Les doigts de Sir John émergeaient de la manche en soie de sa robe de chambre et frappaient la table de chêne sombre. Carson, qui se tenait debout, fort droit, devant la cheminée, n’avait pas vu le geste qui lui désignait un siège ; il était saisi de colère en constatant à quel point ce tapotement dénotait d’indifférence. Ce vieillard était pourtant le père de Pelham !

Il s’était figuré les choses autrement, car il était impossible de déchiffrer le visage immobile, au regard impénétrable, de l’homme enfoncé dans les coussins d’un fauteuil de malade.

Carson joignit les talons avec une raideur toute militaire et dit sèchement :

« J’avoue que je ne comprends pas ! »

Son hôte répliqua d’une voix étonnamment blanche :

« Peut-être n’est-il pas absolument nécessaire que vous compreniez. »

Les mots affectaient une courtoisie étudiée, mais leur ironie voilée n’échappa point à l’officier.

« En effet. Mais si Pelham était votre fils, il était aussi mon ami et je suis ici parce qu’il m’a prié…

– Bien entendu, interrompit Sir John. Veuillez m’épargner les formules. Il est mort. Il a été convenu que vous viendriez me dire qu’il est mort en brave, et il est probable qu’il vous eût rendu le même service si les rôles avaient été renversés. Les Pelham meurent toujours bien, c’est de tradition. Toutefois, si vous insistiez… »

Carson refoula son assentiment.

« Il s’est présenté des circonstances qui ont paru rendre ma mission utile… Cependant…

– Veuillez continuer.

– Alors, je serai bref, reprit Carson en s’approchant de la table.

Lorsque je l’ai vu pour la dernière fois… vivant, il se trouvait dans une petite hutte. Nous étions en terrain ennemi nouvellement occupé et cette cabane s’élevait dans une clairière ; elle pouvait avoir appartenu à un bûcheron et ne contenait que quelques gros meubles. Plusieurs d’entre nous furetaient dans l’unique pièce. Pelham gravit une échelle qui conduisait à un petit grenier ; je l’entendis remuer, frotter des allumettes, puis tout retomba dans le silence ; je m’approchai de l’échelle et l’appelai.

« Il n’y a rien ici qu’un vieux coffre vide, me cria-t-il, et il se mit à rire. Quelqu’un m’a fait une farce… j’ai cru que c’était un serpent ! »

J’entendis retomber le couvercle du coffre et Pelham descendit.

À moitié chemin, il se retourna et me fit face ; il tenait, dans chaque main, l’extrémité d’une ceinture, comme s’il allait en entourer sa taille. Ce qui me frappa, ce fut l’expression de son visage. »

Sir John insista :

« Quelle était cette expression, je vous prie ? »

Carson parut se ressaisir avec effort.

« C’est justement là ce que je veux essayer de vous expliquer. »

Il se laissa tomber sur le rebord de la table et balança nerveusement une de ses jambes.

« Ses yeux avaient un regard qu’on ne devrait jamais voir dans ceux d’un homme. Vous avez rencontré des chiens qui sont à la fois méchants et poltrons : ils veulent vous sauter à la gorge, mais quelque chose les en empêche. »

Il poussa un long soupir et conclut :

« Il leur ressemblait. »

Sir John regarda une des mains de son visiteur qui avait saisi le rebord de la table ; les jointures en étaient livides. Il dit :

« Ainsi, il ressemblait à un chien. Ensuite ? »

Le jeune homme se détendit devant ce calme et reprit :

« Je lui parlai et il ne me répondit pas ; il continua à descendre en nous faisant toujours face. Mes compagnons se rassemblaient derrière moi et nous regardions tous Pelham.

Il se déplaçait comme s’il rampait… Oui, je crois que c’est l’expression exacte. Et il nous observait sans sourciller. Personne ne parlait.

Lorsqu’il atteignit le sol, il se dirigea vers la porte qui s’était refermée et tâta d’une main pour trouver le loquet, tout en ne lâchant pas la ceinture. Enfin, il ouvrit la porte d’un coup de pied. Alors, je compris que nous le perdions… si toutefois vous pouvez saisir ce que je veux dire… et qu’il fallait le sauver, l’arracher à je ne savais quel danger ! »

La voix de Carson était étrangement contrainte.

« Je voulus l’arrêter… je vous affirme que je le tentai et je me précipitai vers lui !

– Et la ceinture ? interrompit doucement Sir John.

– La ceinture ! répéta son interlocuteur d’une voix morne. Ah ! oui… il ne cessait de la tenir, comme je vous l’ai dit.

