Il y a tant d’incrédules dans le monde, que je crains d’avance que cette relation, quoique très véridique, ne passe pour un roman aux yeux de ces gens qui doutent de tout ; mais l’homme qui cherche des vérités utiles, et fait des découvertes qui honorent son siècle, ne doit écouter que son sentiment intérieur, sans s’embarrasser des mauvais propos et de ces critiques peu réfléchies des ineptes. Ne voyons-nous pas des gens soi-disant éclairés, douter encore des effets et de l’utilité du magnétisme animal, et soutenir que pour guérir certaines maladies, il est nécessaire de connaître le corps humain ; qu’il faut avoir fait des cours d’anatomie, de médecine, de physique, de chimie, de botanique, etc. ? C’est comme si l’on nous disait que, pour aimer, il est bon d’avoir lu Ovide et le gentil Bernard ; je vois cependant (et tout le monde en conviendra) des gens de vingt ans, qui n’ont jamais lu ces auteurs, aimer beaucoup mieux que des hommes de soixante, qui les ont vingt fois lus et relus. Demandez (surtout aux femmes) si le sentiment exalté à certain point, n’est pas capable de produire les plus grands effets dans l’économie animale. Tout le monde sait que nos cinq sens pourraient se réduire à un seul, qui est le tact ; c’est par le tact que s’opèrent les prodiges du magnétisme animal : donc il faut croire à ses prodiges, donc ma relation n’est point un roman ; il me semble que voilà ce qu’on appelle une bonne logique. J’entre en matière.
Le chevalier de l’Étoile, né de parents illustres, se trouvant libre à vingt ans et maître d’une grande fortune, eut dès cet âge tant de goût pour les sciences, qu’il préféra le titre de philosophe à celui de colonel, quoiqu’il fût naturellement très brave. Il apprit l’anglais, l’italien, fit des cours de physique et de chimie ; il réunit un très beau cabinet d’histoire naturelle ; il en orna même son boudoir, et ce n’était pas ce qu’il y avait de moins cher. Ces belles productions de la nature ayant infiniment dérangé sa fortune, le chevalier céda une partie de son cabinet à ses amis, et vendit le reste à peu près au quart de sa valeur. Comme il aimait beaucoup les découvertes, il s’embarqua pour les grandes Indes, dans l’intention de parcourir l’Indostan, pour observer ces Bramines célèbres, et tâcher de tirer d’eux des connaissances sur leurs dogmes et leur antiquité. Il eut grand soin, en partant, d’emporter une caisse remplie de tout ce qui pouvait lui être utile, et un globe aérostatique bien conditionné , avec tout ce qu’il fallait pour en faire usage dans l’occasion. Je ne dirai rien de sa traversée, quoiqu’il ait écrit jour par jour les calmes, les tempêtes, les brumes, les différentes latitudes et longitudes. Je viens au fait qui m’a paru le plus intéressant dans les détails qu’il m’a envoyés, et que je ne donne que comme une esquisse de l’ouvrage qu’il doit faire paraître à son retour, avec les preuves de sa très singulière découverte.
Après six mois de navigation, plus ou moins pénible, l’équipage, ayant besoin de faire de l’eau, relâcha près d’une île que le capitaine, qui avait un peu perdu la carte, nomma l’île des Cocotiers , à cause de la quantité de ces arbres qu’on y trouva, très heureusement pour l’équipage de la frégate. Chacun descendit à terre pour manger de ces fruits salutaires ; les matelots coupaient l’arbre par le pied pour avoir plus tôt fait. Comme on avait un calme plat, et que le vent ne paraissait pas devoir changer sitôt, le chevalier de l’Étoile fit apporter à terre son ballon et la caisse qui contenait tout ce qui lui était nécessaire pour ses expériences. Il fit emplir son ballon de gaz inflammable, attacha la petite gondole au-dessous ; mais ne trouvant point de compagnon pour lester son aérostat, il y plaça la caisse qui contenait ses effets ; et avec une intrépidité qui fit l’admiration de l’équipage, il s’éleva majestueusement dans les airs : on l’eut bientôt perdu de vue. Le chevalier ayant rencontré un vent sur lequel il ne comptait peut- être pas, se trouva au-dessus de rochers immenses , n’apercevant ni la frégate, ni l’île des Cocotiers. Ces rochers formant une enceinte d’une prodigieuse étendue, le chevalier, à l’aide de sa lunette, vit un pays qui lui parut délicieux : le soleil commençait à baisser ; il prit le parti de diminuer son gaz, et descendit très doucement dans la plus charmante prairie possible. Après avoir fixé son ballon à un tronc d’arbre, il jeta les yeux de côté et d’autre, et aperçut partout la plus riche et la plus belle nature ; les beaux fruits dont il voyait les arbres chargés lui firent surtout le plus grand plaisir, et il les trouva délicieux. On me demandera peut-être ce que devint la frégate. Elle se rendit probablement à l’île de Bourbon ; mais comme je n’en suis pas sûr, je ne puis l’affirmer, ne voulant offrir à mes lecteurs (si j’en trouve) que la pure vérité et des faits avérés.
