CHAPITRE V
LES CONSÉQUENCES
Au milieu des volutes bleues de l’encens, les prêtres tournaient autour du catafalque qui s’érigeait, très haut, dans la haie brasillante des cierges. On inhumait en grande pompe le professeur Klitowsky. La veille, sur les protestations de l’Église, qui, toujours équitable, accorde à tous les hommes les mêmes prières, on avait porté au cimetière, entre quatre planches mal équarries, les débris informes de l’homme qui l’avait entraîné avec lui dans la mort. On voulait tout d’abord jeter dans un trou ces restes exécrés. Noblement, les autorités ecclésiastiques s’y opposèrent. Théologiquement, il est impossible d’affirmer que les plus grands coupables, fussent Néron ou Troppman, soient damnés, car la justice et la miséricorde divine ont de secrets abîmes qu’on ignore. Mais nul n’avait accompagné le vicaire qui, seul, conduisit le cercueil de l’homme qui était un assassin, mais qui était peut-être l’ouvrier d’une force mystérieuse et vengeresse.
Aujourd’hui, de hautes et luxueuses draperies tendaient contre les piliers de Sainte-Croix leur solennité noire frangée d’argent. La bousculade de la foule s’écrasait dans la nef. On venait voir un enterrement. Ce spectacle, désormais, était rare. En colonies profondes que les rues canalisaient en les resserrant, des masses, derrière le corbillard, gravirent la Grande-Rue et montèrent au cimetière. À la porte, une allégorie en marbre récemment édifiée représentait la science victorieuse de la mort.
Tandis que des discours épandaient sur la fosse la banalité pompeuse de leurs formules, la foule trop dense emplissait la nécropole et couvrait les tombes. Au coin d’une allée, Barrel fut hélé par Larmande, le directeur des pompes funèbres :
« Vous avez vu l’Officiel de ce matin ? »
Sur sa réponse négative, Larmande expliqua : l’Officiel promulguait la loi qui supprimait les pompes funèbres. Puisqu’on ne mourait plus, leur inutilité était flagrante. De rares décès survenaient encore par accident. Mais les progrès de la technique industrielle et la science des ingénieurs raréfiaient de plus en plus les accidents du machinisme ou de la voie ferrée, tandis que les merveilleux progrès de la chirurgie enrayaient de plus en plus les conséquences mortelles de ces mêmes accidents. Ils étaient donc si peu nombreux que plus n’était besoin de la vaste et pompeuse organisation funèbre qui régnait encore quelques mois auparavant.
Un service municipal très simple suffisait au service atrophié des funérailles. Et Larmande, qui ne manquait pas d’esprit, ajouta :
« La première conséquence du grand progrès et du triomphe de la science, c’est d’engendrer de la misère. Les entrepreneurs des pompes funèbres sont ruinés et, avec eux, leurs employés, conducteurs et croque-morts. Toutes les industries des couronnes, des perles fausses, des fleurs artificielles, des tailleurs de pierres, des marbriers, sont ou ruinées ou sérieusement atteintes. Tout ce qui vit de la mort va mourir. Des milliers d’ouvriers, soudain sans travail, retombent dans la misère. »
Barrel resta songeur. Il était donc vrai que la science, même sous sa forme la plus sublime, la suppression de la mort, n’assurait pas le bonheur universel ? Et, comme il y réfléchissait, il aperçut dans la foule un groupe d’hommes graves qui causaient à voix basse. Il reconnut les avocats, les avoués, les notaires. Il s’approcha et écouta le bâtonnier André Potens qui exposait la situation difficile faite par ces nouvelles circonstances à tout ce qui, de près ou de loin, vivait du Palais. Puisqu’on ne mourait plus, il ne se faisait plus de testaments. Les notaires n’en recevaient plus et voyaient diminuer fortement le rendement de leurs études. Il ne s’engageait plus, autour des successions et des testaments, ces longs procès favorables à la fructification d’avantageuses chicanes. Les articles 718 et suivants du Code civil étaient pour ainsi dire sans objet. Les opérations de partage, de citation, de lotissement, d’enchères, étaient nulles et ne concouraient plus à l’enrichissement des hommes d’affaires. Il leur faudrait restreindre leur champ d’action, diminuer leur train de bureau, renvoyer leurs clercs. Là encore, il allait y avoir des sans-travail et l’on pouvait voir se dessiner les symptômes d’une crise sociale formidable.
