La Porte ouverte est heureuse de partager aujourd’hui un jolie nouvelle fantastique de Jean de Baroncelli. Inspirée manifestement par « Les Oiseaux » de Daphné du Maurier, parue un an plus tôt dans le recueil The Apple Tree, elle nous a semblé néanmoins suffisamment attachante pour mériter sa place sur notre blog.
MONSIEUR N
Cette histoire s’est passée, voici quelques années, au lieudit de « La Mort l’Oiseau, » près du village de Senonches, dans l’Eure-et-Loir.
Ils achevaient de dîner, quand ils entendirent tinter la clochette de la grille d’entrée. Ils crurent d’abord qu’un coup de vent avait secoué le portail ; mais aucun arbre ne remuait dans le jardin, et le tintement venait de reprendre, plus insistant que la première fois.
« À cette heure… qui cela peut-il être ? » dit Monique.
Les deux frères et les deux belles-sœurs ne recevaient jamais de visite. La propriété qu’ils habitaient était située à plus d’un kilomètre du village, et ils n’avaient pour voisin qu’un vieil hobereau dédaigneux avec qui ils n’avaient pas cherché à faire connaissance. Ils savaient qu’on leur tenait rigueur dans la région de leur jeunesse, de la liberté de leur allure, et surtout d’une fortune trop récemment acquise. L’argent, qui permet à Paris de s’introduire n’importe où, éveille encore la méfiance en province. Ils supportaient, tous les quatre, fort allègrement ce discrédit ; c’était pour se reposer du samedi au lundi et pendant les vacances qu’ils avaient acheté la maison, et ils eussent trouvé insupportable d’avoir à entretenir des relations avec les gens du pays. Le tintement de la cloche avait cessé. Un pas hésitant, comme d’une personne qui aurait craint d’avancer, fit crisser le gravier de l’allée.
« Irma a ouvert la porte, » dit Monique.
Presque aussitôt, un bruit assourdi de discussion monta du vestibule. Ils reconnaissaient la voix de la bonne à ses éclats, mais ne distinguaient aucune parole.
« Sonne cette fille, dit Marcel à Germaine… Qu’on sache ce qui se passe ! »
Irma était une petite paysanne plutôt rougeaude à l’état naturel. Ils furent surpris de sa pâleur, quand elle entra dans la salle à manger. Avant de parler, elle referma avec précaution la porte derrière elle.
« C’est une vieille femme, déclara-t-elle, qui veut voir ces messieurs-dames.
– Vous lui avez dit que nous étions à table ?
– Oui. Elle a répondu qu’elle attendrait.
– Elle est du pays ?
– Sûrement pas. Quand je lui ai demandé son nom, elle m’a répliqué que vous ne deviez pas la connaître. »
Irma avança de quelques pas vers Marcel et, baissant le ton :
« Sauf votre respect, elle m’a paru un peu toquée… C’est pas le genre de bonne femme qu’on aime rencontrer la nuit !…
– Comment cela ?
– Lorsque j’ai ouvert la porte, elle m’a dit : « Bonsoir, Juliette ! » Puis elle s’est mise à rire : « Bien sûr que vous n’êtes pas Juliette, mon enfant ! » Elle me regardait droit dans les yeux, mais j’avais l’impression qu’elle ne me voyait pas et que j’étais devenue transparente, et qu’elle voyait à travers moi…
– Est-elle convenablement habillée ? demanda Germaine.
– Elle n’a ni chapeau, ni manteau. Pourtant, sa robe est propre. C’est une robe comme un uniforme. Madame me comprend : une robe de toile grise, sans aucun ornement.
– Peut-être passe-t-elle pour une quête, » dit Monique.
Irma hocha la tête :
« Elle n’aurait pas mangé depuis plusieurs jours que cela ne m’étonnerait pas.
– Alors, donnez-lui cent francs et priez-la de repartir, » dit Gérard, le cadet des deux frères.
La bonne quitta la pièce. Ils entendirent de nouveau un murmure confus de voix. Puis Irma réapparut, le billet de cent francs à la main.
« Elle ne veut pas d’argent. Elle prétend qu’elle n’en a pas besoin, qu’elle n’est pas une mendiante. « Je désire simplement parler aux propriétaires de cette maison, » qu’elle a répété.
– Que faisait-elle, lorsque vous l’avez retrouvée ? demanda Gérard.
– Elle était revenue sur le perron. Elle avait la tête en l’air et semblait chercher quelque chose le long du toit… J’ai pas compris ce qu’elle bougonnait. »
Ils s’interrogèrent tous les quatre du regard. Ce fut Monique qui parla la première :
« Recevons-la, dit-elle. J’ai l’impression que nous ne nous en débarrasserons pas autrement. »
*
Ils avaient l’habitude de se réunir après le dîner, dans un living-room qui donnait de plain-pied, par trois portes-fenêtres, sur la terrasse et le parc. On était en juillet ; le jour achevait seulement de décliner. Une lueur mauve cernait à l’horizon la ligne sinueuse des coteaux boisés. Ils avaient laissé ouvertes les trois portes-fenêtres et le souffle du soir leur apportait une âcre odeur de géraniums et d’œillets d’Inde.
Quand les hommes se furent servis un verre d’alcool et que les femmes eurent pris place sur leur chaise de repos, ils prièrent Irma de faire entrer la visiteuse.
Elle apparut et, aussitôt, ils se sentirent rassurés. L’inconnue était beaucoup plus âgée qu’ils ne l’avaient imaginé : elle devait approcher de ses quatre-vingts ans. Petite, d’une extrême maigreur, elle se tenait droite et raide dans sa robe de toile. Non seulement, comme l’avait déclaré Irma, elle ne portait pas de chapeau ni de manteau, mais on ne lui voyait ni gants, ni sac, ni aucun accessoire de toilette. Elle ne venait certainement pas de bien loin, encore que ses souliers fussent maculés de poussière.
