CHAPITRE III
LA GRANDE ÉNIGME
Barrel n’avait pas laissé d’être étonné par le télégramme de son maître. Son air mystérieux, la profondeur étrange de son regard, ses réticences mêmes et ses silences l’avaient profondément intrigué. Sa curiosité était donc portée au plus haut point quand il pénétra, à la suite de Glaber, dans son cabinet de travail. Il avait approfondi l’œuvre de ce prodigieux savant. Sans doute allait-il communiquer à son disciple quelque nouvelle découverte faisant crouler tout un pan du grand mur qui cache encore à l’esprit humain les profondeurs insondables de la réalité. Mais, de suite, il fut étonné de la transformation qui se dessinait chez Glaber. Ce n’était plus l’homme simple, presque effacé, que l’on avait coutume de voir. Ce n’était même plus le vieillard, l’homme usé avant l’âge par un labeur qui ne s’arrêtait pas. Il semblait que soudain une jeunesse nouvelle l’animât tout entier. Une flamme brûlait dans ses regards qui reprenaient soudain cette fixité étrange du visionnaire. Sur son visage transfiguré s’épandait comme une lumière : celle que, d’après les vieilles légendes, l’on voit surgir au front inspiré de Moïse ou de Jésus, de tous les grands initiés qui s’élèvent comme des sommets lumineux au-dessus du flot changeant des siècles et, conduisant l’humanité vers l’avenir, lui font franchir une étape vers le divin.
Une excitation, accentuée de seconde en seconde, animait Glaber. Il arpentait à grand pas l’espace de son cabinet. Par les persiennes tirées, Barrel apercevait vaguement les toits d’une ruelle, et, par-dessus, le grand ciel – si calme. Un grand silence planait.
Brusquement, Glaber s’arrêta, l’œil fixe ; il se dirigea vers un angle de sa bibliothèque. Il saisit un lourd et antique volume, un in-folio habillé d’une reliure de cuir noirci par le temps ; il l’accouda sur une tablette et lentement l’ouvrit. Barrel aperçut le titre : L’APOCALYPSE de Saint-Jean, avec commentaires – Amsterdam, 1702.
Et le maître lut, d’une voix lente qui scandait les syllabes :
« APOCALYPSE, chapitre XXI – verset 4.
Et la mort ne sera plus et il n’y aura plus là ni pleurs, ni cris, ni affliction, parce que le premier état sera passé. »
Il referma le livre qui retomba un bruit mat. Un peu de poussière voltigea dans le silence.
Et Glaber, d’une voix éclatante, reprit :
« La mort ne sera plus, parce qu’à partir d’aujourd’hui je ne veux plus qu’elle soit. Ce que le vieux livre attribuait à Dieu seul, l’homme aujourd’hui le détient. Cet homme, c’est moi. Ce que le vieil Apocalypse rejetait dans les vagues possibilités de l’éternité, va maintenant se réaliser dès ce monde. Nouveau Prométhée, j’ai ravi le feu céleste, j’ai arraché à la nature, le mot, l’énigme, la formule, le principe qui écarte la mort et immortalise la vie. Moi, Frédéric Glaber, j’ai vaincu la mort. »
Barrel haussa les yeux vers son maître. Un soupçon lui traversa l’esprit. Ce cerveau génial, épuisé par des années d’études, sombrait-il dans la folie suprême ? Mais non ! Glaber était maître de lui. Son regard reflétait la plénitude lucide de son intelligence. Barrel eut l’intuition qu’une chose formidable allait sortir de là, de cet humble cabinet perdu dans la somnolence de la petite ville.
Et Glaber parla.