Il y eut un silence. On entendit le bruissement de la foule sur les tombes, tandis qu’un vent triste pleurait dans les ifs. Et le receveur de l’Enregistrement exposa que la disparition des testaments sur lesquels on prélevait jusqu’alors des droits appréciables d’enregistrement creusait un gouffre dans les coffres de l’État. La même conséquence dérivait de l’absence même des successions. Les taxes établies sur les transmissions successorales étaient pratiquement supprimées et l’annihilation de ces taxes qui, variant avec le degré de parenté du défunt à l’héritier atteignaient parfois jusqu’à 50 %, ne laissait pas de mettre les finances publiques en présence d’un insondable déficit. Déjà, un projet de loi était déposé pour compenser, par un impôt général superposé à tous les autres, les pertes de l’État sur les vocations héréditaires : par une incidence indirecte, mais fatale, l’organisation du bonheur se traduisait par une nouvelle entreprise contre la fortune des citoyens.
Cependant, la cérémonie prenait fin. Les remous de la foule s’écoulaient sur la pente du coteau et refluaient vers la grille. Par la route de Valence, on redescendit vers la Porte Saint-Martin que le soleil de l’après-midi poignardait de rayons obliques.
À l’entrée de la rue, des groupes s’immobilisaient. On regardait un être humain pauvre, bancal, misérable. Il n’avait qu’un bras et l’une des jambes pendait, difforme, au long d’une béquille. Il mendiait avec, derrière le geste de sa mendicité, un regard farouche, allumé de haine. Tout en recueillant des sous, il expliquait que l’administration qui, jusqu’à présent, venait en aide aux infirmes et aux incurables, avait suspendu ses allocations. Barrel avisa un avocat et s’informa.
C’était exact. Un récent décret suspendait d’une manière générale tous les services d’assistance et de secours. Cette mesure rigoureuse avait d’ailleurs sa logique : puisque désormais les hommes ne devaient plus mourir, tous ceux qu’aidait la charité administrative eussent indéfiniment perçu leurs secours et indéfiniment émargé sur les fonds publics. Les dépenses budgétaires eussent donc subi, sur le seul chapitre de l’assistance, une inflation que rien ne restreindrait jamais. Ceux qu’elle secourait ne devant plus mourir, les budgets eussent, au bout de quelques années, traîné de formidables arrérages sans que la mort des titulaires laissassent jamais espérer leur diminution. Le décret ajoutait, il est vrai, qu’une nouvelle solution du problème était à l’étude : vaine espérance pour les malheureux que l’on sacrifiait à la science, tels les être humains que les peuples barbares sacrifiaient jadis à leurs idoles.
Et l’homme continuait sa quête, en exhalant sa fureur. On l’avait rendu immortel, mais la science, comme par un raffinement d’ironie dans la cruauté, ni ne lui restituait son bras absent – un schrapnell l’avait raflé sur la Marne en 1914 – ni ne rendait la vigueur à sa jambe atrophiée. Et l’homme se traînait sur sa béquille, laissant derrière lui un sillage de colère. Le progrès n’avait réussi qu’à faire un aigri, un révolté ; les circonstances nouvelles nées de la victoire sur la mort allaient favoriser les partis extrêmes : communistes, anarchistes, bolchevistes. On était loin de l’universelle fraternité célébrée par le gosier lyrique des politiciens, et peut-être l’heure allait-elle venir où, par une sanglante ironie, la logique invincible des choses allait obliger le gouvernement à tourner ses fusils et ses mitrailleuses contre ceux-là mêmes que l’on avait empêché de mourir !
Barrel essaya de fendre la cohue. À l’entrée du Champ-de-Mars, un attroupement, de nouveau, l’arrêta. Des gens, agglutinés devant un mur, regardaient des afficheurs qui étalaient de larges placards écarlates. Il aperçut l’entrepreneur de l’affichage, Mourzelas, qui s’agitait dans une cohue d’ouvriers, et les affiches flamboyèrent dans le dégoulinement gras de la colle :
Ce soir, au Palace Cinéma
CONFÉRENCE PUBLIQUE
et contradictoire,
par le citoyen Jacques Nerval,
Sujet traité :
UN MALFAITEUR PUBLIC,
FRÉDÉRIC GLABER.