Quand le chevalier fut rassuré et qu’il eut rétabli ses forces en mangeant de ces excellents fruits, il s’avança à travers des bouquets d’arbres fleuris qui parfumaient l’air, et qui étaient arrosés par des ruisseaux dont l’eau était plus claire que le cristal. Mais quel fut son étonnement en voyant assises au bord d’une fontaine, trois ou quatre jeunes filles d’une figure charmante ! Elles étaient vêtues d’étoffes légères, et les plus beaux cheveux du monde flottaient au gré du zéphir sur des épaules de lis et de roses. Leur premier mouvement fut de s’enfuir à la vue du chevalier ; mais les ayant rassurées par son air et ses paroles, qu’il prononça en italien, elles le laissèrent approcher, et lui répondirent dans la même langue.
« Madame, nous ignorons qui vous êtes, et comment vous vous trouvez dans les états de Céleste notre souveraine.
– Madame ! dit à quart de voix et en français le chevalier ; elles me prennent pour une femme !
– Et que pourriez-vous donc être ? répondit aussi en français une des jeunes filles.
– Serais-je donc le seul homme ici ? dit en anglais le chevalier.
– Qu’appelez-vous un homme ? répondit dans la même langue une des filles : nous ne connaissons aucun animal de ce nom ; et à vous voir, madame, on peut juger que vous ne pouvez être qu’une femme, et une femme de la classe du peuple, ainsi que nous, puisque la nature vous a donné des cheveux comme les nôtres.
– En vérité, mesdemoiselles, je ne vous comprends pas ! Est-ce que les grandes dames de ce pays sont sans cheveux ?
– Ah ! quelle plaisante demande ! dit en riant la plus jeune : nos maîtresses, des cheveux ! apprenez qu’elles n’ont que des plumes.
– Quoi ! des plumes partout où l’on a des cheveux ?
– Partout. On voit bien que vous êtes étrangère : en cette qualité, nous allons vous conduire à notre souveraine ; vous pourrez l’amuser par la naïveté de vos paroles. »
Le chevalier était, avec raison, comme un homme tombé des nues, en suivant ses jolies conductrices, dont le nombre augmenta au point qu’il pouvait à peine faire un pas. On entendait faire mille questions, ou plutôt on ne s’entendait pas.
« Quelle singulière fille ! d’où vient-elle ? d’où vient ce bizarre ajustement ? Parle-t-elle comme nous ? a-t-elle dit son nom, son pays ? est-elle douce ou méchante ? »
Tout en écoutant et souriant de ces propos, le chevalier arriva à la première porte d’un palais, dont il a rapporté le plan, et dont je voudrais en vain rendre la beauté et les agréments. On les trouvera dans une relation plus détaillée de son voyage. Une des jeunes filles ayant été annoncer l’arrivée du chevalier, il fut présenté à trois dames du palais, d’une taille au-dessus de la commune, qui toutes ensemble lui faisaient des questions ; mais son étonnement l’empêchait de répondre. Cheveux, sourcils, paupières, tout était de plumes de diverses couleurs : celle qui paraissait supérieure aux autres par son air de dignité, avait des plumes mordorées, et portait à son côté trois petites plumes bleues, surmontées d’un très beau diamant. Le chevalier apprit par la suite que ces plumes, si frisées que vouloir les défriser était la chose impossible, annonçaient l’ordre de Céleste. Une dame du palais était spécialement chargée de les recueillir dans certains temps de la mue ; et un très petit nombre avait l’avantage de recevoir cette marque de distinction, qui, dans l’île, rendait ces dames infiniment respectables. Quand le chevalier put enfin trouver un moment pour répondre, il dit à ces dames qu’ayant pu s’élever, il avait aperçu, en planant dans les airs, la beauté de ce pays, et il les pria de le présenter à la souveraine de ce séjour enchanté.
