Il s’éveilla tout engourdi. Il s’éveilla parce que le silence s’était fait tout à coup et que les canons avaient brusquement cessé leur colloque. Le silence interrompait ce sommeil entouré de bruits.

La pluie, qui tombait encore, avait mouillé ses vêtements ; une affreuse lassitude ankylosait ses membres, et il souhaita de tout son être mourir.

Devant lui, derrière le rideau de pluie, il savait que s’étendait la campagne désolée où fumaient encore des ruines.

Était-il lâche ? Non, il souhaitait mourir.

C’était encore moins la souffrance physique qu’il voulait fuir que la souffrance morale dont il était tout imprégné. Un souvenir le hantait.

Une campagne pareille, mais ensoleillée : il était tout enfant et il se souvenait très bien ; ses parents voisinaient avec de paisibles gens devenus des amis, et il revoyait avec une telle acuité de vision tout cela, qu’il croyait encore vivre ces heures pour toujours abolies. Ils avaient une petite fille, frêle et toute blonde, mélancolique et rêveuse, qui n’aimait pas jouer aux jeux habituels de son âge et qui préférait se recueillir dans quelque endroit solitaire pour y caresser ses rêves. Il l’accompagnait, n’osant troubler par une parole le silence dont elle voulait s’entourer ; un jour, cependant, il avait osé questionner :

« Pourquoi regardes-tu le ciel, toujours ?

– On y voit de si belles choses ! C’est là, vois-tu, qu’on demeure, dans tous ces beaux pays, quand on est mort ! »

Lorsqu’il fallait enfin rentrer, ils revenaient tous deux à la maison en se tenant par la main. Elle chantait des rondes enfantines et, parmi celles-ci, une lui revenait à la mémoire. Il en avait oublié les paroles, mais non pas la mélodie triste et lente :
 

Les cloches du Nord se sont mises à sonner,

Les cloches du Nord se sont mises à sonner.

 

Il se sentait pénétré par l’infinie tendresse mélancolique de ce souvenir.

Plus tard, quand il revint de Paris, ses études terminées, il la revit. Elle était grande, blonde et pâle comme un grand lis ingénu et précieux ; ils se troublèrent tous deux, mais, un soir, dans le jardin où leur heureuse enfance s’était écoulée, ils s’enhardirent et parlèrent :

« Aimez-vous toujours le ciel ?

– Toujours. On y voit de si belles choses !

– Il y en a de pareilles au fond de deux yeux bleus très clairs. »

Elle ne répondit pas.

« Et chantez-vous toujours cette complainte sur les cloches, vous savez ?

– Je ne la chante plus, mais je m’en souviens encore. »

Elle avait levé ses yeux bleus vers lui ; il lui prit la main.

« C’est moi qui viens, aujourd’hui ; voulez-vous de moi, non pas pour frère, mais pour époux ? Le bateau doré sera notre amour et la navigation sera douce, Geneviève, si vous m’aimez, car, moi, je vous aime ! »

Elle laissa tomber sur son épaule sa douce tête appesantie par tant de bonheur, et ses lèvres s’entrouvrirent pour l’aveu.

Hélas ! le rêve fut court ; elle était de celles que le bonheur tue, et, avant que les noces fussent préparées, elle s’en allait vers cette patrie lointaine qu’elle avait tant admirée.

Lui, il était là, traînant sa douleur, faisant son devoir, vivant parce qu’il fallait vivre et que la patrie terrestre avait besoin de tous ses enfants.

Il restait songeur. En remuant un bras, il sentit au-dessus de son coude, sur la peau, la caresse d’un bracelet de cheveux – ses cheveux à Elle – qu’elle avait fait faire pour le lui donner.

Le jour allait naître. Aux confins de la plaine, un clocher s’éveilla pour un angelus matinal. Les coups de cloches, lointains et lents, lui arrivaient.

Par une sorte de suggestion musicale, ils réveillèrent en lui le souvenir de la complainte enfantine :
 

Mets ta robe blanche et ta ceinture dorée,

Mets ta robe blanche et ta ceinture dorée.

 

Il baissa sa tête dans ses mains. Priait-il ? Pleurait-il ?

Le soleil, un soleil pâle, émergeait à peine de derrière les collines, que la lutte commença, âpre, féroce, sans merci. Toute la journée, elle hurla ses colères et ses agonies. Toute la journée, la rafale de fer et de feu fit rage, fauchant les hommes par grappes. Enfin, vers le soir, comme lasse d’avoir tant hurlé et besogné son œuvre de sang, elle s’apaisa.

Un grand silence tomba sur les choses.

Les infirmiers ramassaient les blessés et les morts.

Pour ceux-ci, on procédait à un examen rapide avant de les confier à cette terre qu’ils avaient défendue et qui allait les recevoir et les envelopper pour un repos éternel. On cherchait au poignet ou sur la poitrine la médaille d’identité, le livret. Sur un cadavre, les infirmiers cherchèrent assez longtemps. C’était un sous-lieutenant. On trouva sa médaille attachée à un bracelet de cheveux au-dessus du coude ; on prit la médaille, on laissa le bracelet.

Une balle l’avait atteint en plein cœur, et les hommes chargés de lui donner la sépulture remarquèrent qu’il avait les yeux ouverts et qu’une joie profonde, immense, surnaturelle, semblait en animer encore le regard.
 

Les cloches du Nord s’étaient mises à sonner,

Les cloches du Nord s’étaient mises à sonner.

 

Peut-être étaient-ce elles qui, le matin même, l’avaient appelé ?
 
 

 

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(Ernest-Maurice Laumann, « Les Contes d’Excelsior, » in Excelsior, huitième année, n° 2599, jeudi 27 décembre 1917 ; Frederick Varley, « Prisonniers allemands, » huile sur toile, c. 1919 ; dessin de Jean Droit, « Les boues de la Somme. Relève au petit jour devant la Maisonnette, » 1916)