Ceci est une véridique histoire, qui reçut son dénouement à la fin du Carême, au temps où les Pâques fleuries offraient à nos aïeux un moment de liesse.

Il y a plus de deux mille ans, le Père Éternel, par un beau soir d’été, se mit à la fenêtre et il contempla ce bas-monde ; les choses ne s’y passaient pas à son gré et il résolut d’introduire la paix universelle.

« Déjà ? » me direz-vous.

Déjà, et vous voyez qu’elle n’est pas venue. Car le Diable veillait.

« Ouvrons l’œil, dit-il, et le bon. Si mes calculs ne me trompent pas, dans un moment d’ici, et peut-être avant cinq cents ans, le Messie viendra sur la terre : tel que je le connais, il serait bien capable d’établir le calme sur la terre ; il faut parer à ce coup-là. »

Durant quelques minutes, il se gratta le front entre les cornes ; et, petit à petit, une joie de mauvais augure relevait les coins de sa bouche, comme s’il eût trouvé une fameuse idée. Enfin, il dit à son domestique :

« Holà, toi ! Va-t-en à l’écurie des monstres ; amène-moi la Chiche-face et la Bigorne. Du leste ! »

Le domestique revenait au bout d’un moment, avec les deux bêtes demandées : énormes, armées de griffes et de crocs, elles étaient vraiment terrifiantes ; le Diable en fut content, et il leur dit :

« Mes enfants, j’ai de la besogne pour vous deux. Il s’agit de purger la terre de toutes les bonnes créatures, de telle sorte que le Christ, lorsqu’il viendra au monde, n’y trouve plus rien qui vaille. Toi, Chiche-face, ma fille, je te charge des femmes. Toutes les bonnes femmes, toutes celles qui font la vie aimable à leur mari, je te les donne, mange-les sans pitié ; quant aux autres, qui tempêtent dans le ménage et rendent l’existence impossible, épargne-les, pour qu’elles produisent de la graine.

– Ainsi ferai-je, répondit Chiche-face.

– Toi, Bigorne, écoute-moi bien. Je te charge des hommes. Tous ceux qui, pour avoir la paix, font la volonté de leurs femmes, filent doux et avalent tout, avale-les à ton tour. Qu’il n’en reste pas un ! C’est compris ?

– Très bien compris, Seigneur.

– Allez ! Promenez-vous par l’univers, et ne chômez pas. Fouillez partout, dans les villes et dans les campagnes ; chez tous les peuples de la terre, vous rôderez par monts et par vaux. La religion nouvelle, qui doit adoucir les caractères et les mœurs, vous apportera peut-être un surcroît de travail, mais, du même coup, elle vous fournira une pâture plus abondante.

– Irons-nous ensemble, Seigneur ?

– Nenni, certes ! Vous vous feriez tort. Chacun ira de son côté. Je vous donne rendez-vous dans deux mille ans, en un endroit où je prendrai soin de vous conduire. Trottez ! »
 
 

 

Les deux monstres ne se firent pas répéter l’ordre : ils savaient que le Diable ne badine pas avec son personnel. Chez ce Vieux-Dieu, tout marche au doigt et à l’œil ; personne ne discute ; sans revendiquer le droit de comprendre ni de prévoir les conséquences, on obéit. Les deux monstres se dirent adieu et se mirent en route.

Après quoi, deux mille ans passèrent et je vous en fais grâce, pour abréger le conte, comme il convient pendant la crise du papier. Tout de go, nous voici en l’an de grâce 1516. Par un procédé magnétique dont il a gardé le secret, Satan attire au même point les deux bêtes qui, depuis deux mille ans, faisaient le tour du monde, et il guette leur arrivée. Sur la plus haute tour du château de Villeneuve, au volcanique pays d’Auvergne, il est assis avec le maître du manoir, le sieur Ribault d’Aurelle, qui lui expose la série de ses infortunes conjugales, pour passer le temps : le Diable y prend quelque plaisir, car il aime beaucoup le récit de nos misères. C’est un peu long, pourtant. Enfin, voici les deux anthropophages ! Mais, Vrai-Diable ! est-ce là une façon de marcher ? Ils se traînent. Satan les reconnaît à peine.

« Est-ce bien toi, Chiche-face, que je retrouve si mal en point ? Tu es plus maigre qu’un coucou ; tes os percent ton cuir, tes flancs sont creux ; ton ventre est vide ! Ne t’avais-je pas commandé de manger toutes les bonnes femmes qui laissent la paix à leurs maris ?

– Eh ! Seigneur, on n’en trouve point ! J’en cherche depuis deux mille ans.

– Je t’en vois une entre les dents.

– C’est la dernière qui soit née ! Voilà deux cents ans que je l’ai, et je n’ose pas l’avaler, par crainte d’avoir à jeûner pour tout le restant de mes jours.

