À mon confrère M. A. Henry

 
 

C’est le 2 mars 1876, trente-septième anniversaire de ma naissance, entre quatre heures et demie et neuf heures du soir, que m’est arrivée la plus extraordinaire aventure qui se puisse imaginer.

Certainement, je n’ai pas rêvé, ce jour-là… J’en suis bien sûr ! –  Et pourtant…

Mais il vaut mieux raconter la chose, – et le plus brièvement possible.

… Vous n’avez pas connu mon savantissime ami Pierre Arnold ?… peut-être en avez-vous entendu parler ?… C’était le plus ardent amateur des faits tenant du prodige, des événements merveilleux, peu croyables ; un amoureux de fantastique ; un adepte convaincu du magnétisme animal ; un fervent enthousiaste du spiritisme !

Il avait à son actif des découvertes réellement stupéfiantes. Je l’ai vu, maintes fois, entre autres, prédire longtemps à l’avance des incidents que rien ne laissait prévoir et impossibles à deviner par des moyens ordinaires.

(C’est ainsi qu’il raconta, en 1867, à des gens qui se moquèrent de lui, toute la guerre de 1870.)

Un des « appareils » prodigieux inventés par Pierre Arnold était le diadème magique : – une espèce de bandeau, tissé de soie et d’or, magnétisé par mon ami, et qui, appliqué sur le front, vous faisait voir les choses les plus abracadabrantes.

Ce « diadème » me fit, à moi qui vous parle, retrouver en un clin d’œil un papier que je cherchais en vain depuis plus de dix ans…

Mais arrivons à mon aventure.

Un jour, – je vous dirai que je suis fou des Mousquetaires de Dumas : je les connais par cœur, – un jour, donc, je lisais les « Mémoires de Monsieur d’Artagnan, » par Sandroz de Courtils, publiés à Cologne, chez P. Marteau, en 1700.

La visite de mon ami Arnold interrompit naturellement ma lecture… Pourtant, tandis qu’il me contait je ne sais plus quelle histoire, je songeais à tout autre chose… Il s’en aperçut.

« Ah çà ! mon cher Théodore, fit-il en souriant, tu ne m’écoutes seulement pas… À quoi diable penses-tu ? »

Je tressaillis à cette apostrophe.

« Je pense, répliquai-je. Oh ! c’est une idée absurde, je le sais ; – je pense que je serais bien heureux, ravi de revivre dans le XVIIe siècle, de faire une incursion dans ce passé, – d’être, ne fût-ce que pendant quatre ou cinq heures, le contemporain de Louis XIV !… N’est-ce pas que c’est un désir ridicule, extravagant ?… »

Arnold hocha la tête.

« Aucune idée, à mon avis du moins, dit-il gravement, n’est extravagante ou absurde. Tout cela dépend du point de vue où l’on se place. »

Il se tut, et je parlai d’autre chose…
 
 

 

… Une semaine s’écoula après cette conversation, que j’avais à peu près oubliée, quand, par une belle après-midi, le 2 mars (je me rappellerai toujours cette date !), mon ami monta chez moi vers quatre heures environ, l’air content de lui-même.

Je perchais alors au quatrième étage, dans la rue Malebranche, à deux pas du Panthéon.

« Tiens, mon vieux Bricochin, me dit-il en entrant, je t’apporte quelque chose de… curieux. »

Il tira de sa poche de gilet une sorte de petit scapulaire carré, grand comme un timbre-poste, en étoffe d’or et de soie, et auquel étaient attachés deux longs fils de même matière.

Et alors, me prenant d’abord les deux mains et plongeant son regard dans le mien, il demeura ainsi immobile, pendant quelques minutes… Après quoi, il m’appliqua l’amulette sur le haut du front et la maintint en cet endroit à l’aide du fil de soie et d’or qu’il enroula deux ou trois fois autour de ma tête et noua ensuite.