Une rumeur naquit, monta, gonfla comme une vague soulevée par le vent. Des huées se boursouflèrent au-dessus de la foule, comme un orage, que des sifflées trouèrent de leur stridulement brutal. Hé quoi ! On osait attaquer l’idole ! le grand homme adulé par toute la ferveur d’un peuple ! Car ce n’est point par un culte désintéressé de l’art et de la beauté que les masses honorent les grands hommes. Elles les vénèrent s’ils flattent leurs passions ou leurs instincts. C’était le cas de Glaber : il flattait le plus puissant instinct de la chair humaine, celui de la vie. Grâce à lui, on goûtait l’immanence de la vie à travers laquelle on espérait voir se prolonger indéfiniment les joies grossières, les jouissances matérielles qui ravissent les foules. L’expérience n’avait pas encore vidé la découverte de son contenu de mensonge : plus tard, seulement, on en goûterait les fruits amers et l’ombre empoisonnée.
Pour l’instant, Glaber régnait. La louange universelle l’entourait. Et voici qu’un obscur citoyen se dressait contre lui ! On connaissait Nerval comme un esprit paradoxal et singulier ; on n’eût pas imaginé qu’il tentât cet effort sacrilège. Des courants de colère secouèrent la foule. Des énergumènes se retournèrent les ongles en lacérant les affiches. Une onde nerveuse galvanisa la ville. Barrel parcourut les grands cafés : on y hurlait dans un hourvari que ponctuait le fracas des verres, la chute des bouteilles qui se pulvérisaient, dans un éclatement sec, sur les dalles. Des individus ivres tanguèrent sous les arbres, en insultant Nerval dans des éructements et des relents d’alcool. Des gens ne dînèrent point pour aller, dès 7 heures, assiéger les portes.
On se cognait, en tas compacts, sur le Champ-de-Mars, lorsque le rideau de fer du Cinéma s’enroula sur lui-même et monta vers le cintre. Il fallut renoncer à tout contrôle. La cloison intermédiaire fut éventrée et, en une seconde, la salle, submergée, fut pleine à craquer. Alors, Nerval se dressa sur l’avant-scène.
Il commença :
« Conformément à la loi… »
Il n’acheva pas. On eût dit qu’un cyclone ébranlait l’immeuble, lézardait les bases, crevait les murs. La colère de tout un peuple se ruait contre lui. Il attendit. Il y eut un affaissement dans le tumulte, comme une vague qui retombe sur elle-même après avoir porté sa crête au-dessus des eaux. Nerval en profita et reprit sa phrase :
« Conformément à la loi, je vous invite à désigner le bureau. »
On brailla des noms. Celui du citoyen Courtier domina les autres. C’était un homme connu et, d’ailleurs, il présidait bien : sa prestance amenait le calme.
Nerval s’approcha de la rampe et le silence s’égalisa brusquement dans l’air chaud de la salle. On n’entendait que le bruissement souple des ventilateurs.
Il parla. Il se placerait, annonça-t-il, en dehors de tout point de vue politique ou religieux ; il n’envisagerait que les faits. Il resterait sur le domaine de la réalité positive. N’était-on pas dans le siècle de la science et du positivisme ? C’était le « fait » qui, seul, devait exclusivement retenir l’attention d’un esprit scientifique.
Or, quel était le grand fait qui dominait l’ère moderne ? Ce n’était même pas la découverte de Glaber qui n’en était elle-même qu’une conséquence et une application. Ce fait, c’était le « progrès. » Un mouvement irrésistible, venu des profondeurs de l’histoire, entraînait l’humanité vers un stade supérieur de son évolution. De siècle en siècle, on marchait vers un état supérieur, plus heureux, plus ordonné, plus juste. Le passé, ère de tyrannie et de ténèbres, s’abolissait à jamais. L’humanité s’élevait sans cesse au-dessus d’elle-même et la courbe de son évolution tendait vers le divin.