« Avancez, madame, » dit Monique.
Elle ne bougea pas. Sans leur prêter la moindre attention, elle regardait en direction du parc et semblait fascinée par la vue des massifs et des pelouses qui s’étendaient au pied de la terrasse. Ses lèvres remuaient faiblement, mais aucun son n’en sortait. Pourtant, à un moment, ils crurent l’entendre qui murmurait :
« Mes petits ! »
« Eh bien, madame ! » s’exclama Marcel.
Elle tressaillit et, pour la première fois, parut s’apercevoir de leur présence.
« Je vous demande pardon ! »
Elle fit quelques pas, mais une incompréhensible émotion s’était emparée d’elle et ce fut en chancelant qu’elle s’approcha du siège que Marcel lui désignait.
« Merci, monsieur ! »
Elle avait souri et ils s’aperçurent qu’en dépit des ans ce visage demeurait charmant ; c’était le visage d’une femme qui avait dû être très belle dans sa jeunesse : il s’en dégageait encore une impression de douceur à laquelle on ne pouvait rester insensible.
« Que pouvons-nous pour vous, madame ? » demanda Monique.
L’inconnue tourna la tête vers la jeune femme et fit un geste de la main qui devait signifier : « Ne vous impatientez pas… Laissez-moi reprendre mon souffle… Je vais tout vous expliquer… » Elle ferma les yeux, en respirant profondément. Puis elle sourit à nouveau et commença de parler :
« Madame, dit-elle (c’est à Monique qu’elle s’adressait), je vous prie d’abord de bien vouloir excuser mon audace… J’arrive chez vous sans me faire annoncer et force presque votre porte… J’écourte votre repas, je trouble la tranquillité de votre soirée… Soyez certaine que si cela m’avait été possible, j’aurais agi avec plus de discrétion… Malheureusement, le destin commande et nous sommes tous obligés de nous conformer à ses ordres… »
Elle s’exprimait avec lenteur, comme s’il lui avait fallu chercher au fond de sa mémoire des mots dont elle avait perdu l’habitude de se servir. Mais sa voix était harmonieuse et singulièrement ferme pour une personne de son âge.
« Permettez-moi, d’abord, de me présenter, reprit-elle. Je m’appelle Catherine Volney. Mon mari, Hubert Volney, était le disciple et l’ami de Fabre, l’entomologiste. »
Monique jeta un rapide coup d’œil à Gérard, puis à Marcel. Il était évident que l’un et l’autre ignoraient le nom d’Hubert Volney. Néanmoins, la jeune femme hocha la tête d’un air entendu.
« Et quel est le but de votre visite, madame ?
– J’y arrive… »
Elle se recueillit un court instant. Comme un peu de rose colorait ses pommettes, ils pensèrent qu’elle était intimidée et qu’en dépit de son premier refus, c’était de l’argent qu’elle allait leur demander. Enfin, elle parla :
« Je suis venue chez vous, ce soir, murmura-t-elle, j’ai dû venir chez vous, parce que je vais mourir… »
Germaine poussa une exclamation de surprise ; elle était superstitieuse et n’aimait pas qu’on fît allusion à la mort devant elle. Elle eût certainement pris la parole, si la visiteuse n’avait poursuivi :
« Entendez-moi bien… Tous évidemment nous devons mourir, un jour ou l’autre, à une date incertaine… Ce n’est pas cela que j’ai voulu dire. J’ai voulu dire que, moi, j’étais réellement à la veille de mourir ; ou, si vous préférez, que demain soir, à cette même heure, je serai morte.
– Fais-la taire, Marcel, je t’en supplie, cria Germaine.
– Sachez, madame, dit Marcel, que nous n’apprécions guère ce genre de plaisanterie.
– Mais je ne plaisante pas, monsieur, dit la visiteuse. Il existe des avertissements qui ne trompent pas. La mort prévient. Plusieurs fois, elle lance son appel, avant d’apparaître. Il suffit d’être un peu doué pour entendre ces appels… »
Elle ajouta d’une voix changée, d’une voix bizarre qui les mit mal à l’aise :
« J’ai toujours été douée pour entendre ce que les autres n’entendaient pas. »
Marcel s’était avancé et faisait face maintenant à l’inconnue, la regardant fixement, avec cet air mauvais que Germaine lui connaissait.
« Et puis même… Je suis obligé de vous le demander : en quoi votre mort prochaine nous concerne-t-elle, ma famille et moi ?
– Une seconde, monsieur, je vous prie… »
Elle ne s’était pas départie de son calme ; elle avait simplement un peu tourné la tête, attirée, semblait-il, de nouveau par le parc, où continuaient à rôder les lueurs du crépuscule. Seule Monique remarqua que ses mains tremblaient.
« Voilà, dit-elle… J’ai, pendant quarante ans, été propriétaire de cette maison… Quarante ans de bonheur. Puis on m’a chassée de chez moi… J’ai fini par trouver asile dans un établissement qui s’occupe des malheureux de mon espèce. Nous sommes plus nombreux qu’on ne l’imagine…
– Nous ne l’ignorons pas, madame, dit Monique ; et si c’est une aide…
– J’ai déjà dit à votre bonne que je n’avais pas besoin d’argent. À quoi l’argent me servirait-il, puisque je dois mourir demain ?… C’est l’hospitalité que je suis venue vous demander, l’hospitalité pour ma dernière nuit sur cette terre. »
Il y eut un silence. Il apparaissait à tous que la requête de la visiteuse était aussi difficile à accepter qu’à éluder. Que cette femme fût folle, nul n’en doutait, mais c’était justement cette folie qui compliquait le problème… Comme le silence se prolongeait, elle déclara encore :
« Il est bien évident que je partirai demain, à l’aube, plusieurs heures avant ma mort… Je ne vous causerai aucun souci. »
Marcel ne put réprimer un geste d’agacement.