« Va maintenant, ajouta Arnold… Avec ton chapeau, et même sans, cela ne se verra pas ! »

Et, me laissant tout étourdi, il s’en alla…

Quelques instants plus tard, devant sortir moi-même, et sans retirer l’amulette, je pris ma canne, mon chapeau, quittai ma chambre, descendis les seize marches de l’escalier et… me trouvai au rez-de-chaussée, à mon profond ahurissement…

(C’est que, en effet, je l’ai dit, je logeais au quatrième étage !…)

J’en étais absolument hébété…

Je me frottai les yeux, et, ne comprenant rien de ce qui m’arrivai, je gagnai la rue…

Mais ici, mon effarement redoubla : – toutes les maisons étaient changées d’aspect, – aucune n’avait plus de deux étages.

… Et, m’étant alors retourné, il me fut impossible de reconnaître mon logis !…

Je m’avançai au hasard, dans la direction du boulevard : – tout à coup, sur un écriteau, au coin d’un cabaret, je lus : Rue des Fossés-Saint-Michel !

J’étais décidément ensorcelé !

J’avoue que, vingt pas plus loin, je ne fus – relativement – que peu stupéfait de trouver la rue La Harpe au lieu du boulevard Saint-Michel.

Et, me retournant encore, vers ma droite, j’aperçus au loin, la longue flèche d’une église (je sus plus tard, par un plan du vieux Paris, que c’était celle des Jacobins…)

Je continuai ma toute, très amusé !…
 
 

 

Tout en marchant, j’examinais machinalement les maisons, aux pignons sur rue, la plupart sans étage, ou n’en ayant qu’un, rarement deux, et très bas. Les rues étaient fort sales ; à chaque pas, on rencontrait des flaques d’eau noire, des tas de boue et d’immondices…

J’avais longé, à ma gauche, le collège d’Harcourt, et plus loin je distinguais le clocheton des Cordeliers… J’apercevais maintenant, à droite, la Sorbonne, puis l’école de Narbonne. Je dépassais ensuite Cluny, au-delà duquel les Mathurins se montraient par-dessus les toits.

Chose bizarre, tous les objets se présentaient à mes yeux, quoique très proches, comme indécis, voilés, et en quelque sorte revêtus de cette brume qui estompe les lointains.

Au moment où je m’engageais dans la rue des Cordeliers, un laquais qui me suivait arrêta au passage un cavalier qui sortait de l’école de chirurgie.

« Ah ! messire Denyau ! cria-t-il, essoufflé. Je vous trouve enfin !… On vous demande chez Mlle de Champmeslé qui est bien mal ! C’est très pressant !…

– Tiens ! fit le médecin, elle est malade, cette pauvre Marie Desmares !… J’allais voir un client rue des Portes ; mais, ma foi, tant pis ! maître Brion attendra… »

(Même remarque pour les voix que pour le paysage : elles aussi étaient étouffées et semblaient venir d’un lieu souterrain et éloigné…

Mais à présent, je ne m’étonnais plus de rien, et ne m’émerveillais que d’une chose, c’est d’être transporté et de vivre en plein XVIIe siècle.)

J’avais passé, à ma droite, devant le collège d’Inville, à ma gauche, devant le couvent des Cordeliers, actuellement Musée Dupuytren… J’entrai, allant au hasard du reste, dans la rue Hautefeuille.

(C’est dans cette rue, on le sait, que demeurait la célèbre empoisonneuse Montvoisin, dite la Voisin. )

À côté de masures de lugubre apparence, quelques habitations avaient leurs pignons pittoresquement sculptés, peints, voire dorés Mais la voie continuait d’être d’une horrible saleté, surtout entre l’église Saint-André-des-Arts et la rue Poupée, par laquelle je regagnai la rue de la Harpe…

Et quelques pas plus loin, – à part le couvent des Sœurs de la Charité, qui m’était inconnu naturellement, – je crus me retrouver un peu dans mon Paris moderne aux alentours de la rue et de l’église Saint-Séverin, pourtant bien mieux située et avoisinée en ce temps lointain, ainsi que des rues voisines, de la petite église Saint-Julien-le-Pauvre, etc. J’excepte cependant la rue du Petit-Pont, à l’extrémité de laquelle j’apercevais en passant le Petit-Châtelet. Mais, à partir de ce pont, la scène changea ; notamment après que j’eus dépassé le Puits de la rue d’Amboise et de la place Maubert.