Ce début interloqua l’auditoire. Il n’en percevait pas l’ironie. Mais l’ironie jaillit quand Nerval reprit :
« Telle est la définition du progrès dont les masses aujourd’hui se gargarisent. Le progrès, la science, ce sont les nouvelles idoles devant lesquelles on se met à plat ventre. Mais, puisque vous prétendez avoir abattu les idoles, puisque vous vous dites dégagés des dogmes et des Dieux, soyez donc logiques, martelez aussi les dernières idoles ; et puisque vous n’adorez plus ni les dieux de l’acropole ni celui du Sinaï, ayez le courage de ne pas les remplacer par de nouveaux fétiches et soyez donc vraiment des hommes libres. Si, pour réaliser votre liberté, il faut fouler aux pieds la science, le progrès et Frédéric Glaber, qu’attendez-vous ? »
Une ondulation courut dans l’auditoire et Nerval, frémissant, continua :
« Quel serait le véritable progrès ? Ce serait le progrès intellectuel et moral. Or celui-là n’apparaissait pas. Le progrès, les perfectionnements matériels et techniques ne rendaient les hommes ni meilleurs ni plus heureux. Ce n’est pas la découverte de l’automobilisme, ni la pratique du télégraphe ou du téléphone qui caractérisent le surhomme. La véritable supériorité n’est point matérielle. Elle est spirituelle. Elle siège dans les hautes régions des énergies morales, dans la culture de l’intelligence, dans la vision esthétique des choses. Le surhomme n’est ni l’ingénieur, ni l’électricien ni le contremaître. C’est, au sens large et plein au terme, « l’artiste » et le créateur de valeurs. Le progrès consisterait à réaliser cette forme suprême d’humanité. Or, on en était loin. On s’enlisait dans la matière. Les Grecs homériques étaient plus près que nous de la plénitude humaine : avec nos chemins de fer, nos avions et notre télégraphie sans fils, nous ne serions pas capable de créer le Parthénon ou les statues de Phidias, expression définitive de l’éternelle Beauté. Ces hommes d’un autre âge avaient réalisé dans la perfection éthique un point d’équilibre que l’on ne retrouverait jamais. »
Nerval fit une pause. Des murmures violents coururent. Les foules sont bêtes, mais vaniteuses. Elles n’entendent point que les supériorités les flagellent. Et Nerval hâta son développement.
« On s’enivre de la découverte de Frédéric Glaber : enivrement aveugle et criminel. C’est ne voir que l’immédiat, la satisfaction brutale des appétits et des désirs. Elle n’a pas eu le temps encore de développer ses conséquences : le mancenillier, tant qu’il est jeune, n’empoisonne pas l’ombre autour de son feuillage ; plus tard, il tue implacablement ceux qui se confient à l’hypocrite bienfait de ses ramures. Ainsi en sera-t-il pour la découverte de Glaber. »
Le tumulte, à ces mots, se déchaîna. Des injures sifflèrent. Courtier intervint ; sans doute il lui était pénible que l’orateur critiquât la plus noble, la plus sublime découverte de tous les temps. Mais la parole était libre. Nerval avait le droit de parler.
Et, au milieu de l’agitation, il aborda le vif de son sujet :
« Le spectre de la mort est enchaîné. Les hommes ont cessé de mourir. C’est bien. Mais il serait surprenant qu’un fait aussi formidable n’engendrât point des circonstances qui allaient troubler et bousculer toute l’organisation, toutes les conditions de la vie sociale. Chose singulière, ce seraient les fonctionnaires de tout ordre qui, les premiers, en subiraient le choc en retour. Puisqu’on ne mourait plus, l’avancement se trouvait, par le fait même, paralysé et bloqué. Le commis ne devait plus nourrir l’espoir de quitter sa chaise de paille pour le fauteuil rembourré du directeur. Le juge suppléant ne serait jamais conseiller à la Cour d’Appel. Le sous-lieutenant ne verrait qu’en rêve les étoiles du général étinceler sur ses manches. Jamais aucun vide ne se produirait plus dans la trame de la hiérarchie. Les administrations qui, pourtant, doivent être par définition vivantes et souples, vont s’ankyloser dans les mêmes cadres. Sans doute, on obvierait à ce danger par la mise à la retraite au-delà d’une certaine limite d’âge. Mais, au bout de quelque temps, il se constituerait ainsi une caste de retraités, de plus en plus nombreuse puisque la mort ne la décimerait jamais, et il faudrait que les budgets s’enflassent à l’infini pour leur payer éternellement les arrérages de leurs retraites. Au bout d’un siècle, le seul budget des retraites se chiffrerait par un tel nombre de milliards qu’il ne représenterait plus rien à l’imagination épouvantée. De plus, ces innombrables retraités allaient constituer une armée de désœuvrés sans avoir l’excuse des infirmités ou de la vieillesse – puisqu’on ne vieillissait plus et que l’on ne tombait plus malade – que la société traînerait après elle comme un poids mort. Faudrait -il décréter le travail obligatoire ?… À mesure qu’on y réfléchissait, les difficultés s’accumulaient et l’on discernait que l’immortalité n’était pas une chose aussi simple, aussi pratique, aussi avantageuse que le croyait l’enthousiasme superficiel des foules. »
Nerval continua. Il montra que le mal qui allait sévir dans les administrations se reproduirait dans le personnel gouvernemental et politique.