Il remonta aux origines des choses. Il évoqua, en phrases lourdes de pensées, les lointaines évolutions de la matière, les nébuleuses enflammées tournoyant à de vertigineuses vitesses dans les immensités insondables. En quelques mots, d’une précision magique, il déblayait et résumait tout le fatras des innombrables doctrines cosmologiques. Ses mots traversaient les systèmes comme des flèches de lumière. Il montra les condensations successives, les vastes périodes où les éléments organiques se brassaient les uns dans les autres, s’ordonnaient et se disposaient pour engendrer des formes nouvelles. Puis ce furent les eaux primitives sur lesquelles flottait, dit l’Écriture, « l’esprit de Dieu, » que Glaber interprétait dans le sens du principe universel, père de la vie, que l’on pouvait, en effet, qualifier de divin puisqu’il allait produire les premiers éléments biologiques d’où sortirait, comme une chaîne infinie de joyaux sans prix, la série illimitée des êtres. Dans ce milieu marin, sous l’influence combinée – et qui, sans doute, ne s’est produite qu’à ce seul et unique moment – de la chaleur et de la lumière agissant sur les éléments chimiques, apparaissait le protoplasma primitif, l’Urschleim ou gelée originelle de Oken, le probionte d’Heckel. Il avait donc un sens très profond, le mythe antique qui enseignait que Vénus était née du sein des flots, Vénus, symbole de l’amour et de la vie, éternellement jeune, éternellement belle, éternellement créatrice !…
Puis il montra le déroulement magnifique du devenir. Les premiers sages hindous et les prêtres égyptiens déchiffrant les pages liminaires du livre de la nature et atteignant dès lors à une science prodigieuse, aujourd’hui enfouie sous l’énigme du sanscrit et des hiéroglyphes. Puis il évoqua les rivages merveilleux de la Grèce. Le souffle des temps planait ; ils se promenèrent avec Anaxagore et Thalès au bord de la mer hellénique, où les îles étaient comme des vases d’or posés sur le coussin bleu des vagues. Des systèmes s’affrontèrent. Avec Thalès, la théorie neptunienne se précisait, affirmant que tout sort de la mer, tandis qu’Anaxagore, père des systèmes vulcanistes, décrivait l’action du feu agissant sur la matière et faisant jaillir les mondes sous son influx formidable. Et l’antiquité déroula ses âges. Sous le paganisme gréco-romain, mieux encore dans les mystères d’Éleusis, dans le culte de Mythra, se conservait le dogme essentiel qu’un principe mystérieux et universel, exprimé, sur le terrain philosophique et religieux, par les doctrines panthéistes circulait éternellement à travers le jeu des apparences et la multiplicité des formes. Ce principe était la même réalité, vue sous deux faces : pour le philosophe, c’était Dieu ; pour le savant, c’était la vie, générateur universel et éternel des activités et des forces.
Glaber passa au moyen-âge. Sous le langage abstrus des alchimistes, il dévoila l’ingéniosité ou la profondeur des doctrines. Dans la recherche de la pierre philosophale qui aurait le don de transmuer les uns dans les autres les éléments naturels, ou de l’élixir d’immortalité, ce qu’ils cherchaient en réalité, c’était ce même et mystérieux principe : la vie. Ce principe secret, n’était-ce pas lui que les alchimistes poursuivaient dans leurs plus folles spéculations, tel ce Prétorius lorsque, dans son Anthropodemicus Plutonicus, il exposait le moyen de créer artificiellement un être humain, « l’homunculus, » en lui appliquant le secret du principe vital ? Puis ce furent, dans le magnifique rayonnement de la Renaissance, André Vésale, Ambroise Paré, Fabrice d’Acquapendente, et tant d’autres tendant de plus en plus près les prises de l’intelligence humaine autour de l’insondable énigme.
Et Glaber vint aux temps modernes. Il montra le développement prodigieux de la science. Il énuméra les grands savants toujours penchés sur le même problème : LA VIE. Herbert-Spencer et Brownn-Séquard, Hæckel et Darwin, Cuvier et Claude Bernard. Il confronta les deux grands systèmes qui se partageait le champ clos des études biologiques : les animistes et les vitalistes. Les animistes enseignant avec Sthal, que la vie n’est pas distincte de l’âme dont elle est une propriété et une application – les vitalistes se rattachant au contraire avec Bichat, Barthez, Lordat, à l’antique vérité que la vie est un principe sui generis, à la fois distinct de l’âme et du corps. De nos jours enfin, c’était Quinton avec ses célèbres théories sur le milieu organique marin, retrouvant le principe vital dans le plasma marin. Puis ce fut Metchnikoff et sa théorie microbienne. Puis, enfin, il effleura les théories toutes récentes de Voronof qui cherche la prolongation de la vie dans la greffe de diverses glandes du corps humain et la théorie de l’anabiose par laquelle Lœb et Métalnikof regardent le froid comme le père de la vie et cherchent le principe efficient de cette dernière dans les transformations chimiques résultant de la congélation.