Ce fut bien autre chose encore à l’extrémité de la longue rue Saint-Victor. De là, je voyais la campagne se dérouler à perte de vue et plusieurs moulins tourner au vent ; – devant moi, la belle abbaye Saint-Victor, (1) – avec ses vastes jardins et son église aux deux flèches, dont l’une, celle de l’entrée, surmontant une tour carrée, rappelant vaguement les clochers de Saint-Germain-des-Prés ou de Saint-Séverin, – se montrait toute rayonnante au soleil couchant, tandis que de gros nuages noirs montaient au Sud-Est.

Revenant sur mes pas, jusqu’à la Boucherie, – d’où j’apercevais le couvent des Bernardins au-delà du collège du cardinal Lemoyne, je pris la rue des Fossés-Saint-Bernard, bordée à droite et à gauche de chantiers de bois jusqu’à la porte si pittoresque du même nom, au bord de la Seine, – alors sans quai et sans parapet, en cet endroit du moins.

Ici se présenta un incident étrange.

J’avais déjà remarqué à plusieurs reprises que les nombreux passants ne faisaient rien pour m’éviter quand ils se trouvaient sur mon chemin. Comme j’arrivais au pont de la Tournelle, nouvellement édifié en pierre, le cheval d’un mousquetaire, que je ne voyais pas, me heurta en pleine poitrine et passa sur moi…

Ce fut comme dans un rêve ; je ne ressentis absolument aucune secousse, aucun choc…

J’étais stupéfait !
 
 

 

Je traversai l’Île Saint-Louis, puis le pont nouveau de Christophe Marie, au-delà duquel je m’égarai dans un dédale de petites rues très sales et puantes vers la droite de la rue des Barres, et me retrouvai enfin sur la place Baudoyer aux premières ombres du soir.

… Je n’avais pas encore franchi le seuil d’une seule maison… Place Saint-Jean, ayant soif, j’entrai dans un cabaret à l’enseigne du Mouton blanc. Un homme y pénétrait derrière moi. Un des buveurs attablé dans un coin le salua d’un : « Tiens ! voilà Racine ! »

Le nouvel arrivant ayant dit bonsoir à tous en les nommant tour à tour, je pus les examiner curieusement : – C’étaient Boileau, grand visage, grande bouche, grand nez aquilin, yeux un peu narquois ; Chapelle (ou Luillier), figure longue, nez long, bouche très petite ; Molière, traits vulgaires mais spirituels, moustaches, sans perruque comme Chapelle ; Racine, visage ovale aux contours arrondis, souriant sans être sympathique.

… En ce moment, je demandai du vin : mais personne ne parut m’avoir entendu ni vu !

J’eus beau répéter… Rien !

Chapelle racontait une aventure, arrivée à la maison d’Auteuil de Boileau, où les poètes, sauf Racine, absent, avaient tant bu qu’ils avaient voulu se noyer… Molière les avait sauvés en proposant de remettre au lendemain, en plein jour, un événement d’une telle importance.

… Boileau sourit à ce récit… Il murmura :
 

Tel qui se croit sensé, pour le dire entre nous,

Est digne par instants de l’hôpital des fous.

 

Ne pouvant obtenir du vin, je me contentai de ce distique inédit de Boileau, et sortis du cabaret…
 
 

 

Le ciel était maintenant couvert, sombre et sans lune. La nuit était venue… Malgré les ordonnances de la Reynie, aucune lanterne n’éclairait la voie publique, sauf celles que quelques passants portaient avec eux. – La pluie se mit à tomber… mais chose bizarre, je l’entendais et ne la sentais pas !… Je ne reconnaissais du reste pas mon chemin.