« Une fois installés au pouvoir, ceux qui seraient assez habiles pour s’y maintenir ou assez remarquables pour s’imposer par leur propre valeur, s’y cramponneraient pendant des siècles sans craindre que la mort les fauche un jour de leur piédestal : notre forme politique ne serait plus la démocratie, mais la « gérontocratie. » Les « Gérontes » (du grec gérontos, vieillard) allaient encombrer le Parlement et les ministères. Sans doute, le mot n’était pas absolument juste, parce qu’à proprement parler, personne ne vieillissant plus, il n’y aurait plus de vieillards ! mais il n’en restait pas moins que le pouvoir allait être séquestré par les macrobites. Le personnel gouvernemental ne se renouvellerait plus. En l’an 3000, on gouvernerait encore avec des idées d’un autre âge. Par suite, l’action gouvernementale allait se pétrifier dans les mêmes concepts et les mêmes formules. Jamais un esprit nouveau ne viendrait la vivifier. Un moment viendrait où l’on crierait : « Place aux jeunes ! » Un conflit féroce surgirait entre les jeunes générations et les « vieilles classes. » Il s’ensuivrait une crise sociale aiguë qui, s’ajoutant à toutes les crises déjà déclenchées par l’œuvre de Glaber, jetterait le pays dans des convulsions redoutables.
Comment y parer ? Que faire de ces hommes qui, désormais, s’obstinaient à vivre ? Faudrait-il décréter qu’à tel âge, quand ils auraient joui de la vie pendant un nombre suffisant de siècles, les hommes seraient exécutés – sans douleur ! Encore un progrès de la « science » – dans des abattoirs scientifiques ? »
Malgré tout, cette parole brutale et sincère impressionnait le public. Nerval aurait peut-être gagné la bataille et retourné son auditoire, s’il avait été plus habile et mieux usé des précautions oratoires. Mais il dédaigna d’être habile et il reprit, plus âpre :
« La mort ! Vous redoutez la mort et vous l’insultez ! Et pourtant, que de bienfaits elle vous apporte ! C’est votre seule bienfaitrice et vous n’êtes que des ingrats ! Quand vous êtes las de la peine, de l’effort et du travail, quand la vie, la vie méchante, a trop lourdement pesé sur vos épaules, quand vous avez trop connu les hommes, leurs hontes et leurs crimes, quand alors la vie vous remonte aux lèvres dans un dégoût atroce, la mort est là… la grande consolatrice. Elle vous offre sa paix infinie. Grâce à elle, vous allez dormir pour l’éternité dans le sein maternel de la terre. Si tous ceux, si les générations innombrables qui ont goûté la mort, pouvaient aujourd’hui nous entendre, ils diraient : « Nous ne voulons point de votre philtre d’immortalité. Quoi ! vous voulez encore nous imposer la vie, nous obliger à revoir la clarté du jour, témoin de nos misères et de nos malheurs ? Non, non ! plutôt la nuit, la nuit éternelle, froide et calme sous le regard glacé des astres impassibles. Protège-nous, ô mort, contre ceux qui veulent nous rendre à la vie et garde-nous fidèlement dans tes bras !… »
Et qu’arrivera-t-il ? Votre immortalité sera la génératrice du désespoir. Un jour viendra où les hommes désespérés et las de vivre imploreront la mort. Elle ne viendra plus, la grande bienfaitrice, puisque Frédéric Glaber l’a enchaînée ! Alors, par tous les moyens, les hommes voudront quand même mourir. Et ce sera le suicide élevé à la hauteur d’une institution sociale. Tous les jours, des hommes décriront, de la berge dans le fleuve, une acrobatie suprême. D’autres se feront réduire en bouillie sous les locomotives, sectionner par des scies, happer par des courroies, broyer par les dents des machines. Jamais le commerce des poisons n’aura été plus florissant et, par un étrange revirement des choses, les pharmaciens, qui risquaient d’être ruinés puisqu’on ne tombe plus malade, feront fortune en vendant au poids de l’or le cyanure et la strychnine ! »
Cette éloquence âpre impressionnait pourtant l’auditoire, et Nerval continua :
« Tout ceci peut encore passer pour idyllique à côté de ce qui va suivre. La mort, ce n’est pas seulement le repos, c’est la concorde. Elle apporte la paix entre les hommes. Toutes les jalousies, toutes les haines, tous les drames qui divisent les hommes finissaient, un jour ou l’autre, par s’effondrer dans la mort. Aujourd’hui, les querelles n’auront plus de limites et les haines ne s’éteindront jamais. Rien n’apaisera plus leur implacable brûlure, et ce sera le règne universel de l’assassinat. Tel est le fond méchant du cœur humain que l’homme, voyant ses ennemis jouir de la même immortalité, s’efforcera frénétiquement de la leur ravir. La rubrique de l’assassinat débordera les journaux. Il faudra sévir. La guillotine se dressera dans le demi-jour frissonnant des aubes, et, parce que nous vivrons à une époque où l’on a vaincu la mort, vous serez obligés de la rétablir, et même de la multiplier en faisant voler des têtes sous le couperet sanglant de l’échafaud !