« Vous conviendrez avec moi, madame, que s’il nous fallait accueillir tous ceux qui ont passé dans cette maison…
– Je n’y ai pas passé, monsieur, répliqua l’inconnue de sa voix douce ; je vous répète que je l’ai habitée pendant quarante ans.
– Je dois également vous prévenir que nous avons transformé de fond en comble la décoration des pièces et que ce pèlerinage risque de vous décevoir.
– Je n’ai jamais parlé de « pèlerinage, » monsieur ! Toute confrontation entre mes souvenirs et la réalité ne peut que m’être odieuse.
– Dans ce cas, madame, nous ne comprenons ni l’objet de votre visite, ni la raison de votre prière. »
À ce moment précis, un oiseau (rouge-gorge ou bouvreuil) vint se poser sur le seuil de la porte-fenêtre. L’inconnue, qui faisait toujours face au jardin, fut la première à le voir. Sans répondre à Marcel, elle se leva de sa chaise et trottina vers la porte-fenêtre.
Surpris par cette agitation inattendue, ils se retournèrent tous les quatre. L’inconnue s’était déjà accroupie à quelques centimètres de l’oiseau et lui parlait, mais à voix si basse qu’ils ne comprirent pas ce qu’elle disait. Cependant, l’oiseau, nullement effarouché, sautillait sur place ; puis il se mit à siffler.
« Je vous en prie, madame, cessons cette comédie ! » s’exclama Marcel, en repoussant bruyamment la chaise de la visiteuse.
L’oiseau s’envola aussitôt ; la vieille femme se redressa ; elle était livide et une lueur de haine brillait dans ses yeux. Une seconde, ils eurent l’impression qu’elle allait injurier Marcel. Mais elle se maîtrisa, inclina la tête :
« Vous avez raison, monsieur ; le temps passe et je vous importune… Je vous expliquais donc que je n’avais pas été conduite chez vous par une lubie de vieillard sentimental. Ce ne sont ni des morts, ni des ombres de morts que je suis venu revoir ici une dernière fois…
– Qu’est-ce alors ?
– Ce sont des êtres vivants, bien vivants.
– Chère madame, dit Marcel, nous sommes six à habiter cette maison : nous quatre, qui nous trouvons dans cette pièce, la bonne et la cuisinière. Vous avez parlé à Irma. Quant à la cuisinière…
– Il n’y a pas que la maison, monsieur ; il y a aussi le parc ! »
Gérard éclata de rire :
« Un homme des bois se cacherait-il dans notre parc ? »
La visiteuse joignit sur sa poitrine ses mains où les veines gonflées formaient des bourrelets bleus. Il était évident qu’elle faisait un nouvel effort pour contenir sa colère.
« Non, monsieur, murmura-t-elle. Du moins, je ne le pense pas… Mais des bêtes y vivent. Les bêtes ont beaucoup compté dans mon existence. Mon mari et moi les avons toujours préférées aux hommes. Parmi ces bêtes, les oiseaux nous étaient particulièrement chers. Vous avez sans doute remarqué comme ce parc était peuplé d’espèces diverses… »
Elle s’interrompit brusquement et ils l’entendirent qui bredouillait : « … Pas cela qu’il faut dire… Encore se moquer de moi. » Son visage, qui jusque-là ne s’était guère animé, frémit, se contracta, se creusa, finit par se figer en une expression d’angoisse.
Se tournant alors vers Monique, elle s’écria (et sa voix était bouleversante) :
« Croyez-moi, madame, je vous supplie de me croire…Vous êtes la seule ici à éprouver un peu de sympathie pour moi. Je le sais. Je l’ai tout de suite senti en entrant dans cette pièce… Vous êtes la seule à pouvoir comprendre… Certes, les choses que j’ai à révéler sont étranges. Des esprits non prévenus risquent de les trouver invraisemblables. À plus forte raison, des esprits hostiles… Et pourtant, elles sont véridiques. Je vous jure, madame, qu’elles sont véridiques…
– Calmez-vous… Je suis toute disposée à vous croire, » murmura Monique.
La visiteuse allait poursuivre, quand on frappa violemment à la porte. C’était Irma. Elle paraissait fort troublée. Elle s’approcha de Marcel et, sans façon, le tira par la manche.
« Il faut que je dise quelque chose à monsieur. Quelque chose de grave.
– Dites, Irma.
– Pas ici. Pas devant elle.
– Ne craignez rien. Il ne vous sera fait aucun mal. »
Après avoir jeté à la visiteuse un regard lourd de mépris, Irma se glissa prudemment à l’abri derrière Marcel.
« Eh bien, voilà ! déclara-t-elle. Dès que cette vieille est entrée, j’ai remarqué sa robe. Une robe pas comme les autres, ai-je expliqué à ces messieurs-dames, une sorte d’uniforme… Louise, qui l’avait aperçue par le vasistas de la cuisine, avait été frappée, elle aussi, par cette robe. Nous en avons causé ensemble. Et brusquement, la mémoire nous est revenue. C’est de l’asile de Fontenay qu’elle sort, la vieille… »
Sur la chaise où elle était assise, l’inconnue ne bougeait pas. Elle avait retrouvé son indifférence première, à croire que les propos de la bonne concernaient une autre qu’elle.
« Et qui soigne-t-on à Fonteney ? demanda Germaine.
– Les vieux fous, les anciens riches tombés dans la misère et qui déménagent ; ceux que ça rend piqués de n’avoir plus leur château et leur voiture… »
Marcel se pencha vers la visiteuse.
« Est-ce exact, madame ? »
La femme eut un léger mouvement du buste, comme si elle eût été étonnée qu’on s’adressât à elle.