De cette enquête quasi fantastique à travers les philosophies et les temps, ce fait se dégageait – et c’était la conclusion essentielle de Glaber – que la vie est un principe réel et positif, donc d’une réalité objective. Ce principe est à la fois matériel et immatériel. On peut par approximation s’en faire une idée en le comparant à l’électricité qui, sans être le principe vital lui-même, en est cependant une des réalités actuellement connues qui s’en rapproche le plus. L’électricité est conjointement matérielle et immatérielle, puisque ses effets sont tangibles et positifs, quoiqu’elle soit, par elle-même, invisible, inodore, insaisissable, impalpable. Un autre élément, qui nous donne une connaissance lointaine du principe vital, c’est le fluide magnétique, cette force mystérieuse, mais indéniable, qui émane de notre système nerveux, traduisant par sa présence quelque chose du principe intime de la vie. Les propriétés du radium en donnaient aussi, dans leur sphère, une expression et une intuition.
Or, que la vie soit un élément réel, actif, objectif, distinct des organismes qu’elle anime, quoiqu’intimement liée à leur substance, c’est ce dont de grands esprits avaient eu depuis longtemps l’intuition. La vie, n’était-ce pas la psuké de Pythagore, l’âme physiologique d’Hippocrate, le pneuma d’Athénée, l’arche de Paracelse, l’opifex rerum, l’âme des choses, de Basile Valentin et des alchimistes au moyen-âge, le fluide universel de van Helmont et de Mesmer, l’esprit très subtil de Newton, l’od de Reichenbach ? Le problème se délimitait donc et se simplifiait, tout en restant d’ailleurs formidable. Une fois admis que la vie était un principe réel et latent dans les choses, ne serait-il pas possible de le dégager de l’enveloppe des phénomènes, comme un diamant de sa gangue, de l’obtenir par analyse ou de le reconstituer par synthèse, et de l’obtenir en définitive dans la cornue du laboratoire ? C’est ce que Glaber avait pensé, c’est à quoi il travaillait depuis 30 ans, et c’est ce qu’il avait maintenant réalisé. Il avait violé le grand secret. Il était le maître de la vie.
Il cessa de parler. Depuis trois heures, sans arrêt, il ouvrait et développait devant Barrel ébloui les plus prestigieux horizons. Il avait terminé son exposé avec une fougue de foi et d’orgueil qui faisait frissonner son disciple. Il épongea son front où la sueur perlait. Puis, brusquement, il s’approcha de Barrel, lui saisit le poignet d’une étreinte nerveuse et dure comme de l’acier, et lui dit d’une voix altérée :
« Venez »
Par une porte qui découpait un angle de la bibliothèque, ils accédèrent au laboratoire. Il était peuplé d’appareils, inconnus à Barrel, qui avaient été inventés et construits par Glaber. Un jeu infini de serpentins s’enroulait en longs méandres, plongeait dans des cornues, s’abouchait dans des tubulures, dans une suite de condensateurs et de transformateurs. À l’extrémité du mécanisme, s’épanouissait une ampoule, d’une contenance d’un demi-litre environ, et dont l’aspect étonna Barrel. Extrêmement translucide, ce n’était pourtant ni du verre, ni du cristal. Glaber expliqua que le principe vital, essentiellement dynamique, recèle une énergie formidable. Il avait fallu qu’il combinât, pour le contenir, un métal nouveau susceptible de résister à la pression de l’élément condensé. À première vue, l’ampoule paraissait blanche et vide. En regardant avec plus d’attention, on distinguait à l’intérieur de l’ampoule une vibration continue qui se tordait sur elle-même en une giration d’une formidable vitesse. Là reposait le principe des choses, l’élément dernier de la vie, le « primum movens » de la matière organique. À côté, dans d’autres appareils, le mystérieux élément subissait la préparation nécessaire pour qu’il puisse être pratiquement utilisé. C’était là, à l’état pur, dépouillé, natif, la force créatrice et conservatrice. Il suffisait, expliquait Glaber, de l’injecter, selon le mode par lui déterminé, à l’être vivant, pour qu’il fût soustrait à la mort et soumis désormais à la seule loi de l’immortalité.
Barrel se risqua :
« Vous avez expérimenté, maître ?
– Oui, sur des animaux.
– L’expérience a réussi ?
– D’une manière absolue. »
Ce fut dit d’un ton tranchant, décisif, où passait la foi des absolues certitudes.
Barrel se taisait. Les réflexions se heurtaient en désordre dans sa tête. Longtemps, Glaber l’observa en silence. Puis il s’approcha d’une fenêtre, entrouvrit le volet. C’était le soir. Le soleil déclinait sur l’Ardèche : la montagne de Rochemaure ressortait d’un bleu dur sur le fond embrasé du ciel. Le crépuscule déjà faisait couler dans les rues un fleuve sombre. Alors, Glaber de nouveau saisit la main de son disciple, prononça le même mot fatidique : « Venez » et l’entraîna dehors.
