Démiourgos nous fit fort rire, quand il nous apprit que l’Homunculus ridiculus tentait de se mettre en communication avec la lune ; et, comme j’étais de loisir, je me transportai à la vieille planète, dans le but d’observer la chose de plus près, et de compléter quelques observations sur le très curieux petit animal qui nous a toujours tant amusés.

J’étais là depuis quelque temps quand Belphégor m’y vint rejoindre. Je fus ravi de la visite de mon illustre collègue. Il voulut bien consentir à m’aider dans mes recherches ; c’était pour moi une bonne fortune inespérée.

Qu’il reçoive ici l’expression de ma gratitude.

Belphégor, on le sait, s’est acquis, par ses études sur l’Homunculus, un des noms scientifiques les plus brillants qui soient. Ses expériences si inattendues, si délicates, si fécondes et d’une si belle ironie, sont connues de tous.

On nous pardonnera d’en rappeler les grandes lignes. Quand la planète Altos éclata pour avoir trop été chauffée, Démiourgos, irrité du peu de soin qu’on prenait de sa mécanique, en roula, furieux, les éclats en boulette qu’il lança dans l’espace. La boulette, cependant, faisait tache ; et le premier moment de colère passé, Démiourgos consentit à planter, à peupler la scorie.

Belphégor voulut voir, ainsi aménagé, ce nouveau monde de Démiourgos, et le trouva très bien. Comme il s’y promenait dans un pré à la tombée du jour, il vit deux petits insectes (un mâle et une femelle) en contemplation véhémente devant un arbre chenu, et qui ne portait qu’un fruit. Les deux petites bêtes, mal en poils, mal en plumes, mal en défenses, de tous points dépourvues, firent pitié à Belphégor.

« Eh bien, les petits, leur fit-il, vous ne mangez donc pas de ce fruit-là ?

– On n’ose point, répondit timidement le petit mâle.

– Mais allez-у donc, dit Belphégor, allez-у donc ! »

Et aussitôt, une idée de mystification saugrenue lui traversa la tête ; il ajouta, tout bas, avec mystère :

« Et vous deviendrez semblables à Démiourgos ! »

Les deux insectes ouvraient des yeux gros de concupiscence.

« C’est comme je vous le dis ! » confirma notre célèbre humoriste.

La femelle cueillit le fruit, en mangea et en fit manger au mâle.

« Eh bien ? demanda Belphégor.

– C’est vrai tout de même, firent-ils ensemble ; c’est vrai qu’on se sent tout autre ! »

Belphégor restait stupéfait de les trouver à ce point naïfs. L’animal présentait là un un caractère vraiment trop curieux, et semblait prêter un champ fécond à d’inépuisables expériences.

« Et maintenant, continua Belphégor poursuivant sa mystification, il s’agit de n’aller plus se compromettre avec les autres sales bêtes, hein ? Et d’abord, vous ne pouvez plus vous promener ainsi ! »

Et le savant les fit s’affubler ridiculement de feuilles d’arbres et de branches. C’était impayable ! L’animal y allait avec une naïveté sans égale. Le savant comprit tout le parti que la science supérieure pouvait tirer de l’idiosyncrasie psychologique de ce curieux insecte ; et, de ce jour, il n’en a point quitté l’étude. On connaît la série de ses expériences sur l’homunculus ; comment il en vint petit à petit à le faire se détacher, en toutes choses, des autres bêtes ; et comment il leur conseilla d’adopter ces fameux jetons de métal, qui devaient affoler l’insecte, bouleverser sa vie, vicier ses instincts, troubler ses joies et ses amours.

À la prière qui m’en est faite, je condense ici en résumé succinct quelques-unes de mes observations sur la vie et les mœurs de l’homunculus ridiculus.
 

I

 

Les homunculus vivent d’ordinaire en agglomérations, d’importance fort variable. Ils bâtissent à la surface du sol de petits cubes, percés de place en place de fentes aériférées. Entre les habitations, des avenues sont aménagées, qui permettent une circulation facile.

