CHAPITRE III
ALVAS LE SANSAR
J’écoutais leur conversation avec un intérêt facile à concevoir. Bien que les mots isolés me fussent intelligibles, je ne saisissais pas le sens général de leurs phrases. Lorsque j’entendis prononcer le mot d’infini, je retrouvai mes propres préoccupations. Personne ne peut résoudre le problème de l’infini ni retrouver l’origine des choses.
Cependant, j’étais témoin d’un miracle ou presque. Une force inconnue avait amené devant moi cet homme et sa compagne. Était-ce possible qu’ils aient vécu des millions d’années ? De par mon âge et ma profession, je sais apprécier les faits ; toute ma vie, j’ai démoli des rêves, des théories, et les ai réduits au niveau de solides vérités mathématiques.
Et pourquoi ? Pour en arriver là !
Par la fenêtre ouverte, je regardai le village endormi. Voici ma vieille montagne, entrecoupée au versant sud d’ombres profondes ; la vieille lune ronde naviguait dans la nuit, ; une légère brise soufflait du nord. Le chien de mes enfants aboyait ; le hululement d’une chouette montait du fond du ravin. Tout était comme à l’ordinaire… sauf ces deux êtres. Quel avait été leur destin ? Expérience originale pour un sage astronome de mon espèce.
L’homme nommé Alvas relevait la tête. Son regard curieux fit le tour de la pièce, se posant sur les appareils et tous les objets. Je me dis que s’il m’arrivait un jour d’ouvrir les yeux sur une civilisation nouvelle, j’en serais plus impressionné que cet homme. Je remarquai l’absence de toute crainte dans son expression et combien il trouvait naturel d’être en face d’un savant comme lui.
« Vous êtes astronome ? demanda-t-il.
– Oui ; vous vous trouvez à l’observatoire de Hazleton. »
La jeune fille nous observait ; les questions se pressaient dans ses beaux yeux innocents. Je ne pouvais me l’imaginer faisant partie de notre monde ; il y avait en elle quelque chose d’éthéré. L’homme réfléchissait à mes paroles.
« J’ai de la chance, dit-il enfin. Mon erreur, quoique sérieuse, aurait pu être plus grave. Le sort m’a du moins accordé un bonheur ; j’aurais pu tomber sur un forgeron, un ouvrier ou un commerçant. Vous êtes astronome et nous pouvons nous comprendre.
– Cependant, je ne vous comprends pas. Vous n’avez pas répondu à ma question : qui êtes-vous ?
– Je suis Alvas, le Sansar, répondit-il ; Alvas, roi du pôle nord, Alvas l’Astronome, fils d’Alvas le Sage, quatorzième roi en ligne directe après Alvas le Grand, maître des atomes, qui fut le premier roi des Sansars capable de conquérir et maîtriser la force atomique. Je suis Alvas le Sansar, le premier parmi les rois de la Science à pénétrer à travers la matière et à résoudre la substance. Je suis le premier homme qui aie traversé l’Infini. »
Quel conte de fées ! Je répondis :
« Nobles titres que les vôtres ; ils m’intéressent, mais je les trouve étranges. Je ne connais pas le pays des Sansars, ni la lignée royale des Alvas. Je sais uniquement que vous parlez le sanscrit, la mère de toutes les autres langues du Caucase. J’en déduis que votre origine est très ancienne. Je ne comprends pas vos allusions à des millions d’années. Nul être humain ne peut vivre si longtemps.
– Et vous vous prétendez astronome ?
– Mais oui.
– Et vous connaissez la lune, la civilisation lunaire ?
– La civilisation lunaire ?
– Comment ! vous l’ignorez ? Étrange ! Quelle est votre spécialité ?
– Les comètes.
– Ah ! »
Une sorte d’enthousiasme éclaira son visage. Il se dirigea vers la fenêtre et regarda au-dehors. Puis il revint se placer sous la lampe et regarda son pouce. Son acte étrange suggérait une recherche, une curiosité particulière. Poussé par une impulsion subite, je lui passai un petit microscope. Après l’avoir examiné un instant, il l’appliqua sur son pouce. Bizarre ! Je m’étonnais : quelle relation pouvait-il donc exister entre un pouce et une comète ? Soudain, il leva la tête.
« Vous affirmez que vous vous spécialisez dans l’étude des comètes. Pouvez-vous me dire ce qu’est une comète ? Par exemple, quelle est sa fonction dans notre Univers ? Je vous pose cette question, car j’ai la même spécialité que vous.
– Je ne sais pas exactement, répondis-je. Il est un peu difficile de répondre. Aucun homme ne peut expliquer la moindre partie de l’Univers, encore moins une comète. Nous savons seulement que les comètes ne suivent pas les lois ordinaires du système solaire ; ainsi, leurs orbites sont différentes et leur course quelque peu irrégulière. Je crains de ne pouvoir vous donner une réponse précise. »
Pour tout commentaire, il s’absorba dans l’étude de son pouce ; le tic-tac de l’horloge résonnait dans le silence. Mon étrange visiteur, la belle jeune fille à ses côtés, regardait toujours dans le microscope. Sans respect, et peut-être avec un peu de méchanceté, je l’interrompis :
« Existe-t-il un rapport entre une comète et votre pouce ? »
Question digne digne d’un gamin ! Je craignais d’être l’objet d’une mystification et je ne pouvais m’expliquer l’attention accordée par cet homme à son pouce.
