VENUS DU CRÉDULE MOYEN ÂGE

 

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Larves, esprits élémentaires

ou créatures humaines ?

 
 

L’homme a toujours été curieux de sa destinée. L’art d’interpréter les songes ou onéocritie, remonte aux temps les plus reculés. On sait aussi que les Chaldéens furent les maîtres incontestés de l’astrologie. La Bible nous parle du songe de Joseph, des vaches du Pharaon, de l’échelle de Jacob. Les sciences conjecturales sont diverses : elles vont de la simple voyance à la sorcellerie, en passant par le marc de café et les tarots.

Le moyen âge, creuset dans lequel bouillonnent toutes les superstitions, période de luttes religieuses et de surnaturel, fut le grand siècle de la magie. De partout, surgissaient des illuminés : alchimistes, voyants, démoniaques, entraînant derrière eux un monde terrifiant de loups-garous, de vampires, de spectres et de gnomes. Les bûchers n’éteignaient pas l’ardeur de ces néophytes. De leurs cendres renaissaient sans cesse des disciples non moins ardents et non moins convaincus.

Parmi ceux qui suscitèrent le plus d’enthousiasme ou de suspicion, il faut nommer Paracelse, alchimiste, thaumaturge, nécromancien et kabbaliste. Les uns virent en lui le plus grand savant de tous les siècles, le grand faiseur de miracles, le successeur de Moïse ; les autres, un habile charlatan, plein de faconde. Il n’en est pas moins vrai que son influence fut énorme et ce que l’on sait de ses travaux et de ses étranges théories justifie pleinement sa légende.
 

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Paracelse naquit en Suisse en 1493, dans le canton de Schwyz, dans la petite ville de Einsieden. Il s’appelait alors Philippus, Théophrastus Bombast von Helenheim. Son père, qui était médecin, lui donna le goût des spéculations mystérieuses. Ses maîtres furent des savants de l’époque : Trithème et Sigismond Fugger. Suivant l’usage du temps, il parcourut l’Europe, étudiant dans les universités d’Allemagne, de France, d’Angleterre, d’Italie et d’Espagne. Les tribulations ne lui manquèrent pas. Enlevé par les Tatars, il étudia, au cœur de la Pologne leurs mœurs et leurs traditions. On le retrouve, plus tard, en Égypte et à Constantinople. Peut-être hanté par les paroles d’un roi de Castille qui affirmait que tous les minéraux renferment de l’or et que ce corps se développe « sous l’influence des corps célestes, » il s’initie aux secrets de toutes les religions ; il épouse les doctrines des sociétés secrètes, afin de pénétrer le mystère du « Grand Œuvre. » Chercheur infatigable, il ne dédaignait pas la compagnie des petites gens : barbiers, bonnes femmes, bourreaux, s’il les savait détenteurs de secrets médicaux. N’affirma-t-il pas, plus tard, que « c’étaient les sorciers qui lui avaient révélé ce qu’il savait de meilleur » ?

Il a trente-trois ans lorsque sa renommée éclate, comme un coup de foudre, à la suite d’une guérison surprenante. Le grand Érasme réclame ses soins et fait si bien que Paracelse est appelé à l’université de Bâle pour y enseigner la physique et la chimie. Ce novateur suscite, dès son premier cours, les passions les plus violentes. Les traditionnalistes s’insurgent, tandis que la jeunesse se groupe autour de lui. Fort de son savoir, méprisant les anciens textes dénaturés par les scholastiques, il commence par faire un autodafé des ouvrages d’Averroës, de Galien et de Razès. Il affirme à ses élèves que ces auteurs, ainsi que les universités, « en savaient moins que les cordons de ses souliers » et qu’il est « le monarque de la médecine. » Aussitôt, c’est une levée de boucliers. On désigne Paracelse au bourreau, sous l’accusation de sorcellerie et d’athéisme. Il s’enfuit et il passe tour à tour à Colmar, à Nuremberg, à Augsbourg, à Vienne, l’esprit toujours en éveil, passionné par ses recherches et poursuivi par ses ennemis.
 
