaules, il se renfrognait et qu’aussitôt il relevait le col de son habit, fébrilement. Cependant, avec cette petite acrobatie, chaque fois que j’avais devant moi la surprise de Rochedru, j’en étais quitte pour une secousse, légère en somme, et je pouvais espérer que, par la suite, l’accoutumance de cette gymnastique finirait par effacer toute trace d’émotion.

Un soir, c’était en novembre, un soir de première, en un théâtre du boulevard, au lever du rideau du dernier acte, sa bonne face souriante m’apparut dans une avant-scène. On l’avait perdu de vue depuis trois saisons d’hiver qu’il venait de passer en une de ses villas du midi et ma joie, autant que ma surprise, était grande de lui retrouver plus confortable mine, meilleure mine vraiment, avec un fard de hâle sur le ravage de ses joues, et l’expression réjouie de son attention de provincial au jeu de la scène. Mieux encore… fut-ce à cause du mauvais éclairage de la salle, rien au-dessus du faux-col de son plastron, pas l’ombre du plus petit frétillement inquiétant n’éveilla mon obsession d’autrefois. À la chute du rideau, je voulus m’approcher de son avant-scène : il avait disparu. Aussi m’en retournais-je seul et désolé d’avoir manqué une rencontre qui m’eût, certes, assuré joyeuse nuitée.

J’étais bientôt loin du théâtre, loin du boulevard et des grands cafés encore flambants quand, dans la solitude d’une avenue mal éclairée, quelle silhouette, à cent pas devant moi ?… C’était lui, ce bon Rochedru ! et je me précipitais…

Mais je m’arrêtai net !

Son cou… oh ! son impossible cou qui s’allongeait plus indéfinissablement crispant, troublant, plus obsédant, plus fascinant que jamais je ne l’avais vu ! Mes yeux, sur lui, malgré moi, s’ouvraient démesurément… Subitement, son mystère m’avait pris, envahi, subjugué, cloué là, les regards accrochés, son néfaste et tyrannique mystère qui, je le sentais, remuait tout le mauvais, tout l’infâme, tout le criminel dans le moi trouble de mon inconscience.

Fasciné, cette fois, je l’étais et je me plaisais à l’être par espoir que j’allais bien, enfin, le sonder, ce mystère, l’exaspérant mystère de ce cou qui m’attirait, maintenant, peu à peu, à pas de loup, derrière lui, comme une infernale vision…

J’allais, j’allais, fou, égaré, halluciné, et, à mesure que je m’en approchais, il était plus effroyable, plus impossible !

J’allais, j’allais l’atteindre, le voir, le connaître, quand voilà que lui, oh ! lui-même et rien que lui, m’attira, les bras en avant, n’y voyant plus, et, de mes deux mains ouvertes, avec toute la force de mes nerfs, l’ayant saisi, ce cou, je l’étranglai !

Oui, gentlemen, je l’étranglai ! » répéta l’énigmatique petit monsieur aux yeux pers, en se levant posément. « Le niez-vous, maintenant, le Destin ? » ajouta-t-il, avec son étrange regard circulaire sur chacun de ses auditeurs, l’un après l’autre. Puis il prit congé, imperturbablement…
 
 

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(Henri Mignot, « Angoisses, » in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, treizième année, n° 1009, 6 février 1896 ; Odilon Redon, « L’Homme-cactus, » lithographie, 1882)