« Quel conte ! disait fièrement la dame aux trois plumes : une fille du peuple planer dans les airs !
– Elle nous fait une histoire, reprenait une seconde dont les plumes étaient vert-d’eau.
– Cependant, répondit d’un air de nonchalance une dame à plumes jonquilles, son ajustement, son air, prouvent qu’elle n’est pas née dans l’île ; je crois que nous ne risquons rien de la présenter à notre souveraine. »
Après bien des débats, et surtout beaucoup de paroles inutiles, on se décida à conduire le chevalier chez Céleste. On le fit passer dans une enfilade de pièces, ornées des plus belles plumes possibles et si artistement arrangées, qu’elles formaient les plus agréables tableaux : des pierres précieuses, de diverses couleurs, relevaient l’éclat des meubles ; les planchers étaient également ornés de plumes qui formaient une espèce de marqueterie, dont les formes étaient variées à l’infini ; ce qui composait les parquets était du même travail. La première dame du palais avertit le chevalier de ne parler à Céleste qu’à genoux : c’était l’étiquette quand cette souveraine voulait bien se laisser voir à une fille de la classe portant cheveux ; et le chevalier était trop bien élevé pour se refuser à se mettre aux genoux d’une grande dame, quand même il ne l’aurait pas infiniment respectée.
On ouvrit deux battants de plumes, et le chevalier resta sans parole, en voyant, nonchalamment assise sur un sopha de plumes lilas, une beauté véritablement céleste de nom et d’effet ; une taille de nymphe, un teint de lis et de roses, étaient couronnés par des plumes du plus beau bleu de ciel ; des sourcils en arc de la même couleur, ainsi que de longues paupières ; de grands yeux noirs, qui, malgré certain air de langueur, étaient remplis d’éclat ; une bouche qu’un sourire entrouvrait pour laisser apercevoir deux rangées de perles : tout cela jetait le chevalier dans une telle admiration, qu’il ressemblait plutôt à une statue qu’à un homme. Un léger coup de baguette de la dame mordorée l’avertit de son devoir ; il mit aussitôt un genou en terre, et fit à Céleste un compliment assez bien tourné, où il parlait du bonheur de se trouver dans un si beau lieu, et du plaisir de voir tant de beautés et de grâces réunies. Céleste, d’un air un peu étonné, demanda aux dames du palais si elles avaient bien compris ce que cette dame avait dit.
« Pas tout à fait, madame, répondit une d’elles.
– Écoutez, petite, dit cette dame au chevalier, vous pouvez parler toutes les langues, on vous répondra ; mais vous avez embarrassé Céleste, ainsi que nous, par deux mots qui nous sont inconnus. Que veut dire bonheur et plaisir ? tâchez de nous traduire cela.
– Rien de plus facile, répondit avec étonnement le chevalier : c’est un bonheur de vous voir et de vivre sous les lois de Céleste ; ce serait un grand plaisir de vous plaire, comme une peine de vous quitter.
– Une peine ! voilà encore un mot étranger ; mais nous le comprenons par l’explication des deux autres.
– Elle a, reprit Céleste, un certain feu dans les yeux que je n’ai jamais aperçu à aucune de nous. Quel dommage que la nature lui ait donné des cheveux ! on aurait pu en faire quelque chose. Je veux qu’on ait soin d’elle, et qu’on la loge le plus près possible de mon palais ; qu’elle aille se reposer : vous me l’amènerez demain matin dans le pavillon des roses. Je suis curieuse d’apprendre d’où elle peut venir, comment elle a trouvé le moyen de surmonter nos immenses rochers : son air a quelque chose de fort singulier, et qui en tout me revient assez. »
Le chevalier fit une profonde révérence, et fut conduit dans un appartement très commode attenant au palais : on lui donna six jeunes filles portant cheveux, qui avaient ordre de donner à l’étrangère tout ce qu’elle demanderait. Le chevalier, croyant presque rêver, pria ces filles de lui faire apporter son ballon, et surtout la caisse qui contenait les choses dont il avait besoin : on détacha aussitôt une douzaine de filles qui avaient les cheveux noirs et crêpés, et qui étaient pour les ouvrages où il fallait de la force. Il eut le soir même toutes ses affaires : on mit, par son ordre, le ballon sous une espèce de hangar, et l’on monta sa caisse dans son appartement. On lui apporta les plus beaux fruits de toutes espèces.
