1. LA VIEILLESSE DE LA TOUR
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En ce temps-là, ceux qui arrivaient de l’Orient traversèrent le fleuve que les Autochtones appelaient Rhin. Aussitôt, ils filèrent en minces pelotons piétonnant par l’étroitesse des défilés, s’épandirent en troupes cavalcadantes à travers les larges plateaux. Ils allaient, poussés par la fatalité des atavismes, les yeux tirés vers ce coin du ciel où les soleils meurent tous les soirs.
Soudain, détaché du gros de l’armée, un escadron brûla les étapes d’une galopade, vint, d’un brusque à-gauche, camper au sommet des coteaux qui dominent la babélique plaine. À leurs pieds, crevant le cercle bleuâtre de collines où s’encuvait l’horizon, le fantôme pierreux de la Ville apparut.
Et les Barbares, longtemps, regardèrent blanchir au soleil les ossements de Paris.
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Le fleuve, comme une large faux d’acier, étincelait, coupant en deux la masse plâtreuse, micacée d’éclats de verre, où clignotaient les feux du soleil, et des ruines hautaines se dressaient inégales dans la concavité calcaire. Au fond, émergeant pareil au casque de quelque guerrier couché, un dôme bleuté par les lointains de l’air, effacé dans les transparences molles, s’arrondissait, sanglé du haut en bas d’une balafre profonde, trace d’impuissantes tentatives pour arracher la croix de pierre qui planait toujours. Plus près, à moitié rasées comme les mâts d’un ponton, les tours de quelque vieux temple au bout d’une île à la forme allongée de navire.
Ils se montraient une butte pâle qui s’étageait dans les vapeurs du matin. Là, quelques symptômes de vie, des fumées minces délayées dans la nue, paraissaient encore. Sur un amoncellement de blocs de pierres, sur des écroulements de colonnes et de piliers, sur des forêts de pilotis déchiquetés, un lieu impur s’élevait, le grand chancre de joie et de vice, le monstrueux Casino que ces peuples avaient édifié sur les ruines de leur ancien culte, comme ce symbole de leur esprit d’ivresse et de frivolité. De larges voies, belles et faciles, en descendaient, des voies par lesquelles les foules avaient monté à l’assaut du Plaisir. Et, si grande avait été la puissance de ce lieu que, lentement, il avait rongé jusqu’aux bases de la Butte et que de publics jardins, pleins de fanfares, d’histrions et de cuisines, palpitaient, grouillaient, chantaient encore sous les arbres secs et noirs des enclos où de grises pierres tombales s’allongeaient, servaient de comptoirs aux marchands ou de tables aux dîneurs.
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Mais, en abaissant leurs regards droit devant eux, ils virent une chose étrange : la fuite solidifiée d’une ville. C’était une coulée blanche, glissant vers l’Occident le long du fleuve, une course de maisons emportées par quelque épouvante, la déroute d’une cité qui venait, heurtée brusquement aux coteaux à pic dominant l’aval, s’écraser en blocs coagulés sur leurs rampes. Un souffle de terreur avait bousculé vers l’Ouest les habitations des hommes qui vivaient là, tandis qu’au Levant, au contraire, on apercevait l’arrivée lente de la nature, la tache progressante du vert des arbres envahissant les faubourgs, les boulevards, les quais ; la nappe chantante et fraîche des forêts couvrait la désolation des ruines.
Et, brusquement, les Barbares comprirent de quoi la Ville avait eu peur.
Crispée sur quatre griffes, cramponnée au sol par le poids de sa masse, l’arcature de ses reins solides, une Tour, monstre éléphantiasique à la base, piquait en l’air sa tête effilée de couleuvre. Haute, démesurée, dissonance énorme dans l’harmonie de la ville ancienne, elle inquiétait ainsi qu’un talisman de malheur posé là par la main de quelque génie des heures dernières. À mesure que le jour s’avançait, ils virent, lentement, au sein même du ciel serein, les brumes se former, s’épaissir, noircir autour de la flèche sinistre ; elle semblait attirer tout ce qu’il contenait de nuées, s’envelopper peu à peu d’une atmosphère spéciale, sombre, virgulée d’éclairs fauves. Une continuelle aspiration condensait autour d’elle les vapeurs, en faisait de longs voiles qui cachaient le sommet, le couvraient d’une nuit factice et magique.