« Il est exact, répondit-elle d’une voix tranquille, que j’arrive de la maison de repos de Fontenay. Je n’avais d’ailleurs point l’intention de vous le cacher. Ce détail est sans importance, puisque, de toute façon, j’y retournerai demain pour mourir. En revanche, il est faux d’affirmer que notre asile soit réservé aux aliénés. Peut-être existe-t-il parmi nous quelques originaux qui s’imaginent, par moments, avoir reconquis leur rang ou leur grandeur perdus. Rien de bien grave, puisque les personnes charitables chez lesquelles nous sommes réfugiés nous aident, dans la mesure du possible, à oublier notre déchéance…
– Quoi qu’il en soit, madame, dit Marcel, il nous devient impossible de vous garder sous notre toit. Ce serait assumer une responsabilité dont vos directeurs pourraient à juste titre se montrer jaloux… »
Et, s’adressant à la bonne :
« Irma, demandez, je vous prie, la communication avec Fontenay. »
Ravie d’être mêlée personnellement à une affaire qui ne manquerait pas de passionner tout le pays, Irma se précipita dans la pièce voisine où se trouvait l’appareil téléphonique.
On l’entendit parlementer un moment. Puis elle revint, annonçant qu’il faudrait attendre quelques minutes que la ligne fût libre.
Un long silence suivit. Chacun espérait que la sonnerie du téléphone mettrait fin rapidement à la gêne qui régnait. Mais les minutes s’écoulaient, sans amener de détente. La visiteuse crut-elle que ce délai inopiné lui fournissait une dernière chance de se faire entendre ? Elle se leva soudain et, de nouveau, s’approcha de Monique.
« Madame, déclara-t-elle, je vous suppliais tout à l’heure de me croire et votre confiance semblait acquise… Je vous supplie maintenant de ne pas me laisser partir sans avoir écouté la fin de mon récit. »
Monique interrogea Marcel du regard. Celui-ci haussa les épaules ; puisque Fontenay ne répondait toujours pas, mieux valait rompre un silence énervant et se distraire avec les divagations de la malheureuse.
« Parlez, madame, » murmura Monique.
Afin de signifier, sans doute, que c’était à celle qu’elle avait élue pour protectrice – et à elle seulement – qu’était destiné son discours, l’inconnue resta debout devant Monique.
« Quand j’ai rencontré Hubert Volney, commença-t-elle, j’avais dix-sept ans. Mes parents passaient leurs vacances dans ce village, où ils avaient de la famille. Hubert, lui, venait d’acquérir la propriété que vous habitez maintenant. Il l’avait achetée, parce que le parc et les forêts des alentours représentaient pour lui un lieu d’études particulièrement intéressant… »
Elle s’interrompit, étonnée peut-être qu’on ne lui eût pas déjà coupé la parole, puis elle reprit :
« C’est dans une de ces forêts que nous fîmes connaissance… Je le revois encore, tapi au pied d’un arbre, armé de lorgnettes, s’efforçant d’observer, sans qu’elles s’en aperçussent, une nichée de mésanges. Je m’approchai, non sans refréner une forte envie de rire, car je trouvais sa posture ridicule. J’étais jolie, alors, très jolie, je me permets de le dire. Pourtant, d’un geste brusque, il me fit signe de m’arrêter. Évidemment, il ne pensait qu’à ses oiseaux. J’obéis, mais l’idée me vint d’étonner un monsieur aussi sérieux, en utilisant une sorte de talent que je possédais depuis l’enfance… »
Elle s’interrompit à nouveau et Monique lut dans ses yeux que, cette fois, elle hésitait à poursuivre. Était-ce son secret qu’elle était sur le point de leur révéler ?
« Les oiseaux m’aimaient… Je veux dire qu’entre eux et moi existait une sympathie mystérieuse… Je les attirais… Au moindre geste de ma part, ils m’entouraient, voletaient autour de moi… Les plus tendres ou les plus audacieux s’abattaient sur ma tête et sur mes épaules. Et ils me parlaient. Du moins me semblait-il comprendre leur langage. Certains me racontaient leurs aventures de chasse, d’autres leurs amours, leurs joies, leurs espoirs… De mon mieux, je leur répondais. Ils m’écoutaient et il arrivait même qu’ils m’obéissent… Ce jour-là, j’appelai donc une des mésanges qu’observait Hubert. Elle vint se poser dans ma main. Quelques caresses et quelques mots suffirent à l’apprivoiser… La stupéfaction d’Hubert m’amusait plus encore que ses ruses précédentes… »
La vieille femme respira profondément.
« Tout cela n’est évidemment guère croyable, » murmura-t-elle, avec un triste sourire.
Monique ne répondit rien ; elle se contenta de baisser la tête pour éviter le regard de son interlocutrice.
« Saint François d’Assise aussi parlait aux oiseaux, » dit Marcel en ricanant.
La visiteuse feignit de n’avoir pas entendu.
« Et pourtant, tout cela est vrai, ajouta-t-elle… Très vite, Hubert et moi, nous nous aimâmes. Il m’épousa. J’étais naturellement devenue sa collaboratrice. Nous écrivîmes de concert un ouvrage intitulé : « Mœurs et coutumes des oiseaux de nos forêts. » Ce furent quarante années d’entente parfaite. Un seul regret obscurcissait notre bonheur : nous n’avions pas d’enfant… »
Monique, relevant la tête, s’aperçut que des larmes brillaient au fond des yeux de la vieille femme. Elle eut pitié.
« Achevez, madame, dit-elle.