… Laissez moi achever, clama Nerval devant un mouvement de la foule. Avez-vous songé que la population du globe sera l’objet désormais d’un accroissement continu ? Ni la maladie ni les épidémies ne diminueront plus désormais l’effectif humain. Un jour viendra où les hommes, plus nombreux que les grains de sable au bord des océans, ne trouveront plus sur la terre l’indispensable nourriture. J’entends bien que l’on retardera longtemps cette échéance par une organisation rationnelle de l’agriculture, par la mise en valeur des sols en friches, et notamment des vastes domaines coloniaux, par la suractivité artificielle que les engrais ou l’électricité donneront à la terre. Soit, mais la puissance productrice de la terre, si énorme qu’on la suppose, trouvera nécessairement sa limite ; au contraire, l’accroissement des masses humaines n’en aura pas et se poursuivra à l’infini. Un peu plus tôt ou un peu plus tard, se produira la fatale rupture d’équilibre entre l’effectif à nourrir et les possibilités alimentaires… Quel est donc ce spectre que je vois à l’horizon de cette époque de progrès ? C’est la famine. Vous ne voulez plus mourir : la faim vous tuera et la découverte de Frédéric Glaber ne pourra rien contre l’implacable spectre qui vous tordra les entrailles.
Alors, que ferez-vous ? Oh ! sans doute, vous n’hésiterez pas : l’infanticide, l’avortement seront vos armes suprêmes contre la famine. Étrange perversion, non seulement de la morale mais des sentiments les plus profonds de la nature ! Vous ne voulez pas accepter cette grande loi de la nature qui est la mort et la nature se vengera en vous imposant la mort sous ses formes les plus hideuses ! Suicides, assassinats, guillotinades, avortements, infanticides… du sang, du sang partout. Le sang coulera sur les draps du ventre déchiré des femmes, il coulera des corps tronçonnés par le biseau des guillotines, il jaillira en nappe des corps volontairement lacérés, brisés, vidés de mille manières dans le grand vertige du meurtre et de la mort. Du sang, du sang… une marée sanglante s’élève, bouillonne et submerge tout, vous, votre progrès, vos mensonges et votre immortalité, du sang, du… »
Cette fois, il n’acheva pas. La foule ne supporta pas ce jet brutal de vérité. Les paroles de Nerval la frappaient au visage comme des gifles. Toute la salle fut debout dans une tempête d’imprécations et d’injures. Brusquement, l’assaut se déclencha ; la foule assaillait la tribune, balayait le bureau, marchait sur Nerval qui, ironique et calme, appuyé au portant de l’avant-scène, attendait son sort.
Une seconde de plus, il n’était plus qu’une loque sanglante sous les pieds de la foule en délire. Barrel vit le danger. Il aimait Nerval pour son originalité, sa franchise, son courage. Il cassa sa canne sur des têtes, bondit au-devant de Nerval, dégaina son browning. Sa présence en imposa : on respectait en lui l’intime disciple du grand homme. Il y eut une seconde d’arrêt qui sauva Nerval. Il sauta par une porte latérale, couvert par Barrel et par quelques amis dévoués. Déjà, un peloton d’infanterie arrivait au pas de course – car jamais il n’avait tant fallu faire appel à la force que depuis l’ère nouvelle de joie et de fraternité. Des coups de crosses bourrèrent la foule. Elle se dispersa sur les allées et, jusqu’à l’aube, on manifesta dans les rues.
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(Henry Guenser, in Journal de Montélimar et de la Drôme, soixante-quatrième année, n° 32, 33 et 34, samedis 6, 13 et 20 août 1921 ; « La Panacée universelle, » illustration de Carlo Farneti pour la collection artistique des laboratoires Somnothyril, c. 1931-32)