Les Barbares se regardèrent, et une joie grave, muette, rida leurs faces usées de vieille race d’hommes.
Le grand voyage commencé dans les plaines de la Mongolie était achevé.
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Ce soir-là, étant descendus des coteaux, ils campèrent entre les cuisses géantes de la Tour.
Flamboyants, les brasiers au-dessus desquels rôtissaient des croupes de chevaux, des moutons, des moitiés de bœuf, éclairaient les quatre arches, et les soldats riaient de ces flammes dansantes, léchantes, sifflantes, qui chauffaient les pieds de la Tour. À brassées, ils jetaient dans la fournaise les boiseries des maisons, les arbres arrachés dans les jardins, les poutres des palais ; s’ébahissaient de voir les flammes monter, monter toujours, rougir, blanchir presque les ferronneries des piliers. Leur vieux rire, leur rire millénaire aux saccadements simiesques éclata puérilement de faire ainsi flamber la Tour où les civilisés de jadis avaient mis leur orgueil.
Au loin, du côté de la Butte, des illuminations piquaient la nuit et des chants volèrent sur les ondes nocturnes, des chants vifs et légers, des refrains fébrilement scandés par des voix de femmes cyniques et claires. Le Casino s’allumait de la lueur des feux de Bengale.
Pourtant, dans cette joie flammante qui faisait danser les montants de la Tour, une chose inquiétait les Barbares : le grand trou noir au-dessus de leurs têtes que ne remplissaient ni les feux, ni les fumées, le pivot creux filant au-dessus d’eux vers les astres.
Et quand les flammes eurent baissé, quand les fumées se furent élevées, quand, épars dans le quadrilatère de fer, ils se furent étendus pour dormir, ce trou noir, par où, tout à l’heure, regardaient les étoiles, commença à s’emplir de vagues clartés. Des feux follets s’allumaient d’une traînée le long des tiges, des étincelles pointillaient chaque boulon des frettes et d’étranges aurores éclairaient les plateformes, aurores rougeâtres ou sulfureuses que des souffles brusques éteignaient. Une vie intense animait la Tour, et des sons naquirent. Comme les cordes d’une harpe, les fers nocturnes, étirés dans le noir, vibraient aux vents qui passaient, qui leur arrachaient des accords sonores, envolés dans la nuit ainsi que des sinistres oiseaux.
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Les Barbares, secoués d’épouvante, le front tapi dans leurs litières, écoutèrent.
Des rumeurs d’abord, des rumeurs basses et profondes, comme celles des foules ou des peuples en marche, s’élevèrent en vols lourds de la lourdeur des piliers. Plus haut, dans l’entrecroisement arachnéen des traverses et des nervures, des chants pétillèrent, couplets railleurs bizarrement scandés de hachures rythmiques, d’une gaieté fausse et triste dans l’emportement noir des vents. Cela, c’était le thème, la grande symphonie du passé encore en écho dans le métal sonore ; mais ce qui leur fit cacher leurs faces dans la paille, coller leurs paumes à leurs oreilles, ce fut l’éclat de rire qui, tout à coup, retentit au sommet de la Tour. Strident, en cascades garrulantes, nerveux, ininterrompu, sèchement aigu, déchirant comme une plainte, le rire féminin, hystérique, le grand rire mince des pires névroses se détachait en spasmodiques appogiatures en haut, tout en haut, au-dessus de cette dernière plateforme où, depuis des siècles, personne n’avait pu atteindre, depuis la rupture irréparable des escaliers de fer, la chute homicide des ascenseurs. Il s’égrenait en notes claires, cristallines, jolies, évoquant la vision de belles bouches roses aux dents brillantes, tombait comme une pluie de perles en une vasque d’argent, et sa continuité, cette gaieté anonyme de quelque invisible dans la nuit, était si effroyable, à la longue, que les conquérants sentirent les grandes épouvantes asiatiques, le souvenir des peurs primordiales, sacrées, renaître dans leurs cerveaux, agiter les poils raides de leurs crânes.