« Est-ce la seule nourriture dont on fasse usage dans ce pays-ci ? dit-il aux filles qui s’empressaient à le servir.
– La seule ! et que voudriez-vous donc manger ?
– J’ai habité un pays où l’on mange de la viande, du gibier, des oiseaux.
– Ah ! le vilain pays ! cela n’est pas croyable.
– Cela dépend de l’habitude. Est-on souvent malade dans cette île ?
– Jamais : on est toujours comme vous nous voyez.
– Quoi ! toujours jeune ?
– Sans doute. Mais on y meurt comme partout, apparemment. On prétend que nous nous renouvelons de mille en mille ans, après nous être évaporées en air. Le Phénix dépose un œuf d’où renaît notre souveraine ; d’autres oiseaux rares donnent naissance aux dames de sa cour ; et nous autres femmes destinées à leur obéir, nous sortons, dit-on, des œufs de certaines chenilles velues, d’où naissent ces grands vilains cheveux qui indiquent la classe du peuple.
– En vérité, mesdemoiselles, tout ce que je vois et ce que j’entends dire me paraît incroyable. Oserais-je vous demander depuis quel temps à peu près votre charmante souveraine est sortie de son œuf de Phénix ?
– Il est facile de vous satisfaire sur cela : nous comptons très exactement, et le temps nous paraît, ainsi qu’à nos grandes dames, terriblement long. Céleste a, suivant un calcul très exact, six cent cinquante ans : donc, il lui en reste encore, d’après l’opinion reçue, trois cent cinquante à soupirer après sa métamorphose en air subtil. Pour nous autres gens du peuple, nous prenons un peu mieux patience ; cela nous dédommage de notre espèce de servitude, quand nous voyons la cour de notre souveraine plus ennuyée que nous. »
L’heure de se coucher étant arrivée, on proposa au chevalier de l’aider à se déshabiller ; mais il pria ces demoiselles de le laisser seul, de peur d’accident. Malgré un lit composé du meilleur duvet possible, le chevalier dormit à peine deux heures : sa tête était tellement agitée, qu’à peine il en croyait ses yeux et ses oreilles. Il se disait en soupirant : « Pourquoi n’ai-je pas ici un témoin de tout ce qu’on y voit ? Si je puis quelque jour retourner à Paris, malgré le doux penchant qu’on y a dans ce moment pour les prodiges et les découvertes intéressantes, je pourrais bien y trouver des incrédules, même dans nos académies. » Ce mot académie, lui rappelant les panégyriques, lui procura ces heures de sommeil dont il avait un grand besoin. Il se leva avec le jour qui, dans cette île, est constamment beau ; les montagnes qui l’entouraient étaient d’une si prodigieuse hauteur, que jamais aucun nuage n’en passait la cime, et les trois quarts de l’année en interceptaient la vue du côté de la mer.
Le chevalier ayant heureusement tout ce qui était nécessaire à sa toilette, commença par se raser le plus près possible ; cela était nécessaire dans un lieu où tout ce qui tenait des cheveux était dédaigné : à vingt-quatre ans, un homme a déjà besoin de cette précaution. Il s’ajusta de son mieux, afin de relever une figure qui pouvait, à la rigueur, se passer des secours étrangers ; mais un peu d’art ne gâte rien. Après son déjeuner, on vint l’avertir que Céleste l’attendait dans le pavillon des roses, où il fut conduit par une dame du palais, qui, aussitôt qu’il fut entré, se retira d’un air très respectueux. Il voulut, en entrant, suivre l’étiquette ordinaire ; mais Céleste lui dit, avec un air de bonté, de s’asseoir sur un tabouret vis-à-vis d’elle.
« