LE LAC AUX FANTÔMES

 

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On appelait ce lac le « Lac aux Fantômes, » un nom peu explicable à première vue.

À peine sauvage bien qu’isolé, il n’avait rien de funèbre. De médiocres dimensions, – trois quarts de mille de long sur un demi de large, – il était bordé de pins, de trembles, de bouleaux, et semblait enchâssé dans son cadre de verdure comme un miroir sans tache. La pureté extraordinaire de ses eaux reflétait d’une façon hallucinante l’image inversée du ciel américain avec ses nuages coureurs et ses arbres riverains qui, à peine assombris, plongeaient dans un gouffre dont les sondages n’avaient jamais pu trouver le fond.

Rarement le vent ridait sa surface. De hautes montagnes dominées par le pic Hart et celui de la Table le protégeaient à l’ouest ; au sud s’élevaient le Carter et ses contreforts.

Le paysage tout autour était verdoyant et accidenté. On distinguait, à demi noyés dans les feuillages, deux ou trois bungalows clairs avec de gaies clôtures peintes en blanc… Qui eût pensé que, cinquante ans plus tôt, les gens de notre race n’avaient aucune idée de cette magnifique contrée du bassin de la Big Horn et que seul le mocassin silencieux de l’Indien foulait ce sol verdoyant ?

Le nom de « Lac aux Fantômes » m’intriguant, j’en demandai l’explication au colonel Gayton qui m’hébergeait.

« Une curieuse légende, me répondit mon hôte ; elle remonte au siècle dernier, d’après les Indiens Cheyennes qui naguère chassaient dans ces parages. Parmi les gens occupés sur mon ranch se trouve un vieux brave nommé Napi, qui l’a maintes fois contée.

Avant 1870, sa tribu se réunissait chaque mois au bord de ce lac, à l’époque de la pleine lune, sûre d’assister à un émouvant spectacle. Au milieu de la nuit, en effet, un canot chargé de gens apparaissait sorti de la pénombre de la rive et se dirigeant à grands coups de pagaie vers l’ouest où il disparaissait d’une façon inexplicable. Sous l’éclat argenté de la lumière lunaire, on distinguait nettement les occupants de l’embarcation : des guerriers, des femmes et des enfants morts depuis peu. Plusieurs fois, des témoins, reconnaissant des parents, les nommèrent à voix haute. Vainement. Les fantômes ne paraissaient pas s’apercevoir de la présence des vivants et le canot glissant vers l’ouest ne tardait pas à s’évanouir. Napi prétend avoir, à plusieurs reprises, parfaitement identifié des amis, entre autres un de ses beaux-frères et un cousin, peu après leur mort dans un combat. Durant des années, le canot accomplit sa traversée nocturne. Dans l’été de 1870, à la stupeur des Indiens, il manqua le macabre rendez-vous. Depuis cette époque, il n’a pas reparu. Bien entendu, les Peaux-Rouges ont tiré de ce fait de sinistres présages, entre autres celui de la disparition prochaine de leur race… »

Quelques jours après cette explication, le colonel m’emmena dans les parages du lac tirer des canards sauvages dont les volées s’abattaient parmi les roseaux. Napi, portant deux carniers, nous accompagnait. On était en septembre. La pleine lune se levait énorme, un peu rouge, entre les bouleaux. Il faisait plutôt frais et nous marchions d’un bon pas.

Soudain, Napi s’arrêta. Le Lac aux Fantômes était sur notre gauche et l’Indien demeurait immobile, la tête penchée de ce côté.

« Qu’y a-t-il ? » s’inquiéta mon hôte.

Je n’entendais rien, pour ma part. Mais le vieux Peau-Rouge, sans prononcer une parole, fit une demi-volte et fonça sous le couvert.

Après un moment d’hésitation, nous prîmes la même direction, le colonel et moi.

Tout en marchant, je demandai :

« Où croyez-vous qu’il aille ?

– Au lac, sûrement… »

Nous fîmes encore quelques pas. La main de mon compagnon enserra tout à coup mon bras droit.

« Écoutez… » fit-il à mi-voix.

Immobiles, nous tendions l’oreille. Un bruit léger, une sorte de clapotis cadencé troublait à peine le silence nocturne. La lueur de l’énorme lune qui montait en face de nous dans le ciel éclairait un peu nos visages. Je vis à ce moment les prunelles du colonel glisser à la rencontre de mon regard. Nous nous étions compris. L’étau de sa main libéra mon bras. Nous nous élançâmes tous deux vers le lac.

Il brillait par places comme du mercure. La clarté oblique de l’astre laissait, dans l’ombre des arbres du rivage, la partie qui nous était opposée. Dans son mystère, je crus encore percevoir, une seconde, à la limite de l’ouïe, le clapotis décroissant…

Tout était calme, par ailleurs. Le paysage semblait figé dans une clarté molle, presque irréelle.