– C’est très simple : nous en vînmes peu à peu à reporter sur les oiseaux du parc cette part d’affection que nous ne pouvions dispenser autrement. Nous avions fini par les considérer comme nos petits… Je protégeais les faibles, je soignais les malades, j’élevais les orphelins… Si vous saviez comme ils étaient gentils et reconnaissants… »
Les larmes coulaient maintenant sur ses joues ravinées. La scène prenait un tour pénible.
« Nous comprenons votre émotion, madame, dit Monique ; cependant, tous ces oiseaux que vous avez chéris sont morts depuis longtemps !
– Ceux d’autrefois sont morts, mais ceux d’aujourd’hui se souviennent. »
Gérard, qui s’était jusqu’alors désintéressé de la conversation, intervint brusquement :
« Vous ne prétendez tout de même pas, madame… »
La sonnerie du téléphone ne lui permit pas d’achever sa phrase. Marcel passa dans la pièce voisine et tous se mirent à écouter ce qu’il disait :
« Allô ! Fontenay ?… Ici, M. Marcel Bobey. J’habite la commune de Senonches et j’ai chez moi, en ce moment, une des pensionnaires de votre établissement, Mme Catherine Volney… Comment ?… (Il y eut un silence.) Ah ! bon, nous nous en doutions… Oui, je comprends… (Nouveau silence.) Pas avant demain matin ?… J’accepte, mais je décline toute responsabilité… (Encore un nouveau silence.) Nous ferons de notre mieux, madame la directrice… Bonsoir, madame… »
Marcel réapparut.
« La voiture de votre maison de repos viendra vous chercher demain matin, dit-il à la visiteuse. Nous vous hébergerons donc cette nuit. J’espère que vous ne nous ferez pas regretter cette hospitalité. »
Puis, se tournant vers Germaine :
« Veux-tu demander à Irma de préparer une chambre ? »
La vieille femme était demeurée impassible durant le coup de téléphone qui décidait de son sort.
Peut-être savait-elle que la voiture de l’établissement de Fontenay ne circulait pas la nuit. Mais, dès que Germaine eut quitté le salon, son émotion la reprit et ce fut d’une voix altérée qu’elle interrogea Marcel :
« M’accorderez-vous la permission de me promener quelques instants dans votre parc ?
– Je regrette, madame, répliqua Marcel ; votre directrice m’a recommandé de ne pas vous laisser seule. Je dois même vous avertir que votre chambre sera fermée à clef cette nuit.
– Oh ! monsieur, s’exclama la visiteuse, vous ne serez pas si cruel ! Il m’importe peu que vous m’enfermiez à clé, mais laissez-moi revoir mes oiseaux ! J’ai parcouru, aujourd’hui, près de 7 kilomètres à pied. C’est beaucoup, 7 kilomètres, pour une femme de mon âge, sans boire et sans manger ! Pourtant, j’ai tenu bon ; je ne me suis pas couchée sur la route, comme j’en avais envie ; j’ai atteint mon but. Je vous ai expliqué ce qui m’amenait chez vous… Vous n’aurez pas le courage de priver une moribonde de son dernier désir, de son ultime consolation !…
– Il est inutile d’insister, madame. D’ailleurs, vous êtes épuisée de fatigue… Irma va vous conduire à votre chambre. »
Avec une vivacité qui prouvait qu’elle était moins fatiguée que Marcel ne voulait le croire, la vieille femme courut vers Monique et se jeta à ses pieds.
« Je vous en conjure, madame, ne m’abandonnez pas… Un quart d’heure, je ne vous demande qu’un quart d’heure de liberté. Je me soumettrai ensuite à vos ordres… Si vous craignez de ma part la moindre indélicatesse, faites-moi accompagner par votre bonne. Elle témoignera de la pureté de mes intentions… »
Irma venait de pénétrer dans le salon et avait entendu les derniers mots prononcés par la visiteuse.
« Jamais de la vie, s’écria-t-elle, je ne sortirai seule avec cette folle…
– Il n’en est pas question, Irma, » déclara Marcel.
La visiteuse se releva et, lentement, les regarda tous les quatre, à tour de rôle : d’abord Germaine, puis Marcel et Gérard, enfin Monique.
« Qui êtes-vous donc ? murmura-t-elle. Qui êtes-vous donc pour avoir si peu de cœur ? Je croyais, du moins, que la pitié était un des luxes de la bourgeoisie.
– Allez, madame, dit Marcel… Nous n’avons été que trop patients !
– Je m’en vais… Mais vous serez punis de votre méchanceté. Il n’est pas possible que Dieu… »
Une bourrade d’Irma fit chanceler la vieille femme.
– Parlez pas de Dieu, vieille sorcière… »
La porte du salon fut refermée violemment et la voix de la bonne se perdit dans le vestibule. Aussitôt, ils se tournèrent vers Marcel.
« Que t’a dit la directrice ? demanda Gérard.
– Hubert Volney n’a jamais existé. Cette malheureuse s’appelle Jeanne Morgon. Il est exact qu’elle a habité quelque temps cette maison, mais en qualité de dame de compagnie ou d’institutrice. Ses extravagances obligèrent ceux qui l’employaient à la renvoyer. On la perdit alors de vue jusqu’au moment de l’Occupation, où elle revint dans le pays. Une nuit qu’elle essayait de franchir le mur de notre parc, elle fut arrêtée par les Allemands. Ayant reconnu sa folie, ceux-ci la confièrent à l’asile de Fontenay… Elle n’avait fait aucune fugue avant ce matin…
– Est-elle dangereuse ?
– Absolument pas. C’est une mythomane, une hallucinée. Elle s’imagine connaître le langage de la nature…
– Ce n’est donc pas vrai que les oiseaux lui parlent ? demanda Monique.
– Ma pauvre Monique, deviendrais-tu folle à ton tour ? s’exclama Gérard.
– Elle paraissait tellement sincère, quand elle nous racontait son histoire !
– Si les fous n’étaient pas sincères, ils ne seraient pas fous !
– Je ne sais pourquoi, j’ai l’impression que cette histoire est moins simple que vous ne le croyez, » dit Monique.
Et elle ajouta, d’une voix qui tremblait légèrement :
« Nous n’aurions pas dû la traiter comme nous l’avons fait… Il fallait la laisser se promener dans le parc… Elle nous a maudits.
– Monique, tais-toi ! Tu sais que je déteste qu’on prononce certains mots !… s’écria Germaine.
– Toi aussi, tu as peur, Germaine ! murmura Monique… Toi aussi, tu penses que s’il existe une justice quelque part…
– Dieu merci, il n’existe nulle part de justice, interrompit Gérard. Ma chérie, ton imagination t’entraîne au diable… c’est le cas de le dire ! »
Monique haussa les épaules ; puis, soudain, ses yeux s’emplirent de larmes et elle sortit du salon sans prononcer un mot. Gérard la suivit du regard en souriant : il avait l’habitude de ce genre de crises de nerfs.
« Si l’on faisait un écarté ? » proposa-t-il à Marcel.
*
La voiture de la maison de santé arriva le lendemain matin à huit heures. Marcel et Gérard reçurent le chauffeur et prièrent Irma d’aller chercher la visiteuse. Presque aussitôt, la bonne réapparut dans la cage de l’escalier.
« Messieurs ! leur cria-t-elle, la vieille s’est sauvée. »
Ils grimpèrent en courant l’escalier et durent se rendre à l’évidence : la chambre était vide ; le lit n’avait pas même été défait.
« Vous aviez pourtant bien fermé la porte à clé, hier soir ? demanda Marcel à Irma.
– Je le jure, monsieur !… Monsieur pense : avec une folle dans la maison !
– Et qu’avez-vous fait de la clé ?
– Je l’ai laissée tournée dans la serrure.
– Voilà qui est curieux ! » murmura Gérard.
Les deux hommes inspectèrent la maison de la cave au grenier, mais ne découvrirent personne. Alertées par le bruit, Monique et Germaine ne tardèrent pas à se joindre à eux. D’un commun accord, ils décidèrent de poursuivre les recherches dans le parc.
« Elle a dû s’échapper par la fenêtre et se laisser glisser ensuite le long du portique de la véranda, » dit Marcel.
Ce mode d’évasion supposait un talent de gymnaste peu compatible avec l’âge de la visiteuse, mais il n’y avait pas d’autre manière d’expliquer raisonnablement sa disparition. Les massifs et les taillis situés autour de la maison et ceux qui bordaient les allées du jardin furent donc minutieusement explorés. Il en alla de même de quelques bâtiments délabrés qui avaient servi vraisemblablement de chenils aux précédents propriétaires. Ils poussèrent même le scrupule jusqu’à sonder une pièce d’eau où Gérard s’amusait à élever des carpes. Nulle part, ils ne découvrirent la moindre trace de la fugitive. Ayant visité sans plus de succès les coins et les recoins du potager, ils s’apprêtaient à revenir sur leurs pas, lorsque Monique, qui marchait seule en avant d’eux, les appela soudain :
« Venez vite ! »
Monique avait escaladé un tertre qui dominait l’ensemble de la propriété. Ils la rejoignirent en courant et demeurèrent un moment stupéfaits. À cinq ou six cents mètres, dans une partie du ciel que le feuillage des arbres leur avait jusqu’alors dissimulée, tournoyait un vol innombrables d’oiseaux. C’était comme un nuage grouillant et noir, suspendu en plein ciel, parfaitement ordonné, malgré la vie intense qui l’animait ; une sorte de fleur gigantesque dont la lourde corolle projetait sur le sol une ombre mouvante.
« Pourquoi tous ces oiseaux se sont-ils rassemblés ? demanda Germaine, qui était devenue livide.
– Une charogne les aura sans doute attirés, » dit Gérard.
Mais sa voix manquait d’assurance ; il s’en rendit compte et ajouta aussitôt :
« C’est au-dessus de la serre qu’ils sont groupés… Allons donc voir ce qui s’y passe ! »
Cette serre s’élevait à l’extrémité du parc et il fallait, pour l’atteindre, traverser un boqueteau planté de hêtres et de châtaigniers. Dès l’orée, ils furent surpris par l’aspect inhabituel que présentait à cette heure de la matinée un coin de la propriété qu’ils croyaient pourtant bien connaître. Le soleil commençait à chauffer et la rosée s’évaporait en une brume argentée qui formait, à hauteur d’homme, de longues écharpes dont la trame impalpable était rehaussée de fils et de gouttelettes multicolores. Les rayons du soleil trouaient par endroits ces lambeaux de brume et s’enfonçaient dans le sol comme des flèches lumineuses, au contact desquelles la mousse gorgée d’eau se changeait en émeraude. L’extrémité de certaines hautes branches étincelait également, mais partout ailleurs régnait encore la demi-clarté de l’aube… Ils avançaient, saisis par cette émotion que ressentent, aux premières et aux dernières heures du jour, ceux qui parcourent un pays inconnu. Il leur semblait surprendre un secret auquel ils n’avaient pas droit. Devant cette nature insolite, ils étaient aussi mal à l’aise que s’ils avaient pénétré par mégarde dans l’intimité de quelque grand personnage. Ils avaient beau savoir que ces arbres, ces buissons, ces fourrés, retrouveraient bientôt leur apparence coutumière, leur physionomie quotidienne, que ce sous-bois était leur bien, qu’ils n’avaient qu’à ordonner pour que des jardiniers zélés le transforment à leur guise en une terre de rapport ou en un lieu de plaisance, ils ne pouvaient se déprendre du sentiment qu’à cette minute ils n’étaient pas chez eux.
