Dans aucun laboratoire de physiologie du monde, on n’eût rencontré de savant plus épris d’expérience in anima vili que le Professeur Wolpacq, de l’Académie de médecine du royaume d’Ostromanie.
On nourrissait un véritable culte, chez les Ostromaniens, pour le Professeur Wolpacq. Non pas qu’il eût ajouté aux trésors du progrès scientifique quelques-unes de ces découvertes qui éclairent d’un jet de lumière cette obscurité infinie où cheminent les pauvres hommes. Il n’en avait jamais fait aucune. Mais c’était un vivisecteur de l’espèce insatiable. Et chacun sait que les cruautés sataniques de la vivisection, cette « dissection anatomique sur le vivant, » comme Claude Bernard la dénomme, a toujours impressionné le populaire. Il s’en indigne quelquefois, mais ce n’était pas le cas de celui d’Ostromanie, qui exhale encore un vague relent de barbarie. Il admirait son vivisecteur national, comme si cette hécatombe de cobayes, de lapins, de chats, de chiens et de singes, eût excusé le goût de meurtre qui persistait en lui.
On n’aurait jamais dit, à voir ce vieux bonhomme de Professeur Wolpacq, qu’il recelât une âme sans pitié à l’égard de ses pauvres petites victimes. Il disséquait férocement, à tort et à travers, avec une véritable jouissance, et la douleur qui hurlait sous son scalpel ne semblait avoir aucune signification pour lui.
Ah ! il en raclait des muscles vivants, il en tranchait des mœlles pépinières, il en amputait des nerfs cervicaux, il en présentait des fibres animées aux courants électriques, il en crevait des yeux, il en fourrait des sétons, il en sectionnait des crânes, il en ouvrait des cavités pleurales !
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Ce soir-là, il éprouvait une grande lassitude, et se réjouissait que le lendemain fût un dimanche qu’il passerait à se reposer dans sa propriété de la grande banlieue.
Ah ! la besogne avait été copieuse, cette semaine ! Que d’expériences, que d’expériences, juste ciel ! Il n’en avait jamais tant fait d’affilée.
Et il se les remémorait avec une sorte de volupté carnassière. D’abord, ce singe pithèque dans le cerveau duquel il avait enfoncé lentement une petite lame courbe. Comme ç’avait été intéressant ! En avait-il fait des grimaces, ce singe-là, bien que sa volonté fût complètement annihilée ! Il l’avait jeté par terre, menacé, frappé, sans parvenir à le faire fuir, ni à lui inspirer le moindre mouvement de défense. Puis ce fox-terrier qu’il avait trépané pour lui introduire, avec une seringue, de l’eau bouillante dans la substance grise du cerveau. Oh ! ce qu’il gueulait ! Puis toute cette meute de chiens croisés dont il provoquait l’épilepsie partielle par des excitations électriques. C’est que ça ne se fait pas comme ça ! Il faut d’abord leur enlever la peau du crâne pour leur perforer les os au-dessus des centres à exciter. Ce serait assez facile, pourtant, s’ils restaient tranquilles dans leurs attaches, mais on a beau serrer, ils trouvent le moyen de se débattre tout de même, ces bestiaux-là, en hurlant à vous casser la tête. Puis ce chat nouveau-né, arraché à la mère par l’opération césarienne, peu de temps avant la parturition, et à qui il essaya de provoquer des mouvements croisés en lui enfonçant l’électrode assez profondément pour atteindre la zone considérée comme la plus excitable. Que d’os broyés, d’organes déchirés, d’agonies prolongées pour jouir du phénomène de la vie qui s’éteint !
Ah ! oui, elle avait été bien remplie, cette semaine-là !
Aussi le Professeur Wolpacq refusa-t-il de faire la partie de piquet de Mme Wolpacq, engouffra un potage, une tranche de veau froid, une crème à la vanille, et alla se coucher.
Il ne fut pas long à s’endormir.
Il ne fut pas long, non plus, à voir se dresser, à ses côtés, une troupe d’individus fantastiques, d’une taille gigantesque.
