Le médecin d’un bâtiment de guerre allemand, la Sprée, a fait à la Société d’anthropologie de Berlin une déclaration sensationnelle ! Ce médecin, le Dr Lark, a raconté qu’il avait rencontré, dans les parages des îles Salomon (croit-il), une peuplade indigène offrant des caractères anatomiques et physiologiques extrêmement curieux.
Les mains des hommes de cette peuplade étaient palmées, comme les pattes des canards qui barbotent aussi volontiers dans les étangs et les mares, qu’ils marchent, d’ailleurs fort disgracieusement, sur le plancher des mammifères.
Leurs incisives – c’est toujours le docteur qui parle – sont longues et proéminentes : ils s’en servent pour déchiqueter à loisir le poisson cru dont ils font leur nourriture exclusive.
Leur lèvre supérieure ressemble à celle du « chien de mer. » Elle est ornée (!) de poils de moustaches, rares, drus, raides, analogues aux « barbes » des morses.
Ces individus ignoraient l’usage du costume, si rudimentaire soit-il ; ils se sont prêtés avec une bonne grâce charmante à l’examen attentif qui fut fait de leurs particularités physiques.
Leur langage était sommaire, mais assez harmonieux ; ils se donnaient le nom de Lickilicki qui traduit assez exactement le bruit qu’ils font en avalant le poisson cru dont ils font leur unique nourriture.
Ces êtres bizarres étaient des amphibies, avait déclaré le Dr Lark, et la nature les a créés tels qu’ils sont apparemment construits aussi bien pour vivre dans l’eau que sur la terre.
Le docteur a rapproché ses Lickilicki d’une peuplade de riverains dont un autre anthropologiste, le Dr Stéphane, a fait la rencontre (ainsi qu’il le signale dans un ouvrage récemment paru à Berlin), et qui ignorent le feu et son emploi, au point d’avoir été littéralement ébahis par le spectacle d’une marmite d’eau bouillante.
La communication du Dr Lark fit beaucoup de bruit ; des photographies furent publiées, représentant les amphibies du docteur.
Et personne ne s’avisa de faire les petites observations suivantes :
Comment ! un homme de science qui fait une découverte scientifique, qui envoie un rapport sur cette découverte à une société de savants distingués, ne sait même pas exactement où les choses se sont passées ! Il semble, en l’espèce, que certains Allemands peuvent être à bon droit taxés de cette légèreté dont on affirme de l’autre côté de la frontière, volontiers, que tous les Français sont coutumiers !
Ensuite, c’est « dans les parages des îles Salomon » que ces bizarres individus ont été rencontrés. Or, les îles Salomon ne sont nullement mystérieuses. Cet archipel du Grand Océan équinoxial, à l’est de la Nouvelle-Guinée, par 4°-12° de latitude Sud et 152°-161° de longitude Est, a été découvert par le voyageur Mendana en 1568.
Ce fut Mendana qui baptisa « Salomon » ces îles en raison des richesses considérables qu’il leur attribuait.
Fumisterie, le rapport !
Fumisteries les photographies, résultats d’un truquage habilement fait.
Mis en goût par la réussite du lancement de ce « bateau, » si l’on veut bien me permettre l’usage de cette expression familière, on a mis en circulation l’existence du centaure vivant visible au Jardin zoologique d’Amsterdam, élevé dans une ferme du Texas !
Que nous connaissions ou non le petit ouvrage célèbre Lettres à Émilie sur la mythologie, de Charles-Albert Demoustier, ou que nous soyons ou non familiers avec ce que l’on nomme communément la Fable, nous savons tous ce que c’est qu’un centaure.
Mais un centaure vivant, en chair, en os, en muscles, un être mi-homme mi-cheval – torse, tête, bras d’un homme, le reste du corps d’un cheval ! ! !
Ah ! non ! par exemple, et l’on a eu beau en présenter la photographie, placer de la foule autour d’un grillage, mettre dans les bras du centaure un lapin et un cobaye, cela n’empêche pas que le centaure vivant soit physiologiquement un mythe !
Fumisterie encore, fumisterie toujours !
Ce n’est pas d’aujourd’hui d’ailleurs que la photographie favorise des plaisanteries de ce genre : on applique au corps d’une personne la tête d’une autre, on rapproche des individus, des animaux ou des choses éloignés en réalité les uns des autres, on se livre à une foule de petites opérations plaisantes, qui ont pour objet d’abuser les naïfs et d’amuser les autres.
Lors des événements afférents à certaine affaire qui passionna le monde entier, ce petit jeu-là fut pratiqué avec succès.
C’est quelquefois très drôle, le truquage photographique – c’est parfois dangereux lorsque cela est mis en œuvre avec habileté par des gens malintentionnés, on s’explique aisément pourquoi.
Dans les deux cas qui nous occupent, il ne s’agit que de « poissons d’avril » bien présentés et qui méritent bien quelque publicité.
Nous la leur faisons avec plaisir.
« Vertu, tu n’es qu’un mot ! » disait Brutus.
« Photographie, dirons-nous, n’es-tu donc que mensonge ? »
Pas toujours, heureusement !
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(Anonyme, in Le Petit Caporal, organe quotidien de l’appel au peuple, trente-sixième année, n° 176, lundi 26 juin 1911)
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Malgré nos recherches, nous n’avons pu identifier le numéro du Berliner Illustrirte Zeitung contenant l’article du Dr Ernest Abt sur la mystérieuse tribu des « Lickilicki » ; nous avons néanmoins réussi à mettre la main sur un exemplaire numérisé de la Hawaiian Gazette du 21 mai 1907, reproduisant un article de l’Advertiser illustré de deux clichés photographiques, que nous reproduisons ci-dessous. Si, par extraordinaire, un bienheureux lecteur possédait la précieuse photographie du centaure du Jardin zoologique d’Amsterdam, qu’il n’hésite pas à nous contacter ; nous nous ferions un plaisir de la mettre en ligne…
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(« The Queerest People on the Earth, » in Hawaiian Gazette, vol. L, n° 41, mardi 21 mai 1907)