C’était une toute petite maison dans la montagne. Derrière elle, les Pyrénées dressaient leurs cimes neigeuses. Devant elle, la mer vautrait sa profondeur bleue contre la grève veloutée de rose. À droite, l’Espagne résonnait de tambourins et de pistolades catalanes. À gauche, la France faisait griller au soleil les pentes et les vignes du Roussillon.

La petite maison, jadis halte de contrebandiers, sur une route de l’ancien temps, se dressait, minuscule et blanche, tout isolée.

Dès les premiers bourgeons, en mars, le ménage Rouspignol y montait, dans l’automobile du fils, un bon garçon de vingt-cinq ans, qui fabriquait des conserves de fruits à mi-chemin de Collioures, sur la colline.

Les Rouspignol avaient amené l’électricité sur un fil, avec des poteaux ; une source gazouillait derrière la maison ; un potager, que Robert (le père) bêchait, leur donnait des légumes. Ils cultivaient des plantes rares et leur plus grand bonheur était de les faire ensuite admirer par quelque voisin de la ville, venu en promenade dans la montagne.

« Vous n’avez pas peur, des fois, tout seuls dans cet isolement ? demandait-on.

– Peur de quoi ? répondait Robert Rouspignol. Nous n’avons pas d’argent. Les rôdeurs ne viennent pas sur cette vieille route qui ne mène nulle part depuis qu’on a fait le chemin de fer et coupé dans les rochers ; ils passent par en bas. Les contrebandiers ne nous diraient rien, au contraire ; nous leur donnons parfois de l’eau ou un verre de rosé…

– Le facteur monte une fois par semaine, ajoutait Mme Rouspignol, et les forts militaires ne sont pas loin. »

Ils étaient heureux ; après avoir soigné leurs fleurs extraordinaires, ils restaient de longues heures à contempler le merveilleux paysage étalé à leurs pieds, assis l’un à côté de l’autre, sous la grande tonnelle de vignes qui les abritait du soleil.

Tout l’hiver, ils y peinaient.

Un soir de décembre, Robert Rouspignol apporta à sa femme un petit objet :

« Regarde voir, Marcelline. Le commis du musée a trouvé ça en nettoyant une armoire dans la salle préhistorique. »

Elle tourna la chose dans ses doigts.

« Et qu’est-ce que c’est ? Un œuf d’oiseau ? Ou bien une espèce de noix ou de haricot d’avant le déluge ?

– Personne ne sait, mais on dirait bien un haricot noir, Marcelline.

– Bon sort ! fit-elle en riant. C’est un haricot pour des géants ! C’est gros comme un œuf d’oie ! Sais-tu ? nous allons le planter à la montagne ; nous verrons bien.

– Un haricot d’il y a cent mille ans ? tu n’y penses pas. Le germe sera mort depuis longtemps. »

Pourtant, ils plantèrent l’objet devant la maison, au pied de la vigne, en plein soleil.

Et la graine soudain poussa. Ce furent trois longs tentacules d’un blanc verdâtre qui s’accrochèrent à la vigne. Les Rouspignol étaient enchantés. Le lendemain, Robert appela sa femme :

« Viens voir ! Trois feuilles comme des langues de bœuf depuis hier ! Ce que ça pousse vite ! »

Une pluie nocturne donna à la plante inconnue une vigueur incroyable. Des branches s’accrochèrent sur toute la maison ; les feuilles cachèrent la vigne ; des vrilles énormes comme des serpents s’agrippèrent partout.

Un matin de juin, la vieille vigne fut brisée net et arrachée par la liane dévorante. Marcelline en aurait pleuré, mais Robert lui montra du doigt de longues pendeloques blanchâtres :

« Regarde, ça va fleurir ! au moins cinquante boutons au-dessus de nous, dans la tonnelle, et autant autour de la fenêtre !

– Le fils sera bien étonné quand il viendra !

– Je vais inviter les voisins pour dimanche ! »

Au matin, le facteur passa et prit la lettre.

« Bé vrai ! dit-il, ce que c’est d’une clématite ! Personne n’en a vu la pareille depuis l’échelle de Jacob, pour sûr, monsieur Rouspignol ! »

Ils riaient.

« Permettez que je m’en cueille un brin ? »

Le facteur en coupa une pousse et une sève laiteuse en coula, à grosses gouttes. Il s’essuya la main.

« Hein ? des fois que ce serait du poison ? »

Marcelline s’amusait.

« Regardez ! Nous aurons cent fleurs ! »

Le lendemain matin, un odeur merveilleuse emplissait l’air. Les fleurs épanouies, d’un blanc verdâtre, se balançaient, grandes comme des lustres, aux rameaux sombres comme un million de tubéreuses.

« Que j’en ai mal à la tête, fit Marcelline. Viens sous la tonnelle pour regarder les autres, si elles sont écloses aussi. »

Comme tous les matins, ils prirent le café autour de la table de bois, devant la maison, à l’ombre, en regardant l’admirable paysage.

« J’ai comme sommeil, » fit Robert.
 

*

 

En ville, la lettre décrivant la plante merveilleuse fit le tour des amis ; personne ne voulut attendre le dimanche et, dès le samedi, une cohorte de trente voitures monta, portant le rire et les provisions à la maisonnette des vieux Rouspignol.

Depuis le grand tournant de la route stratégique, les klaxons joyeux cornèrent bruyamment ; mais nulle voix ne leur répondit. Un spectacle angoissant les accueillit en haut.

La tonnelle était écroulée sous le poids de la plante antédiluvienne et gigantesque. Une odeur effroyable s’élevait de l’amas de lianes, malgré le parfum entêtant des centaines d’immenses fleurs blanches.

Entre les feuilles énormes, on apercevait encore un morceau d’étoffe à côté d’une chaise. Des cadavres d’oiseaux et d’insectes étaient tombés partout…

Atterrés, les gais compagnons se regardaient, n’osant comprendre. Un automobiliste s’en retourna pour avertir la police par téléphone, du poste douanier de la Dent-du-Mont.

Un mouchoir mouillé en travers du visage, les hommes attaquèrent, à la hache, la liane aux effluves mortels. Des jets de sève laiteuse giclaient sous leurs coups, causant des brûlures. Des vrilles grosses comme des couleuvres s’abattaient sur les travailleurs et ligotaient leurs membres. Des gousses énormes, remplies d’ovules noirs, pendaient déjà de tous côtés, jetant au soleil les graines effroyables.

Les cadavres en décomposition des époux Rouspignol furent retrouvés sous ce qui avait été la tonnelle. Mais la plante avait aussi envahi, écrasé la maison. Le fils Rouspignol traîna les cadavres de ses parents de l’autre côté de la route, à l’ombre d’un chêne-vert.

« Apportez des herbes, fit-il, en réprimant ses sanglots. Et videz vos bidons. Vous redescendrez au frein. »

Pris de haine pour la plante démoniaque qui ressuscitait déjà de tous côtés, les hommes regardèrent les pousses lisses et vertes oscillant avant de s’abattre sur ce qui vivait encore… Ils obéirent.

Mais avant de jeter l’allumette, le fils voulut chercher quelques souvenirs dans la maisonnette branlante. La plante ne lui en laissa pas le temps. Une dernière ruée des vrilles agrippantes et la petite maison blanche s’abattit comme un château de cartes. Alors, le fils Rouspignol sortit son briquet, fit flamber un journal et le jeta sur les ruines.

En ce moment, les flammes jaillirent, plus fortes que la plante qui jeta en vain ses fusées de sève et ses vrilles étrangleuses pour se défendre, dans une puanteur atroce.

Quand la police arriva, elle trouva un brasier fumant et pétillant, ayant déjà réduit en cendres l’extraordinaire liane méphitique et gagnant la prairie. Il fallut arrêter l’incendie qui menaçait les forêts.

Sur la route, les joyeux compagnons, montés pour une partie de rire, entouraient, en larmes, les cadavres hideux des vieux amateurs de plantes rares.
 
 

 

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(Félicie de Baillehache, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-troisième année, n° 19095, mercredi 1er juillet 1936 ; « Nos Contes, » in Le Petit Marseillais, soixante-dixième année, n° 25369, mercredi 8 décembre 1937 ; cette nouvelle a été recueillie dans l’anthologie de Marcel Berger, Les plus Belles Histoires de peur, Paris : Éditions Émile-Paul Frères, 1942. Illustrations de Virgil Finlay)