L’un d’eux le saisissait par le bras en lui criant :
« Wolpacq ! Wolpacq !… Nous sommes les Parangons, les Êtres supérieurs qui venons régner sur les hommes… C’est nous qui devenons les rois de la Création… Wolpacq ! Wolpacq !… C’est à notre tour d’être animés par une passion scientifique… Nous venons faire sur toi des expériences de vivisection… Approchez-vous, camarades, apportez vos instruments de torture, vos pinces, vos scies, vos sondes, vos aiguilles et vos scalpels… »
Le Professeur Wolpacq tombait à genoux, grelottant d’épouvante, en implorant miséricorde.
Ces êtres inconnus qui brandissaient leurs trousses ouvertes lui paraissaient être des monstres surgis, pour le martyriser, des gouffres de l’enfer.
« Pitié !… Pitié !… Je suis un des plus grands savants ostromaniens… Pitié !… »
Les Parangons ricanaient.
Celui qui lui avait parlé le premier continuait :
« Est-ce que tu as eu pitié, toi, un seul instant, des malheureuses petites victimes dont tu ne cessais de raffiner le supplice ?… Pourquoi aurions-nous pitié de toi ?… Mais si tu n’étais guidé que par l’esprit scientifique, tu devrais t’offrir en holocauste avec joie, puisque nous ne voulons te sacrifier que pour tâcher d’élargir le champ de la science humaine…
– Oui, mais voyez-vous… Messeigneurs… Il se pourrait bien que mon sacrifice… fût inutile… car les phénomènes… les phénomènes physiologiques… échappent… la plupart du temps…
– Tu bafouilles, mon pauvre Wolpacq… Ah ! tu n’as pas tes regards féroces de Grand Inquisiteur, aujourd’hui !… Tu trembles dans ta peau… Avoue donc qu’en disséquant « sur le vivant, » tu obéissais davantage au plus sinistre des sadismes qu’au noble sentiment de rechercher la vérité… De quel secours est donc la pathologie animale pour la pathologie humaine ?… Est-ce que Charcot n’a pas avoué qu’elle est nulle quant aux fonctions du cerveau ?… Est-ce que Vulpian n’a pas, à son sujet, énoncé des arguments qui furent réfutés par des opérations d’hôpitaux ?… Est-ce que la plupart de vos expériences ne se contredisent pas ?… Est-ce que les grandes vérités physiologiques n’ont pas été trouvées par d’autres voies ?… Oh ! Wolpacq, Wolpacq, pourquoi continuer de telles horreurs ?… Allons, ressaisis-toi… Cesse de trembler et de pleurer… Nous sommes moins méchants que toi… Mais comme il faut, tout de même, te punir d’avoir été si cruel avec ces pauvres petites bêtes, que tu ne prenais même pas la peine d’anesthésier, nous allons… Oh ! bien peu de chose auprès de ce que tu leur faisais subir… Nous allons, simplement, t’arracher quelques muscles de l’épaule, et te coudre la bouche comme tu le faisais aux chats lorsqu’il n’était pas facile de les museler… »
À ce moment, le Professeur Wolpacq s’éveilla en sursaut.
« Ce que tu es agité, mon gros loup ! s’inquiéta Mme Wolpacq.
– Oh ! bobonne, je ne prendrai plus, désormais, qu’une tasse de camomille, le soir, vois-tu… Ça ne me vaut rien d’avoir l’estomac chargé… J’ai des cauchemars… Oh ! j’ai des cauchemars… »
Et le Professeur Wolpacq, tout frémissant encore, et claquant des dents, se blottit sous ses couvertures, comme pour se soustraire aux menaces de la vision barbare.
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(Nonce Casanova, « Contes de l’Avenir, » in L’Avenir, quatrième année, n° 1078, mercredi 23 février 1921 ; « Conte du Petit Provençal, » in Le Petit Provençal, organe de la démocratie du Sud-Est, cinquante-sixième année, n° 19805, dimanche 3 mai 1931 ; lithographies anti-vivisection, « La Revanche des bêtes, » 1909 ; « Die Vivisection des Menschen, » caricature d’Anton Wilhelm Wellner parue dans la revue Lustige Blätter, 1899)