Les masses sombres des nuages, éventrées parfois de livides éclairs, se tassaient près de la flèche comme pour y laisser s’accomplir des choses, et les soldats, agenouillés maintenant, virent de grandes et molles formes blanches, onduler, danser autour du sommet d’où les ricanements jaillissaient toujours.
Du côté de la Butte venaient, par saccades, les pétillements brefs d’un tir forain et la valse lente d’un cirque de chevaux de bois.
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Au matin, les soldats s’en allèrent, sans retourner la tête, plus loin, vers ce coin du ciel où les soleils meurent tous les soirs.
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(François de Nion, « Contes de la fin des temps, » in Le Figaro, supplément littéraire, vingt-et-unième année, n° 4, samedi 26 janvier 1895)
2. L’EXPIRATION
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… Et dès lors, – finies les grandes luttes des hordes, classées les nations dans leurs aires naturelles, conclues les Révolutions, – une tranquillité inconnue au monde depuis les temps primordiaux où les granits avaient surgi des eaux tièdes, régna. Dans la dispersion cantonale, dans la quasi-individuelle commune, sous l’insensible direction de gouvernants ignorés, les Peuples s’épanouirent, l’énergie jaillit, fière et vibrante, des libres personnalités combinées. Et, comme l’avait prédit Jean, l’apocalyptique apôtre, s’ouvrit l’ÈRE DES COLOSSES.
Les monstres industriels, Mastodontes d’acier, Dinothériums de fonte, se dressaient sur l’écorce affaissée de la terre ; une vie étrange les animait, une âme propre, née du souffle prodigieux des foules massées pour les assemblages. En action, leur puissance énorme était supérieure même à la volition humaine et, du fond de leur repos, naissaient d’indécises pensées, affinités magnétiques des métaux divers, rouilles mentales des rouages, petit moi indécis, vacillant dans les géantes armatures comme dans la conscience obscure des bêtes.
Après la TOUR, aux filigranes fins, vibrant sinistrement sous les souffles, ça avait été, de l’autre côté des Atlantiques, le MONT, la montagne artificielle arrondissant sa croupe démesurée, portant sur l’arcature de ses métalliques vertèbres un peuple de marchands et de bateleurs, les flancs battant sous le halètement des locomobiles intérieures… Et la concurrence dans la folie de l’énorme avait commencé.
Des conceptions monstrueuses, surgies dans des cerveaux d’ingénieurs, se matérialisaient en formes : on citait le PONT, qui d’une seule enjambée d’arche unissait l’Angleterre et la France ; l’ÉLECTROGÈNE du Niagara captant la puissance de la chute, résumant cette force continue en incalculable énergie, la distribuant, volatile, sur le mince réseau des câbles. L’OURS de Russie était une des merveilles du monde, la bête de luxe, inutile, couvrant de son corps allongé de cuivre cent lieues de steppes, et dont le dos servait, aux froids, à faire rouler de tournoyants wagonnets pleins de cris et de rires de femmes. Mais surtout l’ÉLÉPHANT de Sumatra était vénéré, le prodigieux éléphant dressé sur la ligne équatoriale, si haut que, de ses pieds à sa tête, – distance franchie en deux heures par les robustes ascenseurs, – les saisons, les températures se succédaient et que, de mètre en mètre sur ses flancs, les aspects des divers pays du monde s’étageaient sous les yeux effarés des voyageurs.
Car un commun et désespéré vouloir d’escalader les cieux possédait alors les cœurs des hommes, comme aux jours anciens où, dans la morne plaine de Babel, ils s’étaient assemblés pour bâtir, et c’était surtout à monter dans l’azur, à élever la pesanteur de leur corps vers les régions légères qu’ils utilisaient leurs sciences, qu’ils épuisaient leurs forces… Partout, des observatoires aigus, des flèches jaillies du sommet des montagnes crevaient le ciel.
