« Châtelguyon, monsieur, à cette époque n’était pas cette grande ville d’eaux qui concurrence aujourd’hui Vichy. Elle n’avait pas de palace, pas même de grands hôtels, pas de casino, encore moins de théâtre. Vous y auriez, aussi, cherché vainement un hôtel des postes… Ce qui en tenait lieu, c’était, simplement, le kiosque à journaux qui se trouvait à l’entrée du parc. On y avait installé une boîte aux lettres et une petite pièce attenante servait à la vente des timbres et au télégraphe.

Marchande de journaux, je faisais en même temps la buraliste, logée au premier rang pour voir de près, du matin au soir, tous ceux que la saison nous amenait.

Mon client le plus assidu alors, je puis dire que ce fut M. Guy de Maupassant. Il nous revenait chaque été depuis qu’une première cure l’avait si bien guéri d’une neurasthénie ! (C’est à Châtel qu’il a écrit Mont-Oriol où il raconte comment Parisiens et Auvergnats s’entendaient pour fabriquer et lancer une ville d’eaux.) Autant par goût que par reconnaissance, lui, Normand, il demeurait attaché à nos montagnes, n’y prenant plus les eaux mais seulement son repos.

Aussi habitait-il près du Calvaire une villa plutôt cachée où il ne travaillait qu’entouré des fleurs les plus odorantes. Il tâchait de s’y dérober le mieux possible au monde et au demi-monde, car il était déjà très connu : souvent, ceux qui le rencontraient devant mon kiosque à journaux et à bouquins ne pouvaient s’empêcher de prononcer à haute voix son nom, puis ôtaient leur chapeau. Mon Dieu ! il était célèbre, à la mode, avec cela très beau garçon, robuste et large d’épaules, un franc sourire sous la rude moustache, dans la force de l’âge.

J’ai dit qu’il venait ici prendre du repos ; il venait surtout, loin de Paris, loin des villes, des salons, des champs de courses, fuir les femmes !

Ah ! le nombre de lettres que ce pauvre M. de Maupassant recevait, vous ne pouvez vous l’imaginer. Chaque jour lui en apportait de partout, des enveloppes de toutes les formes, de toutes les couleurs et de toutes les odeurs. À les soupeser et à les sentir, j’aurais pu vous dire : « Celle-ci contient des roses, celle-là des billets, cette autre des cheveux. » Et, au dos de ces missives, s’étalaient les plus magnifiques armoiries. »
 

*

 

« M. de Maupassant descendait, chaque matin, chercher son courrier qu’il dépouillait là, dans le parc, devant le ruisseau qui cascade sous les hêtres. Il remontait chez lui, une grosse rose à la boutonnière, en me disant « au revoir » d’un gentil signe de tête… Mais il n’avait pas tourné le dos que des télégrammes arrivaient à son adresse. Il en arrivait de Nice, de Monte-Carlo, du Golfe-Juan, de Cannes, de Tamaris, de Marseille, de Paris évidemment, de Rouen, du Havre, de Honfleur, de Trouville, d’Ostende ! Rien que des messages de femmes et chacune plus pressante, plus pressée que les autres. Celle de Nice annonçait : « J’arrive mardi, » celle de Cannes : « Attends-moi mercredi, » celle de Monte-Carlo : « Viens te rejoindre jeudi, » celle de Paris fixait aussi le jeudi ; celle de Trouville et celle de Menton, le mercredi ; celle d’Ostende, comme celle de Toulon, avait choisi le vendredi ; trois, quatre retenaient le samedi. Ainsi de suite pour toute une semaine et, naturellement, aucune ne demandait si elle pouvait venir : toutes se croyaient la seule !

Une après l’autre, j’envoyais porter les dépêches à la villa « Yvette. » Un jour, dans une matinée, j’en ai compté vingt-deux.

Que faisait M. de Maupassant ? Il avait été obligé de prendre une sorte de mesure d’ordre : il attendait patiemment d’avoir reçu tout son courrier de dépêches, puis, vers quatre heures, je le voyais qui se précipitait vers mon bureau, tous ses télégrammes à la main. Il avait l’air, dans la chaleur de juillet, d’un joueur accablé dont le sang monte à la tête, mais qui se contient parce qu’il va avoir besoin, pour jouer sa partie, de tout son sang-froid.

Très poliment, avec une voix d’homme du monde demeuré bon garçon, il me demandait la permission de s’asseoir devant une petite table que j’avais dans mon kiosque et là, comme un général doit faire son plan de bataille, il dessinait une véritable carte de France, cochant d’un trait de plume chaque ville à chaque télégramme, après l’avoir soigneusement relu. Cela fait, il rédigeait ses réponses qu’il me tendait une à une. Je télégraphiais : « Comtesse L…, Cannes. Pars demain. Rendez-vous mardi, hôtel Albion. Brest. Baisers. Guy. » « Baronne V…, Trouville. Pars demain. Rendez-vous mercredi, hôtel Majestic, Cannes. Baisers. Guy. » « Odette de T…, Marseille. Pars demain. Vous attends jeudi hôtel Plage-Trouville. Baisers, Guy, » etc., etc.

Bref, M. de Maupassant dirigeait sans faute vers le Nord toutes les amoureuses qui, pour le surprendre à Châtel, montaient du Midi, et vers les villes de la Côte-d’Azur les belles amies descendant du Nord, de Paris ou du Centre… Mais hélas ! le travail ne s’arrêtait pas là : des jours, il survenait des brouillaminis sur les lignes ! Sitôt parti, M. de Maupassant réapparaissait, rouge, en sueur, décommandait par de nouveaux télégrammes, refaisait à la hâte tout son aiguillage.