– Mais il s’échappa ?

– Oui ; il poussa un affreux cri et bondit au-dehors. Alors, nous nous précipitâmes, mais il avait atteint les arbres et nous l’entendions courir et casser des branches comme s’il n’y avait pas eu un Boche à dix lieues à la ronde. Voilà comment il partit. »

Le lourd silence qui suivit ne fut troublé que par la chute d’un charbon dans le foyer.

Carson releva la tête en poussant un long soupir. Puis il prit un paquet de cigarettes dans sa poche, en mit une entre ses lèvres, mais ne l’alluma pas.

« J’attends, dit la voix de Sir John.

– Vous attendez ?

– Voyons ! Vous me déclarez que mon fils est mort et, si j’ai bonne mémoire, vous m’avez dit qu’il est mort bravement. Or, jusqu’à présent, votre récit évoque l’idée d’une désertion. Je désire des détails.

– Ah ! oui… des détails ! Mais vous n’y ajouterez pas foi ; il faudrait avoir vu…

– Veuillez avoir la bonté de continuer, dit Sir John en se renversant parmi ses coussins et en fermant les yeux.

– Voici : le troisième soir après celui-là, nous avions avancé après un tir violent de mitrailleuses. Je me souviens que la nuit tombait. Harvey, mon sergent, s’approcha et demanda à me parler.

– J’ai vu le lieutenant Pelham, dit-il d’un air bizarre.

– Il est mort ? demandais-je, certain de la réponse qui allait m’être faite.

– Oui, reprit Harvey ; mais il y a quelque chose d’étrange ; voulez-vous venir voir ? »

Je le suivis. »
 
 

 

La voix de Carson redevenait contrainte. Sir John se pencha en avant et le regarda fixement dans les yeux.

« Nous arrivâmes à un endroit découvert où il y avait encore assez de jour pour voir le spectacle le plus effroyable qu’il m’ait été donné de contempler !

Tout d’abord, j’aperçus Pelhan, assis contre un arbuste, le menton appuyé sur ses genoux, les yeux fixés droit devant lui… mort. Mais, autour de lui, il y avait cinq fantassins allemands, rangés en cercle et également morts. Ils n’avaient pas été blessés par une arme à feu, ni gazés… Chacun d’eux avait la gorge ouverte, oui, ouverte ! »

Carson se pencha vers le vieillard et sa voix devint aiguë tandis qu’il lui demandait, presque en gémissant :

« Vous me comprenez, n’est-ce pas ?

– Il est normal qu’ils aient eu la gorge ouverte, dit Sir John avec un grand calme. Achevez votre récit. »

L’officier rassembla son sang-froid.

« Puisque vous comprenez, cela rend les choses plus faciles. J’ai vu des hommes… (il introduisit les doigts dans le col de sa tunique comme si celle-ci l’étouffait.) J’ai vu des hommes mourir de bien des façons, monsieur, mais pas… pas ainsi !

Pelham, lui, n’avait aucune marque… j’ai regardé. »

Le père se pencha en avant, mais ce geste d’intérêt ne se refléta pas sur son visage impassible.

« Et la ceinture ?

– Il ne l’avait pas gardée ; elle gisait à ses pieds, enroulée sur elle-même.

– Montrez-la-moi.

– Oui, car je l’ai prise, je ne sais pourquoi, et je l’ai jetée dans mon sac. Le lendemain, j’ai été blessé et je sors à peine de l’hôpital ; c’est pourquoi je ne suis pas venu plus tôt. »

Sir John actionna brusquement les roues de sa chaise, s’approcha de l’officier et étendit la main en disant :

« Donnez-la-moi. »

Carson hésita un instant, puis tira de sa poche un petit paquet qu’il posa sur la table.

« Elle est là, marmotta-t-il, mais ce maudit objet m’inspire de la répulsion… »

Le vieux gentilhomme ouvrit prestement le papier et en secoua le contenu devant lui. La ceinture était étroitement roulée ; elle était d’un brun pâle, mince et flexible, et portait à une extrémité une boucle de métal sur laquelle des caractères étaient gravés. Il y avait une loupe sur la table et Sir John s’en servit pour examiner la bande avec soin, mais sans la toucher.

Enfin, il se renversa sur sa chaise et frappa la paume de sa main avec la loupe d’un air pensif. Puis il dit :

« Capitaine Carson !

– Monsieur ?

– Écoutez attentivement ce que je vais vous dire et suivez mes instructions avec soin. Prenez cette ceinture dans une seule main, portez-la dans la cheminée et posez-la sur les charbons. Quand elle sera complètement brûlée, vous me le direz. »

Carson se dressa lentement ; d’une main qui hésitait et tremblait un peu, il saisit la ceinture et la souleva. À ce moment, elle se déroula et il la saisit à deux mains.