Barrel demanda :
« Maître, comment appelez-vous votre découverte ? »
Glaber répondit :
« Je la nomme de la première et de la dernière lettre de l’alphabet grec : alpha et oméga, le commencement et la fin, c’est-à-dire le principe même des choses… »
CHAPITRE IV
L’EXPÉRIENCE
Ils descendaient rapidement la pente du Prado. Un peu de vent faisait frissonner les platanes de la place des Clercs. Ils atteignirent la Grand’rue qui était vide et morte. L’ombre déjà drapait les façades. Très vite, ils passèrent devant l’hôpital et tournèrent brusquement sous la voûte qui le sépare des immeubles voisins. Perdu dans ses pensées, Barrel s’était à peine rendu compte du chemin que lui faisait parcourir son maître. Il se retrouva devant la haute porte, perpétuellement fermée d’habitude, porte de dégagement, qui donne sur la rue Coucourdier. Depuis longtemps, en raison de son universelle célébrité dans les questions biologiques, Glaber était autorisé à venir à l’hôpital observer des cas médicaux intéressants. De sa clef, il ouvrit la porte qui dégagea l’orifice d’un corridor. Barrel et Glaber s’y engouffrèrent. Au bout du corridor, ils prirent en biais une cour solitaire où vivotaient quelques maigre platanes et que surplombaient des rangées rectilignes de fenêtres. Puis un deuxième corridor les amena devant une petite porte. Glaber l’ouvrit et Barrel pénétra dans un local étroit, sombre, aux murs nus, qu’éclairait mal, dans le crépuscule tombant, un hublot percé à proximité du plafond. Une odeur étrange flottait, un relent de pharmacie sur la base d’une odeur fade à la fois et pénétrante. Glaber avait tourné le commutateur. L’électricité projeta sa clarté froide sur la blancheur crue des murs. Elle laissa voir, au milieu de la pièce, une table, et sur cette table un cadavre : c’était le dépôt des morts avant les funérailles.
Une fiche de papier, épinglée à la chemise, indiquait : Albert Lantard, 55 ans, broncho-pneumonie double. L’homme était mort la veille et il était là, déjà rigide, promis à la décomposition inévitable qu’annonçaient déjà le pincement des narines, la coloration jaune des globes oculaires, la bouffissure verdâtre des joues.
Glaber, immobile, les bras croisés, regardait le cadavre. Une âpre réflexion barrait son front d’une lourde ride. Hésitait-il au seuil de l’expérience suprême ? Brusquement, il se décida. Ses mains, nerveusement, ouvrirent une cassette qu’il avait apportée du laboratoire. Barrel aperçut une ampoule du même et mystérieux métal qu’il avait déjà vu. À l’extrémité effilée de l’ampoule s’adaptait une mince et longue aiguille de platine. Une petite pile électrique s’y ajustait. Un silence absolu pesait. On n’entendait que le crissement métallique de l’appareil entre les mains de Glaber. Dans cette salle des cadavres régnait déjà une atmosphère de tombe, un air lourd, immobile, et d’un tel poids qu’on y étouffait. Cependant, Glaber ouvrit une petite trousse et en retira un scalpel. Il s’approcha du cadavre, releva la manche sur le bras gauche. La lame aiguë entailla la chair – la chair sans réaction des morts. En quelques secondes, il eut atteint les ramifications du plexus nerveux. Dans l’épaisseur des tissus, il enfonça horizontalement l’aiguille que prolongeait l’ampoule. Puis l’appareil déroula ses méandres et la pile électrique se mit à jouer : il fallait injecter, dans l’intérieur du système nerveux, le fluide vital condensé dans l’ampoule.
Quand tout fut prêt, Glaber fut saisi d’une telle émotion, d’un tel vertige qu’il dut s’appuyer à la muraille. Barrel entendait dans le grand silence son cœur battre et tous deux immobiles, sans un mot, devant ce cadavre où allait peut-être se produire le plus grand prodige de tous les temps, attendirent.
Des minutes passèrent – et, soudain, ils virent.