– Et toi, Bigorne, approcheras-tu ? Te voilà ronde comme un muid, grasse à crever et n’ayant plus de pattes, tant ton ventre est bouffi ! Tu ne marches pas, tu roules ; tu ne manges pas, tu baves ! Je t’avais donné l’ordre de dévorer tous les maris qu’on mène par le bout du nez. Pourquoi n’ingurgites-tu pas celui que tu tiens dans ta gueule ?

– Oh ! là, Seigneur, je n’en peux plus, je n’ai plus faim.

– Pourquoi cette ribambelle de barbons et de gars piteux à ta suite ? Ils te tirent par la queue, ils s’agenouillent autour de toi, ils tendent leurs bras vers toi comme vers un sauveur. Que te veulent-ils ? Qui sont-ils ?

– Des bons hommes, mon Seigneur, de pauvres bons hommes qui firent tout pour avoir la paix au logis et qui sont las de l’existence ; ils me supplient de les délivrer en les mangeant.

– Mange-les donc : c’est ton métier.

– Ils sont trop, et ça n’entre plus. Je vais éclater. Ayez pitié, Seigneur ; débarrassez-moi d’eux. Ils sont trop, je vous jure. »

Le fait est qu’il y en avait là des mille et des mille, qui se bousculaient autour de la Bigorne, en criant : « À moi, à moi ! C’est mon tour ! Merci de moi ! » Le sieur Rigault d’Aurelle se jeta dans la mêlée ; il clamait : « La préférence à moi ! »

Le Diable furieux soufflait du soufre, et il pestait : « Bigorne, Chiche-face, obéissez et avalez ! »

Mais la Bigorne mâchait mou, et quand elle fit effort pour engloutir la proie qu’elle portait en sa gueule, elle tomba morte d’indigestion. En même temps, Chiche-face, qui depuis deux mille ans avait perdu toute habitude de nourriture, s’écroulait, étouffée par son premier repas. Il fallut les enterrer toutes deux sur la place. Le seigneur d’Aurelle s’en chargea ; et, pour que l’humanité ne perdît point le souvenir de cette aventure authentique, il fit peindre aux murs de la salle, en son château de Villeneuve, le double portrait des deux monstres, avec sa propre image, agenouillée devant la Bigorne : ces peintures existent encore et vous pourrez les aller voir, quand la guerre sera finie.
 
 

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(Edmond Haraucourt, « Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, cinquante-sixième année, n° 20183, dimanche 31 mars 1918  ; « Les Contes de la Dépêche, » in La Dépêche, journal de la démocratie, cinquante-troisième année, n° 19733, vendredi 3 novembre 1922 ; « Les Contes du Progrès de la Somme, » in Le Progrès de la Somme, cinquante-septième année, n° 17165, dimanche 22 août 1926 ; « Les Contes du Quotidien, » in Le Quotidien, dixième année, n° 3297, mercredi 24 février 1932)

 
 

 

 

LA BIGORNE ET LA CHICHE-FACE

 

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Il existe dans le château de Villeneuve, près de Saint-Germain-Lembron (Puy-de-Dôme), deux vieilles peintures murales très intéressantes qui furent faites, il y a 400 ans, par ordre et aux frais du seigneur de ce lieu, nommé Rigault d’Aurelles.

Parmi ces peintures, il y en a deux particulièrement curieuses.

Elles représentent deux bêtes monstrueuses.
 
 

 

La première est la Chiche-Face. Elle a le corps et la tête d’un loup. Malgré ses grandes dents, elle est maigre comme un sac de clous. Pourquoi est-elle si maigre ? parce que, dit une inscription placée au-dessous, elle ne mange que les femmes qui font la volonté de leurs maris – et il paraît qu’autrefois c’était chose rare.

Voici cette inscription traduite du vieux français :
 

Moi qu’on appelle Chiche-Face,

Je suis très maigre de couleur et de face,

Et j’en ai bien raison.

Car je ne mange en toute saison

Que les femmes qui font le commandement

De leurs maris entièrement.

Il y a plus de deux cents ans

Que je tiens celle-ci entre mes dents.
 
 

 

La seconde bête est la Bigorne. Elle est tout le contraire de la première. Elle a le corps couvert d’écailles et une tête humaine. Elle est aussi grasse et dodue que la Chiche-Face est maigre. Pourquoi cette différence ? parce que, nous apprend encore une inscription, elle se nourrit des maris qui font la volonté de leurs femmes – et elle en a à discrétion !… Elle n’a pas fini d’en avaler un que déjà un autre est à genoux devant elle, attendant impatiemment son tour… On remarque que, pour la circonstance, le personnage a mis ses plus beaux habits. Évidemment, il est au comble de ses vœux.

Voici encore la légende :
 

Je suis la Bigorne de Bigornois

Qui ne mange ni figues ni noix,

Car ce n’est pas mon habitude ;

Des bons hommes qui font le commandement

De leurs femmes entièrement,

J’en mange des milliers

Gros et grands comme des piliers.
 

Étaient-ils malins, nos bons ancêtres !
 
 

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(Anonyme, in L’Auvergnat de Paris, organe de la colonie auvergnate, dix-neuvième année, n° 49, dimanche 3 décembre 1899)