De derrière le tronc d’un pin, à courte distance, une silhouette surgit. Celle de Napi. En quelques secondes, l’Indien fut près de nous.

« Colonel Gayton, fit-il précipitamment d’une voix altérée, le canot est revenu. Napi l’a vu. Il a vu aussi les revenants. Les revenants ont fait des signes à Napi. Napi va mourir…

– Que racontez-vous là ? s’écria l’Américain d’un ton à la fois bourru et cordial. Voilà plus de vingt-cinq ans que ce canot macabre a disparu du lac. Ni vous ni moi nous ne le reverrons, croyez-moi. Ne vous faites pas de souci et allons chasser.

– Colonel Gayton, insista l’Indien, Napi a entendu le bruit de pagaies et vu le canot comme il vous voit devant lui. Il a reconnu son père, sa mère, sa femme et ses frères. Tous lui faisaient des signes. Napi n’a pas peur de la mort et il doit obéir aux revenants. »

Mon hôte se tourna vers moi.

« Préférez-vous poursuivre ou rentrer ? »

J’avouai préférer rentrer. Je ne me sentais plus de goût que pour parler de ce qui nous ramenait au logis. Néanmoins, d’un accord tacite, à cause de l’Indien, nous fîmes la route en silence.

À peine seuls dans la salle à manger du ranch de mon hôte, je me libérai.

« Avez-vous bien entendu le bruit des pagaies ? »

Il me fit de la tête signe que oui.

« Moi aussi… Convenez que c’est bizarre.

– C’est bizarre, en effet… Hallucination auditive peut-être. »

Cette explication me parut assez pauvre.

J’objectai :

« Mais Napi a vu, ou du moins affirme avoir vu le canot. Quel dommage que nous soyions arrivés deux minutes après lui ! »

Le colonel secoua verticalement la tête d’un air pensif.

« Réalité ou illusion, Napi a vu des revenants qui lui faisaient signe. Il y a des chances pour qu’il ne survive pas à la soirée d’aujourd’hui. »

L’événement donna raison à mon hôte.

Le lendemain, nous trouvâmes l’Indien couché sur son lit, dans l’appentis qu’il occupait. La première chose qui frappait en entrant était le vermillon qui couvrait sa face et ses mains. Lui que je n’avais jamais connu que sous une défroque de civilisé, il était uniquement vêtu d’un pantalon à la cow-boy. Sa poitrine s’ornait de ses anciens plastrons d’exploit. Tête nue, quelques plumes dans les cheveux, il semblait respirer avec peine.

« Les revenants m’ont fait signe, prononça-t-il d’une voix faible. Je dois m’en aller. »

Il mourut deux jours plus tard. Un médecin qui villégiaturait à quelques milles de là vint constater le décès. Le défunt n’avait aucune maladie. Le cœur, petit à petit, avait cessé de battre, simplement.

« C’est étrange, déclara le docteur qui était un homme de l’Est. N’aurait-il pas pris quelque drogue ? »

Le colonel secoua la tête négativement.

« Quand un Peau-Rouge est convaincu que des fantômes l’appellent dans l’au-delà, et c’est ici le cas, il n’a nullement besoin d’en appeler au suicide, croyez-moi. »

Le médecin sourit d’un air sceptique.

Aussi, ni mon hôte ni moi, nous n’insistâmes sur la scène de la précédente soirée.

Encore moins fut-il question des coups de pagaies que les deux survivants de cette singulière aventure auraient juré avoir distinctement entendus dans la nuit.
 
 

 

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(Joseph-Émile Poirier, « Les Contes d’Excelsior, » in Excelsior, vingt-troisième année, n° 8007, dimanche 13 novembre 1932 ; Henri Julien, « La Chasse-galerie, » huile sur toile, 1906 ; Newell Convers Wyeth, « The Water Burial, » huile sur toile, 1906)

 
 

 

UNE NUIT DANS LES MAUVAISES-TERRES

 

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Dans la nuit qui tombait sur les Mauvaises-Terres du Nébraska, trois hommes s’affairaient autour d’un chariot léger. Soudain s’éleva la voix de l’un d’eux :

« Tant pis ! Nous camperons ici. »

Et après une, seconde de silence :

« La jument a dû se forcer un tendon… »

Tout en dételant l’animal, il expliqua que son dessein était de gagner le « défrichement » le plus proche, à vingt-cinq milles de là. Il y emprunterait un cheval frais et, au matin, il serait de retour. André Cloziaux, un Français nouveau venu dans la région, se tourna vers son autre compagnon :

« Que pensez-vous de cela, docteur ?