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Ce fut de ces hauteurs mêmes, d’où l’homme inquiet guettait les étoiles avec des plans de conquête, que partit un jour l’initial cri d’alarme dénonçant l’agonie commençante du monde. Sans y attacher d’importance, en troisième page, – car les peuples alors étaient occupés seulement de la popularité d’un historien qui imitait à merveille le cri du cochon de lait, – les journaux enregistraient cette dépêche lancée par l’observatoire du Chamalari. « Pression atmosphérique diminuée subitement dans proportions considérables. Par suite raréfaction de l’air, sommes contraints d’abandonner poste. »
Et quelques semaines plus tard, des hommes exténués, les oreilles encore pleines de bourdonnements, la face gonflée de sang, étaient rentrés à Delhi, racontant la fuite soudaine et silencieuse, l’inexplicable fuite de l’air autour de leur observatoire et leur déroute devant l’invasion invisible du vide, leur dégringolade le long des pentes de la montagne, vers les vallées heureuses où l’air était facile, abondant.
Ce fut, à partir de cette époque, une déperdition lente et constante de l’atmosphère, comme si tout d’un coup, dans le ballon sphérique d’air bleu enveloppant la Terre, une fissure s’était faite par laquelle le gaz subtil s’évaporait, s’épandait dans l’éther. Un à un, les observatoires élevés sur les hauts lieux devaient être désertés ; des dépêches, commentées avec terreur maintenant, signalaient l’asphyxie à la fois à la cime des Alpes, sur la chaîne des monts Alléghanys, sur les plateaux du Pamir. Tel que l’eau d’un lac qui lentement se retire, s’évanouit au fond de la terre, le niveau de l’air baissait, baissait partout, et même déjà les oreilles énormes de l’éléphant de Sumatra étaient hors de l’atmosphère.
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Maintenant, le vide arasait le toit des maisons, pesait sur le front horrifié des hommes. En levant les yeux, on pouvait le voir à quelques mètres ; à travers la réfraction encore bleue des minces couches d’air, le noir absolu de l’éther transparaissait, l’incolore où vibre seulement l’ondulation des astres. Il buvait le brillant mirage des nues, ternissait la diaphanéité légère de l’azur ; il était comme un bandeau noir de veuve encerclant la face désolée de la terre.
Vaine l’intervention des savants, – devenus les prêtres des peuples sans culte, – désespéré leur effort pour retenir l’insaisissable fluide. Ils vidaient les mers pour les lancer en nuages vers les régions hautes, évaporaient les fleuves et les sources, combinaient les gaz ; mais tout filait par l’invisible fissure…
Les lois s’interposèrent ; des décrets rationnèrent les respirations, réglementèrent le souffle ; des pénalités s’établirent ; puis les carnages commencés dans la féroce peur de la mort. Il y eut de grandes tueries d’hommes et de bêtes, comme si, de toutes ces haleines expirées, on avait voulu refaire de l’air. Et, puisqu’il y avait eu des guerres et des massacres, il fallut que resurgissent les monarchies dès longtemps abolies ; le héros apparut, celui qui avait versé le plus de sang ; ils l’élevèrent sur le pavois, s’humilièrent à ses pieds ; les royautés se rétablirent, car les nations étaient redevenues barbares.
Impérieux, les Dynastes nouveaux entassaient la respiration des autres sous les voûtes hermétiquement closes de leur palais ; des trésors d’oxygène se comprimaient sous des cloches gardées, des dômes de cristal cadenassés d’airain.
Leurs résidences s’étendent, s’espacent ; de robustes pompes, maniées par les bras de millions d’hommes, y poussent l’air.
En ces palais, fêtes suprêmes : orgies des sons qui bientôt ne flotteront plus dans le vide ; orgies des couleurs que les fluides ne transmettront plus, ivresse des derniers souffles bus sur les lèvres mourantes des serviteurs asphyxiés. La majesté des rois est de respirer à l’aise ; ils boivent l’oxygène pur comme des coupes de vin, emplissent leurs poumons tandis que, de l’autre côté des murailles de verre, ils peuvent voir se murer les poitrines des hommes et qu’une immense apnée les fait haleter, béer, avec les attitudes tordues et les yeux hagards des poissons qui battent des ouïes sur les gazons des berges.
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L’air coulait à ras du sol. On vit les derniers humains se coucher comme des pâtres qui boivent l’eau d’un ruisseau, laper le peu de gaz vivifiant flottant encore à la surface.
Puis le dernier souffle vessit en un globule léger dans l’espace.
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(François de Nion, « Contes de la fin des temps, » in La Revue indépendante, tome XXVI, n° 80, octobre 1895 ; illustrations de Basil Wolverton, in The Plain Truth, février-mars 1955)