Darwin l’a dit, et on le lui a fait assez répéter : Nous descendons du singe.
Je le crois volontiers quand j’examine autour de moi les magots attardés qui, de nos jours encore, forment le chaînon qui nous relie à nos aïeux, les anthropopitèques et les anthropoïdes des époques préhistoriques. Ces animaux-là, sans aucun doute, n’ont point changé depuis l’âge du mammouth et du renne. Comme leurs ancêtres de Sorde, dans les Landes, où Lartet les découvrit, de Saugé et d’Engis, où Chaplain les étudia, ils sont restés prognathes, cannibales, troglodytes. S’ils font de la politique, et nous le voyons chaque jour, s’ils s’occupent d’art ou de science, c’est toujours avec la gaucherie inhérente aux animaux savants qu’on voit dans les rues et les cirques, jouant de la flûte, battant du tambour, se faisant des politesses à table, mais dévorant les chandelles quand le maître a le dos tourné.
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Le darwinisme en a fait réfléchir de plus savants que moi. J’ai pensé cependant un jour à compléter son système. Car il est incomplet. Pour dix hommes qui viennent du singe, je pourrais, en écrémant d’abord la Chambre, le Sénat et les cinq Académies, en trouver mille qui, chaque jour, y retournent avec une telle rapidité, une telle constance qu’on peut dès à présent dire qu’ils y sont arrivés.
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Or, les aspirants-singes, constituant l’immense majorité de notre belle société actuelle, étant aussi mieux armés, mieux cuirassés que leurs congénères dans la lutte pour l’existence, ne faut-il pas croire, appliquant les lois de la sélection naturelle, qu’ils finiront par couvrir inclusivement la surface du globe et qu’ils s’organiseront fatalement d’après leur idéal, lequel place l’âge d’or, non point dans l’avenir, mais dans le passé. N’est-ce point ce qu’ils disent déjà ?
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Oui, il en doit être ainsi. Ceux qui viennent du singe doivent être, un jour, effacés du monde par ceux qui y retournent, et je prévois l’époque où notre race, rendue à ses cocotiers, pourra jouir en paix de ses triomphes, avec nos cousins du Brésil et des Indes.
Ce sera le couronnement de la politique coloniale.
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Et qui sait ? Cette société de singes-là vaudra peut-être bien la nôtre. Dans un état de singes où tout le monde est également bête, également égoïste, également vorace, il y aura peu de place pour les inégalités sociales. Ce n’est que dans nos sociétés civilisées que l’intelligence est exploitée par la bêtise, le cœur par l’égoïsme.
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Vous représentez-vous, par la pensée, nos descendants rendus à l’ancien paradis terrestre, discutant sur leurs origines et reconstituant leur histoire – préhistorique – comme nous avons reconstitué la nôtre ?
Vous figurez-vous un Darwin singe, exposant à sa bande la descendance du singe et plaçant l’homme au berceau de la race ?
« Messieurs, dira le vénérable savant à quatre mains, je n’ignore point que, de nos jours encore, mon système blesse bien des susceptibilités mesquines, éveille bien des colères fanatiques. « Le singe, descendre de l’homme ! s’écrient les ignorants. Une telle proposition, c’est l’injure, l’injure la plus sanglante qu’on puisse faire à la race simiesque. Nous avons une queue, emblème de la grâce, quatre mains, organes de force et d’agilité, une mâchoire capable de briser les cocos les plus durs, des bras qui nous permettent de nous chatouiller la plante des pieds sans nous baisser, une politique rationnelle et simple qui contente tout le monde. Quand avons-nous frappé d’impôts les singes indigents de la communauté ? Quand a-t-on chez nous des monarchistes et des opportunistes, des budgets du culte, une conscription, des octrois ? Nous n’avons point de Sénat ; nous ne connaissons ni les contributions ni les sinécures. Tout démontre donc à l’évidence que notre espèce est sans parenté avec l’ancienne espèce humaine aujourd’hui disparue, et que nous sommes autant supérieurs à l’homme par l’intelligence que le cocotier l’est au cresson par la taille. »
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« Ces objections, Messieurs les singes, continue le savant à poils, n’ébranlent pas mon système. Loin de moi la pensée de froisser un amour-propre que je suis le premier à louer, à partager moi-même. Mais, de ce que nous sommes infiniment plus perfectionnés que l’homme, s’ensuit-il que nous n’en provenions pas ?
L’influence des milieux, un air plus pur, loin des assemblées délibérantes et des ministères, une nourriture plus saine que celle des Bouillons, la disparition des postes officiels, la suppression des pièces et des romans d’Ohnet, n’ont-ils pu exercer sur nos barbares ancêtres, les hommes du XIXe siècle, cette influence heureuse qui d’eux a fait ce que nous sommes ?
Eh ! comment auraient-ils été sages, ces animaux qui avaient supporté Ferry, été administrés par Poubelle, qui ne comprenaient la société qu’empoisonnée de philosophes et de curés, de princes et de généraux ; qui passaient leur temps à faire subir des examens, à ériger la sottise en système d’après des règles fixes ?
Comment n’auraient-ils pas disparu du globe, ces animaux imbéciles, qui portaient leur honneur à leur boutonnière, – dont Wilson était le décorateur patenté, – qui emmagasinaient des richesses incalculables, tandis que d’autres crevaient littéralement de faim – sous la protection des lois ? »
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« Aujourd’hui, continue le docte et sage orang-outang, aujourd’hui, grâces soient rendues à la justice souveraine qui règle les événements du monde ; aujourd’hui, le protoplasme et le bathybius, la moule et l’infusoire sont arrivés à leur complet développement. Le singe est le roi de la création. L’âge d’or succède à l’âge de fer, et la paix règne en maîtresse sur le monde.
À chacun de nous incombe le devoir de perfectionner cet épanouissement de la matière pensante, d’activer l’évolution de l’être organisé. Songez, singes mes frères, de quelles basses origines nous sommes partis. Songez à l’homme notre aïeul ; voyez dans quel état d’abaissement vivaient ces populations primitives du globe ; elles ignoraient nos libertés ; la pureté de nos mœurs leur était inconnue, ils déraisonnaient sur tout et ne connaissaient que l’oppression. Fasse le Dieu des singes – s’il en est un – que de pareils temps ne reviennent plus, et que nous ne retournions jamais à l’époque néfaste où nous étions hommes. »
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Pas si bête déjà, le singe dont je parle, et je n’oserais garantir que sa philosophie n’est pas supérieure à la nôtre. En tout cas, elle mérite d’être étudiée.
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(Paul des Blés, in Le Cri du peuple, cinquième année, deuxième série, n° 1646, mardi 1er mai 1888 ; caricatures de Darwin par Frederick Waddy, in Cartoon Portraits and biographical Sketches of Men of the Day, Londres : Tinsley Brothers, 1873, et Gill en couverture de La Petite Lune n° 10, août 1878)