 

 

Sa mort donna lieu à des interprétations diverses. Il fut, dit-on, empoisonné au cours d’une beuverie. Il laissait plusieurs œuvres importantes, entre autres : Les Sept Livres de l’Archidoxe magique, recueil de secrets hermétistes sur lequel les initiés se penchent encore aujourd’hui. Les théories de Paracelse ne laissent pas de porter l’empreinte de son temps ; elles touchent à la chimère. Il prétend qu’il possède le secret de prolonger la vie à l’aide de la teinture dont Adam et les patriarches se servaient pour atteindre à la longévité. Sa thérapeutique est basée sur les astres. Il assigne, comme correspondance au cœur, le soleil ; au cerveau, la lune ; au foie, Jupiter ; aux reins et aux organes génitaux, Vénus. Il enseignait que les éléments primordiaux sont : le mercure, le sel et le soufre, et que la maladie est causée par la carence de l’un ou de l’autre. Il fabriquait un baume naturel : la « mumie, » qui réparait, par action directe, les tissus atteints. L’aimant et les talismans jouent aussi un rôle dans sa thérapeutique. Mais ce qui nous attache à Paracelse, c’est sa prétention d’être parvenu, à l’aide de bouillons de culture, à donner le jour à des êtres vivants créés artificiellement : les homuncules.

Si l’on en croit la fable, Apollonius de Tyane était déjà parvenu à créer, artificiellement, des insectes, qu’il montrait à tout venant. L’« élixir d’Aristée, » répandu suivant le code du grand maître des sortilèges, opérait le miracle. Cornélius Agrippa et Van Helmont étaient persuadés qu’il demeure possible d’obtenir, surnaturellement, l’existence terrestre.

Mais les homuncules de Paracelse – larves, embryons ou corps parfaits – ne pouvaient, parvenus à leur virilité, engendrer que des mandragores. Et ici nous quittons le monde des réalités pour entrer en pleine sorcellerie. Le public ne connaît les mandragores qu’au travers des récits de Machiavel, de La Fontaine et d’Achim d’Arnim. Qu’étaient-elles donc ? La légende les fait naître, le plus souvent, de la semence d’un pendu. Ces mystérieuses créatures qui chantent au pied des arbres maudits, par les nuits sans lune, avaient de redoutables pouvoirs : elles donnaient le mal d’aimer ou la soif des richesses.

Pour les capturer, il fallait se rendre la nuit, un vendredi, accompagné d’un chien noir, jusqu’au pied du gibet où était attaché un pendu. À tâtons, on promenait sa main sur l’herbe jusqu’à ce qu’on touchât la plante mystérieuse. Mais, malheur à qui n’avait pas pris soin de se boucher les oreilles avec de la cire, afin de ne pas entendre les cris déchirants de la mandragore ! On attachait la plante à la laisse du chien noir, faite de cheveux tressés. Tout à coup, on s’éloignait en courant, suivi du chien qui, en s’élançant, arrachait la plante, tandis qu’un coup de tonnerre jailli du ciel terrassait l’animal. On lavait alors soigneusement la mandragore. On lui semait sur la tête du millet qui devenait chevelure. Des baies de genièvre formaient ses yeux. Une fleur d’églantier sa bouche. Et l’homuncule grandissait, prenait forme humaine, devenait un fidèle serviteur asservi à votre volonté et détenteur des plus hauts secrets de la magie.

Le moyen âge connaissait ces créatures démoniaques, qui prirent parfois le nom de golem. Le film s’est emparé, il y a quelques années, de ce sujet. Il nous a montré les métamorphoses de cet être pétri dans l’argile et dont le visage est modelé sur le reflet d’un visage humain, dans un miroir. Il portait sur le front cette inscription : Aemeath (Vérité). Pour le tuer, il suffisait d’effacer les lettres Ae, de sorte qu’il ne restait plus que Maeth (Mort).

La littérature d’imagination met en scène, également, des personnages singuliers : l’Homme au sable, d’Hoffmann ; l’Ève future, de Villiers de l’Isle-Adam. À l’époque du roman noir, ces êtres prolifèrent. On les trouve dans les romans d’Anne Radcliffe, de Lewis et de Mathurin. C’est Mary Sheley [sic] qui imagine Frankenstein, cet être créé avec des morceaux de cadavres qui poursuit son créateur de sa haine.
 