Je passai près d’une petite église, sans doute l’église Saint-Bon… Plus loin, une lanterne me permit de lire le nom de la rue Jean Pain-Mollet. (J’allais et revenais sur mes pas, m’égarant sans cesse…)

Personne ne répondait à mes questions.. Je mis une heure à arriver à la Seine…

Je gagnai la Cité, me perdis dans un dédale d’étroites ruelles… Je rencontrai des voleurs et me pris à fuir à toutes jambes ; mais ils ne paraissaient pas me voir. Cela devait se passer rue Pierre-aux-Bœufs, près des Enfants-Trouvés…

Et je songeais que j’avais encore beaucoup de points à visiter : le grand Châtelet, le vieux Louvre, les Feuillants, la Tour de Nesles, La Croix du Trahoir, le Temple, la Bastille, les abbayes de Sainte-Geneviève, de Saint-Germain des Prés et autres, des églises disparues, les portes de Paris, ceux des ponts alors chargés de maisons, etc., etc.

… Ce serait pour le lendemain.

Oui, mais où coucher, en attendant ?…

En ce moment, neuf heures sonnèrent à Notre-Dame.

Et, soudain, je poussai un cri.

Brusquement, je venais d’être ébloui par les lumières des becs de gaz… J’étais devant ma porte, rue Malebranche. Mon ami Arnold m’y attendait.

Nous montâmes chez moi. Et, rapidement, je lui racontai toute mon aventure…

Il se mit à rire et me tendit un papier : – tout ce qui m’était arrivé y était inscrit…

Je sursautai, effaré…

« Depuis cinq jours, me dit-il, je faisais assister, par suggestion, un « sujet » de mon choix aux événements dont tu as été témoin. Cette « amulette » a été appliquée tout ce temps-là sur son front, et s’est saturée de fluide, d’effluves magnétiques qui t’ont suggestionné à ton tour…

C’est ici le début d’une « science nouvelle, » mon cher ami…

Du reste, tu n’as pas rêvé : tu as vu, et bien vu !… Maintenant, si tu n’as été atteint par aucun choc, si tu n’as pas senti la pluie, si ta voix n’a frappé aucune oreille, etc., c’est… que ces chocs, cette pluie, cette oreille ont cessé d’être depuis près de deux siècles. Rien ne se perd, certes ! ni les sons, ni la vue des objets ou des êtres vivants : un jour viendra où nous pourrons revoir, avec les faits passés, les contemporains des lieux, mais ces derniers ne sauraient naturellement voir, ou toucher, ou entendre, ce qui pour eux n’existe pas encore !… C’est ainsi, par exemple, que ceux qui parlent dans un phonographe ne connaissent rien des auditeurs qui écouteront leur voix dix, vingt, trente ans après eux ! De même encore, nous voyons se mouvoir les personnages du cinématographe qui ne nous voient pas !

– Je regrette une chose ! fis-je au bout d’un instant, tout en rougissant.

– Laquelle ?

– C’est, – tu vas te moquer de moi, – c’est… de n’avoir pas vu d’Artagnan !

– Charles de Baatz, de Castelmore, comte d’Artagnan, répondit Arnold… Il demeurait alors rue de la Grenouillère, alias rue des Fossoyeurs, près de Saint-Sulpice.  »
 
 

 

…………

 

(Le manuscrit déchiré s’arrête ici.)

 

Pour copie :

Léon LECONTE
 
 

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(1) Emplacement actuel de la Halle aux vins.
 

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(Léon Leconte, in L’Étudiant, écho du quartier latin, dixième année, n° 273, samedis 20 et 27 juillet 1901 ; repris dans Le Petit Soleil, supplément du Soleil, journal politique et littéraire du matin, neuvième année, n° 44 et 45, samedis 2 et 9 novembre 1901 ; illustrations d’Émile Marcelin pour Les Trois ou quatre Mousquetaires, d’après Alexandre Dumas, in Le Journal pour rire, nouvelle série, n° 105, samedi 1er octobre 1853 ; frontispice de Maurice Leloir, gravé par Jules Huyot, pour Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, Paris : Calmann Lévy, 1894)