La jeune fille plaça son doigt à l’intersection de l’ongle et de la peau.
« Alvas, dit-elle, c’était en ce point – les lois découvertes et développées par toi. C’était bien cela, et cependant tu déclares avoir commis une erreur ? C’était si étrange et si inattendu. Après tant de réflexion, tant de recherches, cela paraissait tellement simple. Alors, peut-il se faire que nous soyons si âgés ? Il semble que quelques heures à peine se soient écoulées !
– C’était une erreur ; je l’ai dit, et effectivement c’en était une. Il était nécessaire que ce soit ainsi. La faute provenait de mes calculs. La Nature ne peut se tromper. J’ai eu le temps de réfléchir maintenant ; nous devons en effet avoir des millions d’années. Sinon, la matière même des choses tomberait en morceaux.
– Alors, tu avais raison ?
– Dieu avait raison. Les plus minuscules composantes du monde s’intègrent dans une unité puissante. »
Ce couple étrange allait certainement m’apporter quelque chose d’inouï que j’étais impatient de connaître. Toutefois, en homme pondéré, je voulais entendre leur histoire avant d’en juger. Qui était ce roi du Pôle Nord – Alvas le Sansar ? l’Astronome ? Le livre secret des origines de notre planète allait-il s’ouvrir à mes yeux ? D’où venait leur connaissance du sanscrit ?
Mon esprit se reporta aux mystères des commencements du monde, à la théorie de Darwin, et à la pierre d’achoppement sur laquelle elle paraît trébucher : la cause première de l’homme.
Il est curieux qu’en dépit de toutes nos connaissances, nous ne puissions rien prouver de caractéristique relativement à la première apparition de l’homme. Nous ne le connaissons qu’achevé. Aucune science n’a jamais pu déterminer son évolution. Physiologie, paléontologie, embryologie, tout nous enseigne un élément… mais rien du fait essentiel, le plus passionnant. Jamais nous n’avons trouvé trace du singe humain, prétendu ancêtre de l’homme.
D’où venaient les premiers Aryens ? On les suppose arrivant des hautes terres d’Asie, s’installant en Europe, aux Indes, en Perse, et devenant Caucasiens. Qui sont-ils ? D’où venaient-ils ? Quelle était leur ascendance ? Le sanscrit, cette langue si ancienne, constitue notre seul trait d’union avec eux. Serait-il possible qu’une civilisation ait alors existé, supérieure à celle dont nous nous enorgueillissons actuellement ?
J’évoquai l’ère glaciaire et les calamités déversées sur la Terre avant l’apparition de l’homme. La vieille Terre avait supporté bien des vicissitudes. J’imaginai une grande et belle civilisation écrasée sous le poids des glaces, – le glissement des pôles, – quelques survivants fuyant, nus, devant les avalanches glaciaires – des millions d’années auparavant. L’homme était peut-être originaire des pôles. Peut-être n’avons-nous jamais trouvé son origine simplement parce que nous n’avons jamais su chercher au bon endroit ? Cela serait-il possible ?
Quelle que fût l’histoire de mes visiteurs, je la supposai captivante. J’étais passionnément intéressé. Une légère brise pénétrait par la fenêtre ouverte et faisait frissonner des ondes pourprées dans les plumes de leurs vêtements. Ceux-ci m’étonnaient ; rien de tel n’existait sur terre.
« J’aimerais vous questionner au sujet de votre vie, dit l’homme. Je suis Alvas, roi des Sansars, et voici Sora, qui aurait été ma reine si tout s’était terminé suivant mes espérances… si je n’étais pas arrivé des millions d’années trop tard. Parlez-moi de vous.
– Que désirez-vous savoir ?
– Tout. Par exemple, comment se fait-il que vous viviez si loin au sud ? Je veux tout connaître de vous et de votre civilisation. Quel est son âge ?
– Cela dépend de ce que vous appeler civilisation. »
Sa figure se rembrunit ; il reprit son expression étonnée.
« Vous me paraissez civilisé, répliqua-t-il. Je vais poser la question autrement. À quand remonte le début de votre histoire ? Vous possédez des documents sans doute, et vous connaissez le passé de votre race. Où placez-vous les origines de l’homme ?
– Les traces de l’histoire remontent à 6000 ans, répondis-je, en tout cas de l’histoire traditionnelle. En deçà, nous nous heurtons à un mur de ténèbres ; nous savons que l’homme existait sur terre, mais nous n’avons aucune trace.
– Jusqu’à quelle époque avez-vous trouvé trace de l’homme ?