Ah ! le malheureux ! Je ne lui disais rien quand il me transmettait ses ordres de dépistage, mais comme je le plaignais ! »
 

*

 

« En silence… Cependant, je me demande si l’on a toujours raison de ne compatir qu’avec tant de discrétion… Qui sait si, en dépit de ce qu’on appelle les convenances, un mot dit au bon moment ne sauvera pas un homme… ou une femme ?

Voici : j’avais remarqué que, juste aux heures où M. de Maupassant venait, le matin, quérir ses lettres et, l’après-midi, me remettre ses télégrammes, une femme se tenait assise sur une chaise en face de mon kiosque. Grande, brune, très jeune et déjà veuve, elle surveillait un beau petit garçon qui m’achetait des ballons et des trompettes. Elle avait toujours un livre à la main, pas seulement par contenance : elle lisait vraiment. Quand, par hasard, elle levait le visage et s’apercevait que je la regardais, elle baissait les yeux et rougissait, mon Dieu ! plutôt comme une jeune fille que comme une femme. Elle m’avait laissé assez mystérieusement entendre qu’elle était des îles ; moi, je ne sais pourquoi, je m’étais mise à l’aimer.

Un jour qu’elle vint me demander quelque chose pour son mignon, – elle avait la voix aussi pure que les traits, – justement M. de Maupassant sortait de mon bureau. Jamais je ne l’avais vu aussi furieux ! Là, devant nous, il déchira toute une liasse de ses maudits télégrammes, les jeta dans la cascade et je l’entends encore bougonner : « Ces hystériques me rendront fou ! »

Ce fut plus fort que moi ; je demandai à la jeune femme : « Savez-vous qui est ce monsieur ? »

Elle me regarda fixement.

« Oui… fit-elle, c’est-à-dire non…

– C’est M. Guy de Maupassant, le romancier.

– Ah !… »

Elle devint toute pâle, comme si je lui avais brutalement volé son secret, et s’éloigna. Cette femme que le malheur – un naufrage ou quelque autre catastrophe – avait dû frapper vers ses vingt ans, avait une façon farouche de se taire, puis de marcher droite, qui en disait long sur sa vie. Incontestablement, elle était née pour rester fière jusqu’à la mort.

Le lendemain, je ne la revis plus en face de mon kiosque. Mais je la surpris, les jours suivants, qui lisait assise non loin du banc rustique où M. de Maupassant allait parfois, la tête entre ses mains, réfléchir, calculer, combiner… enchaîné dans son réseau inextricable de faux départs et de rendez-vous truqués.

« Mon Dieu ! me disais-je, ces deux êtres sont sûrement faits pour se rencontrer et en ce moment. Le hasard, le plus petit hasard, les fera-t-il se reconnaître ? »

Lorsque M. de Maupassant, sans la voir, levait les yeux vers elle, immédiatement, comme saisie de peur, elle baissait les siens, la figure encore plus blanche.

Je guettais… j’espérais… Un après-midi, mon cœur se mit à battre : la balle de l’enfant roula sous les pieds de Maupassant. Celui-ci se leva, la ramassa, la tendit au garçonnet en lui caressant la joue et, ôtant son canotier devant la jeune mère en noir, lui dit quelques mots.

Mais lesquels ? Et la vit-il seulement ? J’étais tellement certaine qu’il avait le cerveau trop plein de ces femmes qui s’agitaient au loin pour qu’il pût distinguer celle-là, qui était si calme en face de lui !

Et elle ? Sûrement, elle parla ; sûrement, elle le regarda pour le remercier, mais, hélas ! je l’aurais juré d’avance : elle était d’âme trop digne pour que ses yeux ou sa voix pussent rien trahir de son cœur à cet homme qu’elle aimait aussi avec toute son intelligence.

Le lendemain, je ne retrouvai plus dans le parc ni la femme ni l’enfant… Et ils ne reparurent plus à Châtel. »
 

*

 

« M. de Maupassant, lui, revint l’année suivante, mais amaigri, étrangement nerveux, tracassé, taciturne, puis il disparut tout à fait. Plus tard, j’ai appris par les journaux qu’il était mort, – à 43 ans, – après avoir enduré le martyre d’un homme qui comprend avec toute sa raison qu’il va la perdre. Et cela à cause des femmes, des mondaines et demi-mondaine autour desquelles il tournait de la même façon qu’elles avaient précédemment tourné autour de lui. Et c’étaient elles qui, maintenant, en se jouant de lui jusqu’à lui faire endosser dans les soirées des habits de toutes couleurs, l’avaient savamment rendu fou.

… C’est pourquoi, monsieur, je garde comme un remords l’arrière-pensée que si, par un mot, un geste, je ne sais quoi, j’avais pu faire voir à cet homme riche de santé, riche de talent, né pour être heureux comme les autres hommes, que, dans l’ombre, cette noble femme l’adorait, peut-être l’eût-il distinguée, comprise, élue… Il n’eût connu ni la cellule ni la camisole de force… Portant un si beau nom, il aurait donné des frères et des sœurs à l’enfant dont il avait si paternellement ramassé la balle… Mais voilà : est-ce que je ne fais pas, moi aussi, un roman ?… »
 
 

 

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(Marius-Ary Leblond, « Conte du Journal, » in Le Journal, n° 12814, jeudi 17 novembre 1927 ; « Les Contes de la Dépêche coloniale, » in La Dépêche coloniale et maritime, trente-septième année, n° 9538, vendredi 11 octobre 1929 ; portrait de Guy de Maupassant, dessiné par Guth et gravé par Boileau, in La Revue illustrée, 1890 ; croquis aquarellés de Henriot pour Imprudence de Maupassant, 1899)