Comme ils approchaient de la serre, une rumeur confuse parvint à leurs oreilles.
« On dirait qu’ils crient ! » murmura Monique.
Elle avait raison : croassements, craillements, cajolements, jacassements se mêlaient là-bas (rien que des cris d’oiseaux noirs, mais cela ils l’ignoraient), formaient là-bas un concert dont l’étrangeté provenait moins de sa discordance que de son harmonie, ou plus exactement de l’ordre extraordinaire avec lequel ces voix disparates s’unissaient en un chœur homogène.
Ils avaient ralenti leur allure. Des éclaircies dans la brume leur laissaient apercevoir des silhouettes aux ailes immobiles. Fugitivement ils reconnaissaient des corbeaux, des geais, des hirondelles, ceux, parmi les oiseaux, que les Parisiens peuvent reconnaître. Mais il y avait la foule des autres… Et l’insupportable plainte s’amplifiait.
« Qu’ont-ils ?… Que font-ils ?… dit encore Monique.
– Ils crient, et après ?… répliqua Gérard. Tu n’as jamais entendu des oiseaux crier ?…
– Jamais de cette manière !
– Je t’en supplie, Monique, reste calme ! dit Germaine. Cette histoire est absurde, complètement absurde !
– Alors, pourquoi avez-vous peur, tous les trois, autant que moi ? »
Et c’était vrai qu’ils avaient peur. Ils avaient peur, parce qu’au fond d’eux-mêmes ils savaient que cette histoire n’était pas absurde, parce qu’ils étaient convaincus qu’ils allaient découvrir quelque chose derrière cet écran de brouillard et de feuillage, quelque chose d’anormal, et que ce rassemblement d’oiseaux avait une signification précise. Une signification qu’ils devinaient et qui les épouvantait.
Ils parcoururent encore une cinquantaine de mètres, puis brusquement Monique s’arrêta.
« Je n’en puis plus ! » déclara-t-elle,
Tout son corps frissonnait ; elle défaillait à moitié. Germaine n’était guère plus vaillante.
« Vous allez rentrer toutes les deux à la maison, déclara Marcel. Gérard et moi irons seuls là-bas…
– Je ne veux pas que vous nous quittiez, cria Monique. Si vous nous quittez, ils nous attaqueront !
– Tu perds la tête, Monique ; ces oiseaux n’ont aucune raison de vous attaquer.
– Ils nous attaqueront, j’en suis sûre !… Ils nous attaqueront pour venger la vieille !… »
Le mot avait été prononcé, le mot qu’ils redoutaient d’entendre. Une brusque fureur s’empara de Gilbert ; les poings serrés, il s’approcha de la jeune femme ; Germaine et Marcel crurent qu’il allait la gifler.
« Que peux-tu craindre, idiote, puisque c’est toi qui as ouvert la porte de la chambre ?… »
Monique ne protesta pas ; elle se jeta dans les bras de Germaine, en sanglotant. Ils l’entendirent qui balbutiait :
« Elle m’avait tellement fait pitié !… Elle devait revenir dans sa chambre avant l’aube…
– Idiote ! » répéta Gérard.
Puis, s’adressant à Marcel :
« Laissons ici ces deux hystériques ! Qu’elles s’amusent à s’effrayer entre elles, si elles en ont envie !… Personnellement, j’estime que ces histoires de sorcières ne sont plus de notre âge. Il me tarde de changer de conversation !… »
Il parlait trop fort ; il gesticulait trop. Sa colère même prouvait qu’il n’était plus maître de ses nerfs.
« Viens, Gérard ! » dit Marcel.
Les deux hommes s’éloignèrent rapidement et, presque aussitôt, atteignirent la lisière du boqueteau. Là, ils s’arrêtèrent un moment. Ce n’était pas une masse compacte que formaient les oiseaux, comme il leur avait d’abord semblé, mais une sorte de boucle gigantesque dont le centre était approximativement marqué, à une quinzaine de mètres de hauteur, par la cime d’un marronnier solitaire. En dépit de la rigoureuse ordonnance de cette boucle, il arrivait que des oiseaux en franchissent les limites, soit qu’une fringale les jetât sur quelques moucherons, soit qu’épuisés par leur vol, ils dussent se reposer. À peine avaient-ils quitté leurs compagnons que d’autres, surgis des bosquets voisins, prenaient leur place dans le groupe, si bien que l’espace compris entre le marronnier et les deux hommes était sillonné par des oiseaux, dont certains volaient à très faible altitude, et qu’il paraissait impossible de le traverser sans être heurté par l’un d’eux. C’était maintenant une véritable clameur qui remplissait le ciel et il fallait élever la voix pour se faire entendre.
« J’aurais dû emporter ma carabine, » cria Gérard.
Ils hésitaient ; seule la crainte du ridicule (qu’auraient-ils dit aux deux femmes qui les attendaient ?) les empêcha de rebrousser chemin. Chacun ramassa un bâton et, serrés côte à côte, ils avancèrent en agitant cette arme devant eux, tandis que, de leur bras resté libre, ils se protégeaient le visage. À plusieurs reprises, des corps tièdes, des ailes qui battaient avec un bruit soyeux, les frôlèrent. Ces contacts fugitifs leur causaient une telle répulsion physique qu’ils voulurent courir, mais ils se gênaient mutuellement et trébuchaient à chaque pas. Du moins, aucun oiseau ne les atteignit de plein fouet.
Ils parcoururent ainsi deux cents mètres environ, et soudain l’air redevint libre. Ils levèrent la tête et aperçurent au-dessus d’eux un fouillis grouillant de plumages multicolores, où dominait cependant le noir des corbeaux et des geais. Les oiseaux poursuivaient leur ronde sans paraître s’inquiéter de la présence des deux hommes. Ils reprirent haleine. Ils se trouvaient à quelques pas du marronnier. Les vitres de la serre étincelaient au soleil. Une longue minute s’écoula, avant qu’ils eussent le courage de regarder par terre. Ce fut Marcel qui parla le premier.