– 250.000 ans.
– Et il…
– Était un sauvage.
– Oh ! Alvas, s’exclama la jeune fille. Il y a quelques jours à peine. C’est impossible ! Il y a une erreur.
– Non, Sora, ce n’est pas une erreur. Je peux tout expliquer. C’est sans doute le fait d’un cataclysme. »
Il se tourna vers moi.
« Avez-vous jamais songé à communiquer avec la Lune ?
– Communiquer ! Il n’existe pas d’êtres vivants sur la Lune. Comment pourrions-nous nous entendre ?
– Comment savez-vous qu’il n’y existe pas d’êtres vivants ?
– Parce qu’il n’y a pas d’atmosphère. Le premier astronome, que dis-je, le premier gamin venu, vous dira que la Lune est dépourvue d’oxygène. La vie y est impossible, même l’espace d’une seconde. »
Il réfléchit un instant, puis il dit :
« Vous m’affirmez qu’on ne peut y vivre : êtes-vous sûr qu’il n’y ait pas d’oxygène ?
– Absolument certain.
– Dans ce cas, nous sommes réellement très vieux. Et vous dites que l’homme, votre homme, remonte seulement à 250.000 ans. Comment se fait-il que vous et moi parlions la même langue ?
– Je l’ignore, mais nous paraissons avoir des points communs ! Je ne peux comprendre votre allégation concernant votre âge.
– Je puis facilement vous l’expliquer. Connaissez-vous la force atomique ?
– Un peu. Nos savants commencent à peine l’étude de l’atome. Nous possédons quelques données et nous avons énoncé plusieurs lois sur les théories ondulatoires, la lumière, etc., etc.
– Vous connaissez la vapeur ?
– Oui.
– L’électricité ?
– Oui.
– Les lois de la gravitation ?
– Oui, nous en connaissons les lois, mais nous en ignorons la cause. Nous savons tout simplement qu’elle existe partout et qu’elle pénètre partout. Pourquoi ces questions ?
– Parce que je veux savoir si vous avez suffisamment de connaissances pour comprendre mon histoire. Si, comme vous me l’apprenez, il n’y a pas d’oxygène sur la Lune, nous voyageons depuis bien longtemps : des millions d’années, pour compter selon le cycle terrestre. Et cependant, nous ne sommes partis que depuis peu.
– Où avez-vous été ? N’étiez-vous pas sur la Terre ?
— Mon histoire est curieuse. Lorsque je vous l’aurai contée, vous comprendrez. Alors, nous pourrons comparer nos notes et chercher ce qu’il advint de la civilisation que j’ai quittée. Peut-être pourrons-nous également découvrir quelque chose de positif sur l’origine de votre homme. En effet, j’ai la certitude que les Sansars étaient vos ancêtres. Un cataclysme épouvantable a probablement détruit la civilisation du Pôle Nord, ne laissant derrière lui que de rares survivants. N’est-il pas incroyable de voir anéantir des civilisations vieilles de millions d’années ? Les survivants doivent s’être dirigés vers le sud et avoir repris peu à peu l’état sauvage. Avez-vous jamais découvert des traces de civilisation, de villes par exemple, dans les environs du Pôle Nord ?
– Mon cher monsieur, nous ignorons pratiquement tout du Pôle Nord. Nous ne pénétrons qu’avec de grandes difficultés au-delà du cercle arctique. S’il existe des vestiges du passé, ils se trouvent enterrés sous des montagnes de glace ; nous ne savons pas où chercher.
– Avez-vous expliqué les étoiles ? »
Il passait d’une question à l’autre avec une étonnante facilité.
« Que voulez-vous dire par « expliquer » ?
– Vous connaissez… leur raison d’être ?
– Je crains de vous répondre par la négative. Au moins pour ce qui est de leur raison d’être et de leur relation avec l’infini. »
Nous étions debout l’un près de l’autre. L’homme tenait toujours le microscope. À la fin de ma phrase, il me prit soudain le pouce. Je le laissai faire.
« Et si je vous confiais que vous possédez le secret des choses et la raison de votre univers visuel dans votre pouce, qu’en diriez-vous ?
– Je dirais que vous n’êtes pas très scientifique Vous ne voulez quand même pas que je prenne ces sottises au sérieux !
– Assurément, dit-il en souriant. Mais je crois pouvoir dire que la plupart des choses que vous taxez d’inexplicables sont faciles à trouver après une analyse et un examen attentifs. Il en est ainsi de votre univers visuel. Écoutez mon histoire ; elle n’est pas extraordinaire, et cependant j’ose affirmer, au risque de paraître paradoxal, qu’elle dépasse infiniment tout ce que vous pouvez imaginer. Si vous avez quelque connaissance des lois atomiques, vous pourrez suivre et comprendre mes aventures. »
(À suivre)
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(Austin Hall, traduit de l’américain par Lola Tranec, in Carrefour, sixième année, n° 251 et 252, mercredis 6 et 13 juillet 1949)