Pendant une fraction de seconde, son corps parut devenir rigide, puis il commença à s’éloigner de la table, à reculons, sans bruit, furtivement.

Tenant une des extrémités de la ceinture dans chaque main, il leva vers Sir John des yeux où brillait une étrange et sinistre lueur. Sa langue pendait hors de sa bouche.

Sir John Pelham poussa un juron et jeta la loupe de toute sa force sur le visage convulsé de Carson, en criant furieusement :

« Jetez-la !… Jarvis ! »

À cet appel, un vieux domestique entra vivement. Il vit son maître soulevé sur les bras de son fauteuil, tremblant encore de l’effort qu’il venait de faire et regardant d’un air bizarre son visiteur en uniforme.

Carson chancelait et pressait contre son visage une main entre les doigts de laquelle coulaient des gouttes de sang.

À ses pieds se trouvaient la ceinture et la loupe brisée.

Jarvis s’approcha de Sir John et attendit ses ordres.

Celui-ci se renversa sur son fauteuil avec lassitude.

« Prenez les pincettes, Jarvis, et ramassez cette courroie, mais ne la touchez pas avec vos mains. Bien. Mettez-la dans le feu et maintenez-l’y fortement. »

Tous trois contemplèrent l’incinération en silence. La ceinture se tordit sous l’action de la chaleur, brûla, fut réduite en cendres.

« Jarvis ! dit le vieillard.

– Monsieur ?

– Allumez les lumières et apportez du cognac à Monsieur. Allez également chercher de quoi panser sa blessure. »

Puis il reprit, en s’adressant à Carson :

« Asseyez-vous, mon cher, et reprenez vos esprits. Je regrette d’avoir été obligé de vous frapper, mais, étant donné les circonstances, vous reconnaîtrez, je pense, que c’était absolument indispensable.

– Je ne comprends pas, dit faiblement Carson en se laissant tomber sur une chaise. Je suis… je me suis senti… je ne sais pas… »

Sa voix s’éteignit et sa tête s’affaissa sur sa poitrine.

« Avez-vous faim ?

– Pourquoi me demandez-vous cela ? Grand Dieu, non ! Je ne pourrais manger… je… »

Jarvis lui tendit un verre de cognac. Sir John ordonna :

« Conduisez-moi vers la bibliothèque du fond ; je veux y prendre un livre. »

Quelques instants plus tard, le vieux serviteur avait ramené près de la table son maître, qui feuilletait les pages d’un petit volume parcheminé et certainement fort ancien.

Carson se versa en frissonnant une autre rasade, tandis que son hôte tournait les feuillets qui craquaient. Lorsqu’il eut trouvé ce qu’il cherchait, il parcourut une page en silence, pendant un instant, tout en soulignant les lignes du doigt, puis il regarda l’officier.

« Voilà qui vous intéressera sans doute, capitaine ; lisez ! » et il lui indiqua l’endroit.

Carson déchiffra l’étrange grimoire écrit à la main :
 

« Un austre moyen d’après lequel des hommes sonct devenuz loups-garous, c’est qu’ils s’ectaient procurez de quelque manyère une ceincture faite en peau humaine. D’après une authentique chronique, un gentil homme possédaict semblable ceincture que gardaict en un coffre secrect et fermez. Il se trouva que ce coffre demeura ouvert et que son jeune filz prist la bande et s’en ceignit. En un instant, le jouvenceau fut muez en beste féroce, mais le gentil homme eut fortune d’apparaistre et d’arrachez vitement la ceincture. L’enfant fut guari et oncques ne se souvinct de rien, sinon qu’il avaict grand appétit. »
 

Le livre glissa des mains de Carson, qui, les yeux agrandis, regarda le visage impassible de Sir John.

Lorsqu’il put retrouver la parole, il balbutia :

« Juste Ciel ! Vous ne croyez pas… vous ne pouvez pas croire…

– J’espérais, répondit le vieillard, j’espérais vraiment que vous auriez faim ! »
 
 

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(Joseph Mc Cord, « The Girdle, » in Weird Tales, février 1927. Traduit de l’américain par Myriam Don-Desportes, « Nos Contes, » in L’Ami du peuple, première année, n° 28, dimanche 2 décembre 1928 ; «  Un Conte d’action, » in Dimanche-Illustré, septième année, n° 326, dimanche 26 mai 1929. L’illustration est extraite de cette dernière publication)