– Cher monsieur, je pense que nous devons laisser notre guide agir à son gré. Changraux est un vieux routier des plaines. »

Sans s’occuper des propos de ceux qu’il venait de promener tout un jour dans le dédale des Mauvaises-Terres, Louis Changraux, le métis, coupa avec une hachette quelques buissons de sauge à moitié desséchés, y ajouta un peu de paille et deux ou trois bûches emportées par précaution, mit le feu au tas et dit :

« Voilà qui vous fera une bonne « boucane » contre les moustiques, quoiqu’ils ne soient guère à redouter ici. Maintenant, je m’en vais. Je serai de retour à l’aube. »

Sa silhouette s’effaça dans l’ombre. Une nuit de la mi-printemps sans lune enveloppa les deux hommes. Cloziaux sortit sa pipe. Le docteur prit dans un étui un cigare. La flamme rouge et jaune faisait craquer le bois. La demi-obscurité réalisait le prodige de rendre la fantastique région plus fantastique encore.

Les Mauvaises-Terres de ce coin de l’ancien Far-West américain sont des mystères du globe. À la suite de quel cataclysme ou de quelles inexplicables érosions cette bande de terrain de 145 kilomètres environ de longueur sur 48 de large a-t-elle été dénudée, déchirée, machurée, découpée ? Quel génie quasi démoniaque a taillé dans l’argile pâle et la pierre à chaux ces tours pareilles à celles de burgs en ruines qui se chevaucheraient, érigé ces flèches colossales qui menacent le ciel, suspendu ces corniches au-dessus d’abîmes et posé en de mystérieux équilibres des blocs sur des pointes ? Cette région d’embûches fut en 1890 le dernier refuge des Sioux en guerre contre les Blancs, et les généraux américains n’osèrent pas y faire pénétrer leurs troupes.

Pour rompre un silence qui devenait pesant, Cloziaux demanda :

« Pourquoi attribue-t-on ces Mauvaises-Terres au Nébraska puisqu’elles sont sur le territoire du Dakota ?

– Parce que nous sommes à la frontière de ces deux États et qu’il faut distinguer ces Mauvaises-Terres de certaines autres situées un peu plus au nord et qui ne sont guère moins curieuses. »

À ce moment, le Français eut l’impression que quelque chose passait au-dessus de sa tête. Il leva les yeux et aperçut un point blanchâtre qui s’évanouissait à sa gauche dans la nuit.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? »

Le médecin se redressa.

« Je ne vois rien, » dit-il.

Ses dents aurifiées brillèrent soudain dans un sourire d’intentions malicieuses peut-être, mais qui, à la lueur du feu, parut un peu singulier à son compagnon.

« Serait-ce le fantôme de Sitting-Bull ? railla-t-il. À l’agence de Pine-Ridge, il y a des Indiens qui prétendent que le vieux chef sioux, assassiné en 1891, rôde encore dans ces terres désolées. »

Comme Cloziaux se taisait, il poursuivit :

« Dans tous les cas, une curieuse histoire a couru dans toute la réserve à cette époque. On ne vous l’a jamais contée ?… Non ? Eh bien, la voici :

C’était dans les jours tragiques de l’hiver de 1890-1891. Les Sioux, vaincus et rassemblés depuis quelques années déjà dans quatre grandes réserves de cette région-ci sous la surveillance des autorités américaines, venaient de se soulever. Ils étaient las des mauvais traitements de notre administration à leur égard et troublés aussi par certaines prophéties annonçant à la race des Peaux-Rouges la fin prochaine de ses malheurs.

– N’est-ce pas à cette époque, interrompit Cloziaux, que le bruit se répandit parmi eux de l’apparition d’un Messie Sauveur et de l’anéantissement de tous les Visages Pâles par un cataclysme d’ordre cosmique, qui devait naturellement épargner les Indiens ?… C’est bien cela ?

– Je vois, cher monsieur, que vous êtes renseigné sur ce point. Mais je doute que vous connaissiez l’histoire que je veux vous conter. Je ne l’ai sue moi-même que parce que, mes grades tout juste conquis, je venais d’être nommé à mon premier poste, dans une agence indienne à soixante-dix milles à l’est d’ici, sur les bords de la Rivière-Mauvaise. Là était cantonnée une petite fraction de Sioux, des gens américanisés et que laissait bien indifférents l’affaire du Messie. Pourtant, c’était au moment où les choses commençaient à se gâter sérieusement. On était au 15 décembre. Sitting Bull avait été tué le matin même, à un jour de route plus au nord… Tué dans une sanglante bagarre au moment où, sur l’ordre des autorités, on procédait à son arrestation. Les gens dont je vous parle revenaient, au cours de la nuit, d’une fête de clan. Ils étaient, je pense, une douzaine et ils devisaient gaiement. Soudain, l’un d’eux s’arrête… pousse une exclamation de frayeur. Surpris, les autres regardent le ciel du côté qu’indique la main de leur compagnon. Et, de leurs lèvres à tous, le même cri jaillit à la fois : « Tatanka Yotaka ! » C’est le nom sioux dont Sitting Bull est, en anglais, la traduction. »

Le docteur, les yeux soudain fixes et brillants à la lueur du feu, mâchonnait son cigare.