 

 

Mais nous entrons ici dans le domaine du rêve, alors que nous avons encore, en parcourant le XVIIIe siècle, époque des philosophes et des illuminés, illustrée par Saint-Germain, Cagliostro et Mesmer, à faire mention d’un thaumaturge étrange : le comte de Kueffstein. C’était un riche seigneur, occultiste ardent qui, comme l’avait fait Paracelse, parcourait le monde à la recherche des grands problèmes, hôte de tous les nécromants, de tous les initiés, de tous les kabbalistes. Son serviteur, Joseph Kammerer, a relaté dans un « Journal intime » les aventures de son maître. Il nous a décrit aussi ses expériences et on lui doit le récit de la « progéniture insolite » qu’il obtint.

Si jamais quelqu’un est bien parvenu à créer des homuncules, dit-il, c’est Kueffstein. Au cours d’un voyage, il rencontra l’abbé Géloni, Rose-Croix comme lui. Tous deux s’employèrent à mener à bien l’œuvre surnaturelle que Paracelse prétendait avoir accomplie.

Ils s’enfermèrent, pendant cinq semaines, dans un couvent de carmélites, en Calabre, se relayant pour surveiller les cornues dans lesquelles macérait le plus étrange des bouillons de culture. Des paroles kabbalistiques furent prononcées et des scènes de diablerie se déroulèrent, sous les yeux épouvantés de Kammerer. Au bout de cinq semaines, de petits êtres, au nombre de dix, vinrent au monde. On les plongea aussitôt dans un bocal d’eau bénite ; ils furent baptisés et reçurent un nom. Il y avait un roi, une reine, un architecte, un moine, un mineur, une nonne, un séraphin, un chevalier, un esprit blanc, un esprit rouge. On les transporta ensuite, nuitamment, dans un tas de fumier qu’on arrosa d’une liqueur inconnue (peut-être l’élixir d’Aristée). Cette incubation terminée, le comte et l’abbé se rendirent, en grande cérémonie, au fond du jardin : l’abbé Géloni revêtu de ses ornements sacerdotaux, Kueffstein chantant des psaumes et, tandis que Kammerer encensait le fumier, on déterra les homuncules que l’on transporta dans le laboratoire. Ils y demeurèrent trois jours, plongés dans un bain de sable. Ce laps de temps fut suffisant pour leur développement complet. Les hommes avaient des barbes, les femmes une grâce et une beauté accomplies. On les habilla selon leur état. Le roi reçut un sceptre et fut revêtu de pourpre, le moine de bure, les autres à l’avenant. Ces petits êtres ne tardèrent pas à faire preuve de caractère : ils tentèrent de s’évader de leurs bocaux, que l’on dut couvrir. Kammerer raconte même que l’on trouva un jour le roi en conversation galante avec la reine !…

Mais, à l’encontre des mandragores, ces créatures ne se nourrissaient pas de l’air du temps. Kammerer ne nous dit pas ce qu’elles mangeaient, mais seulement que leurs aliments étaient cuits au bain-marie, dans une boîte d’argent. Tous ces esprits possédaient, bien entendu, le don de divination.

Les homuncules de Kueffstein, continue Kammerer, furent les hôtes de la grande loge de Vienne. Le comte de Thun s’enthousiasma en les voyant. De nombreux initiés défilèrent devant eux. Mais, en vieillissant, ils devinrent acariâtres. La vie recluse influait fâcheusement, il faut le croire, sur leur caractère, car ils se livraient sur la personne de Kammerer et de Kueffstein aux plus injurieuses facéties. Un jour, on n’entendit plus parler d’eux et nul ne sait ce que Kueffstein en fit.

Les occultistes essayèrent longtemps d’élucider le mystère de ces créatures, dont l’existence ne pouvait être mise en doute, puisqu’ils les avaient vues de leurs yeux. On s’accorda à dire qu’il s’agissait d’esprits élémentaires, de larves ayant pris, sous l’empire de maléfices, l’apparence humaine.

Qui aurait cru que l’embryogénie ferait revivre, aujourd’hui, les rêves fabuleux de ces jours lointains ?
 
 

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(Michel Manoll, dessins de Lucien Boucher, in Les Lettres françaises, grand hebdomadaire littéraire, artistique et politique, sixième année, n° 139, vendredi 20 décembre 1946)