« Elle est là-bas ! » dit-il.
Il désignait du doigt une tache sombre dans l’herbe. Ils approchèrent. La vieille femme gisait, la face contre le sol. Elle avait dû glisser sur l’herbe humide et sa tête, dans sa chute, avait heurté contre un gros caillou blanc qui affleurait à cet endroit. Un mince filet de sang coulait de son crâne. Son visage, dont la mort avait rajeuni les traits et qui exprimait une quiétude totale, était légèrement incliné de côté. Ses yeux immobiles regardaient le caillou blanc. Et, sur ce caillou, un rossignol chantait.
« Qu’allons-nous faire ? demanda Gérard.
– Il faut la transporter à la maison, » dit Marcel.
Ils se penchèrent pour saisir le cadavre, mais, à ce moment, Gérard poussa un cri. Dans le ciel, la boucle s’était brusquement resserrée. À tire d’ailes, la multitude volante s’abattait sur eux.
« En arrière ! » hurla Gérard.
Ils eurent juste le temps de se redresser et de foncer dans la masse qui les assaillait. Le choc les fit chanceler. Ils s’accrochèrent péniblement l’un à l’autre, s’efforçant de résister à la pression de ce fleuve compact et dur qui, s’ils s’étaient laissés entraîner et rouler, n’eût pas tardé à les submerger. Dans leur vol, les oiseaux gardaient entre eux une courte distance : ce fut ce qui les sauva. Ils purent maintenir leur équilibre. Bien qu’ils eussent d’instinct tourné le dos à la harde, mille griffes, mille becs tranchants comme des lames de rasoir leur lacéraient le visage et le corps. Ils avaient l’impression d’être roués de coups. Assourdis par le vacarme, ils étouffaient dans un bouillonnement de chairs tièdes, une mousse écumeuse de duvets et de plumes. Pourtant, ils avançaient pas à pas, indifférents à la douleur, au dégoût. Un espoir soutenait leur énergie : ils avaient cru observer que c’était autour du cadavre de la vieille femme que les oiseaux se pressaient en plus grand nombre. À mesure qu’eux-mêmes gagnaient du terrain et s’éloignaient de ce cadavre, il leur semblait que la sombre multitude devenait moins dense et que s’élargissaient les mailles du réseau qui les tenait prisonniers. Si la volonté de la harde était seulement de protéger la morte, si aucun instinct de vengeance ne l’animait, ils étaient sauvés…
« Essayons de courir ! » cria Marcel.
Ils se retournèrent et, tête baissée, s’élancèrent droit devant eux. Il furent harcelés pendant une vingtaine de mètres encore, mais, comme ils l’avaient espéré, les oiseaux ne les poursuivirent pas. Haletants, ils atteignirent la lisière du boqueteau.
Là, ils restèrent un moment sans pouvoir parler. Leurs vêtements étaient en lambeaux ; le sang coulait sur leur visage. Il n’y avait pas un endroit de leur corps qui ne les fît souffrir. Maintenant que tout danger était écarté, une folle terreur les saisissait. Ils claquaient des dents, épouvantés comme des enfants qui ont vu apparaître un fantôme.
« Les sales bêtes ! murmura Gérard.
– Ils ne nous laisseront jamais enlever le cadavre, dit Marcel.
– Qu’ils le gardent, nom de Dieu ; qu’ils le gardent, leur cadavre ! »
Il réfléchit un instant ; ses traits se durcirent ; un tic nerveux agita ses lèvres. Puis, serrant violemment le bras de son frère :
« Personne ne doit connaître la vérité, balbutia-t-il. Personne, tu entends ?…
– Qu’allons-nous raconter à Germaine et à Monique ?
– N’importe quoi. Que c’étaient des rapaces qui se disputaient les restes d’une charogne… Qu’ils nous ont attaqués… Mais pas la vérité ! »
Il éclata soudain de rire, d’un rire bruyant qui mit Marcel mal à l’aise.
« Il n’y a que les fous qui croient à leurs cauchemars ! » conclut-il.
*
En dépit des recherches effectuées, le jour même, par la gendarmerie, le corps de la fausse Catherine Volney demeura introuvable. Pas une fois, au cours de ces recherches, on ne signala un rassemblement insolite d’oiseaux. Ceux-ci s’étaient mystérieusement éparpillés, dès la fin de la matinée. Marcel et Gérard avaient vu plusieurs bandes traverser le ciel en direction de la forêt de Senonches.
Au bout de quarante-huit heures, les gendarmes, bredouilles, conclurent à la disparition pure et simple de la fugitive, et les deux frères, qui avaient pris soin de dégager leur responsabilité, n’entendirent plus parler de l’affaire. Ils regagnèrent d’ailleurs Paris dans la semaine, abrégeant considérablement leurs vacances et celles de leurs femmes.
Peu de temps après leur départ, la propriété fut de nouveau mise en vente. Le notaire fit observer que c’était la septième fois que la maison changeait de mains en moins de quinze ans. Elle ne fut pas rachetée.
Ayant, un jour, escaladé les murs du parc, des enfants du pays s’aperçurent que le jardin jadis si bruyant était maintenant complètement dépeuplé. Plus un oiseau ne nichait dans les arbres et les buissons. Partout régnait un silence de mort. C’est à cause de cette particularité qu’on baptisa l’endroit « lieudit de la Mort l’Oiseau, » nom qu’il porte encore aujourd’hui.
_____
(Jean de Baroncelli, illustré par Francine Galliard-Risler, « Les Lettres, » in Carrefour, dixième année, n° 447 et 448, mercredis 8 et 15 avril 1953)