Le cadavre – mais était-ce encore un cadavre ? – était tordu d’une brusque secousse qui le traversait des pieds à la tête. Le corps sembla se crisper sur lui-même, se ployer en deux, puis, brusquement, se détendre et retomber sur la table. Hagards, affolés, Barrel et Glaber regardaient ce cadavre… non… cet homme, qui était mort, et qui se réveillait à la vie.
Il y eut un temps d’arrêt dans le processus du phénomène. Puis, d’un coup, comme mu par une projection irrésistible, l’homme étendit les bras dans une tension de tous ses muscles. Glaber se précipita, retira l’appareil, qu’il laissa dans son trouble retomber sur le sol, où il se brisa.
Et alors le ressuscité bondit sur ses pieds et se leva. Il tenait de l’automate et de l’homme ivre. Des gestes saccadés et brefs ployaient ses membres. En même temps, il chancelait et ses pas mal assurés glissaient sur les dalles.
Réfugiés dans l’angle du mur, le maître et le disciple n’osaient faire un geste ni rompre le silence. L’homme, un instant, se tourna vers eux et les regarda. Les voyait-il ? Mais non ! Ses yeux restaient vagues, encore noyés de la grande nuit de la mort. Il se traîna vers la porte, l’ouvrit et disparut dans le corridor.
Alors, sur Glaber et sur Barrel, une sorte d’immense angoisse tomba. Quelque chose les saisit à la gorge, sembla les broyer d’émotion et de terreur. La terreur, la peur ! une peur énorme, formidable, irraisonnée, se jeta sur eux et les roula dans un grand tourbillon mystérieux. Glaber eut peur de son œuvre, peur de ce qu’il avait fait, peur de sa découverte, peur de lui-même. Une seconde, il trembla comme un enfant. Il s’épouvanta devant l’insondable secret qui était à présent le sien. Pareil à Satan, il avait cueilli les fruits de l’arbre de la Science et avait écouté la parole du Serpent : Eritis sicut Deum, vous serez semblables à Dieu ! Cela ouvrait devant sa pensée un abîme où il avait l’impression de sombrer, de tomber sans fin, dans des profondeurs illimitées. Oui , il s’égalait à Dieu, puisqu’il avait le secret de la vie… et pourtant, il tremblait, il suait de peur et d’angoisse comme si une main formidable sortait de l’ombre et se tendait vers lui pour l’étouffer !…
Barrel vit son trouble et vint à son aide. Affectueusement, il lui saisit le bras. Ce contact parut ramener Glaber à la réalité. Il passa une main égarée sur son front moite. Puis, brusquement, il rugit : « Sauvons-nous ! Sauvons-nous ! » Ce fut moins qu’un cri ; ce fut une sorte de rauquement dont Barrel eut le sang glacé. Comme un fou, Glaber se jeta dans le corridor. Barrel courait à sa suite. Ils franchirent la porte et se perdirent dans les ténèbres.
Le surlendemain, le Journal de Montélimar publiait cette note :
À L’HOPITAL
UN FAIT ÉTRANGE
« Un fait des plus étranges vient de se produire à l’hôpital. Mercredi, un habitant de notre ville, M. Albert Lantard, âgé de 55 ans, était décédé dans la salle 136. Il avait succombé à une broncho-pneumonie double. Le décès, constaté par les deux médecins traitants, ne faisait aucun doute. En conséquence, le défunt fut descendu au dépôt habituel des corps, en attendant l’arrivée de la famille qui habite Sauzet.
Or, jeudi soir, vers 10 heures, quelles ne furent pas la stupeur et l’épouvante d’une religieuse passant dans un corridor de l’hôpital en apercevant Lantard qui suivait le corridor en se traînant le long du mur. Il fut aussitôt porté dans un lit et se trouvait dans l’impossibilité de dire un seul mot. Les médecins aussitôt appelés ont constaté la disparition absolue de toutes les lésions pulmonaires auxquelles Lantard avait succombé la veille. Aujourd’hui, il est encore très faible et semble hébété. Il a commencé cependant à dire quelques mots, mais, malgré les interrogations les plus pressantes, il est impossible de l’amener à s’expliquer sur les circonstances de son retour à la vie. On se perd en hypothèses sur cet événement qui a jeté une grosse émotion dans les milieux médicaux de notre ville. »
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(Henry Guenser, in Journal de Montélimar et de la Drôme, soixante-quatrième année, n° 28 et 29, samedis 9 et 16 juillet 1921 ; « La Panacée universelle, » illustration de Carlo Farneti pour la collection artistique des laboratoires Somnothyril, c. 1931-32)