En attendant le résultat de nouvelles expériences que tente Belphégor, on peut dire qu’il n’existe chez l’homunculus que deux sexes, aisément reconnaissables sur l’animal à nu. Mais les insectes sont vêtus d’ordinaire : les femelles cachent alors, en des cloches d’étoffe, l’extrémité postérieure du corps, tandis que les mâles emprisonnent séparément, en des fourreaux plus étroits, leurs pattes postérieures.
 

II

 

Au point de vue social, les homunculus se séparent en deux classes, dont l’une travaille, ahane, peine et sue au profit de l’autre qui ne fait rien. Et cette démarcation, qui peut sembler étrange à l’observateur non prévenu, résulte tout bonnement de l’établissement en système du jeton de métal, l’ironique invention de Belphégor.

À côté de ces deux classes, il faut signaler une classe d’homunculus guerriers, dont le plus clair de la mission est de protéger ceux qui possèdent les jetons contre ceux qui n’en ont point.
 

III

 

L’animal se nourrit de matières fort variées. Nous avons vu, à travers les fentes aérifères de leurs demeures, leurs tables chargées d’aliments les plus divers. La première classe (aux jetons) prend une quantité énorme de nourriture ; les insectes de la deuxième classe en prennent beaucoup moins, parfois pas du tout, dont ils crèvent.
 

IV

 

Chez eux, l’amour se fait en toutes saisons ; mais nulle part, et dans aucune espèce, l’exercice de cette liberté n’est plus entravé. Les accouplements d’ailleurs sont souvent disproportionnés et dérisoires. De nouvelles expériences de Belphégor, en voie de réussite, tendent à créer deux sexes nouveaux.
 

V

 

La femelle ne met bas généralement qu’un petit, qui parfois tette sa mère et, plus souvent, une nourrice étrangère. Il meurt beaucoup de petits homunculus.

Quand les petits ont grandi, on les enferme tous ensemble, sexes séparés, dans de grandes cases. On les y tient longtemps (« L’idée est encore de moi ! » me disait en ricanant Belphégor) afin de les rendre aptes à prendre part aux travaux de la communauté.
 

VI

 

Plusieurs savants ont signalé les instincts cruels et méchants de l’homunculus. Belphégor m’a confirmé le bien-fondé de ces observations. La guerre est chez eux endémique.

Ils se taquinent méchamment, se volent, se dérangent, se mettent mutuellement dans tous les embarras qu’ils peuvent ; mais cette guerre est sourde, hypocrite, car l’animal en général est lâche et poltron.
 

VII

 

La vraie guerre, avec effusion de sang, n’éclate d’ordinaire qu’entre nations différentes. (Ils se reconnaissent de nationalités différentes aux petits cris qu’ils poussent.) Il est rare que deux nations d’homunculus en contact vivent longtemps en paix. Parfois, au retour du printemps, sans raison apparente, on voit sortir, par grandes masses, des colonnes d’homunculus guerriers, qui cheminent en sens convergents. Quand ils se rencontrent, ils se jettent avec fureur les uns contre les autres. Il y a des batailles d’un acharnement incroyable. Pendant la durée du combat, des petits homunculus se tiennent sur un monticule à l’écart, et, sur des signes qu’ils font, semblent commander la tuerie. La bataille finie, tous mettent en terre leurs morts, et le vaincu donne au vainqueur des gros paquets du fameux jeton de métal.
 

*

 

Voilà – autant que le permet cette esquisse rapide – les traits principaux de la vie et des mœurs de l’homunculus. Il est hors de doute que les expériences auxquelles Belphégor a soumis l’insecte, ont altéré profondément sa nature première. Plusieurs d’entre nous, émus de pitié, intercédèrent en faveur de l’animal. Une ligue protectrice voulut même se former ; mais Belphégor nous démontra sans peine que l’homunculus, loin de se prêter avec résistance à ses études, s’y proposait de lui-même et cherchait à tout prix à se sortir de sa sphère.

Et de le voir ainsi, si fat, si vaniteux, si imbécile et tout à la fois si drôle, nous l’avons nommé ridiculus.
 

ALTAROS

 

Traduit du lunatique par

FRÉDÉRIC COUSOT
 
 

 

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(Frédéric Cousot, in Le Quotidien illustré, deuxième année, n° 48, 28 janvier 1895 ; gravure du XIXe siècle représentant la création de l’homunculus, tirée du Second Faust de Gœthe)