« Alors, fit doucement le Français, qu’avaient-ils vu ?

– D’après les Indiens que j’ai interrogés individuellement à plusieurs reprises, et dont les déclarations identiques n’ont jamais varié, c’était la forme immense et pâle, mais bien reconnaissable, du grand chef qui passait au-dessus d’eux, un bras étendu comme pour désigner les Mauvaises-Terres vers lesquelles elle glissait lentement et où elle s’évanouit.

– Hallucination collective ? opina André Cloziaux d’un ton faiblement interrogateur.

– Bien sûr ! » appuya sans chaleur le praticien.

Ils se taisaient, pensifs, lorsqu’un même tressaillement les fit sortir presque ensemble de leur rêverie.

« Regardez… là ! » cria Cloziaux.

L’ombre blanche, qui avait glissé au-dessus d’eux, était déjà loin. Elle se fondit vite dans la nuit.

« Cette fois, vous l’avez vue ! poursuivit le Français sur un ton excité où il y avait aussi une sorte d’exaspération. Mais enfin qu’est-ce que ça peut bien être ? »

Le médecin, qui s’était levé, écarta les bras et les laissa retomber dans un geste d’ignorance. Puis, ayant pris dans le chariot sa couverture et les trois bûches qui restaient pour alimenter le feu, il s’allongea, appuyé sur un coude, et parut somnoler.

Les genoux ramenés contre la poitrine et pressés entre ses mains jointes, son compagnon agitait, dans son esprit, des hypothèses. Du temps passa.

Cloziaux fut réveillé par la fraîcheur nocturne. Le feu mourait devant lui. Pourtant, l’ombre semblait moins épaisse. Il redressa la tête. Une lune rouilleuse, maléfique, montrait sa corne au-dessus des terres déchiquetées. Les choses autour de lui prenaient un aspect si étrange qu’il se leva, presque angoissé, et contourna les derniers tisons pour retrouver son compagnon. Il eut un saisissement : la couverture vide du docteur gisait sur le sol.

À mi-voix, puis plus fort, il appela.

« Voilà ! Voilà ! répondit enfin l’interpellé du fond de l’ombre ; j’ai cru revoir cette… chose blanche, vous savez… J’ai voulu m’assurer… Mais elle a encore disparu et je ne suis pas plus avancé… »

Comme ils n’avaient plus de bois, ils s’enveloppèrent dans leurs couvertures et marchèrent autour du chariot, contents de trouver le bon prétexte de la fraîcheur pour écarter les mauvais rêves.

Soudain, un hennissement lointain traversa l’air. La jument répondit aussitôt. Le docteur s’était arrêté net.

« Serait-ce Changraux ? » hasarda-t-il, un espoir dans la voix.

C’était lui ; sa silhouette équestre ne tarda pas à se dégager de l’ombre où se diluait une vague clarté mauve.

Tout devenait rassurant. Changraux était là ; le jour était proche.

« Rien de neuf ? questionna le guide pour la forme.

– Rien… répondit sans conviction le médecin.

– Ah ! cependant… » fit le Français.

Et, tandis qu’on attelait le cheval frais, il parla de l’apparition blanche.

« Une grosse chouette sans couleur dont il y a des nichées dans les falaises, » expliqua placidement le métis.

Comme c’était simple ! Sa voix semblait chasser les ténèbres, leurs mauvaises influences.

On partit dans le jour qui se levait…

Cloziaux, ragaillardi, tenta sur un ton léger de reparler de l’histoire du fantôme de Sitting Bull. Qu’en pensait Changraux ? Cela, il ne le sut jamais. Sa question, deux fois posée, n’obtint d’autre réponse qu’un coup de coude du docteur. Car, s’il y a des choses naturelles, il en est d’autres sur lesquelles même une moitié d’Indien gardera toujours le silence.
 

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(Joseph-Émile Poirier, « Les Contes d’Excelsior, » in Excelsior, vingt-sixième année, n° 9083, samedi 26 octobre 1935 ; Newell Convers Wyeth, « The Indian in His Solitude » [1 et 2], huiles sur toile, 1907)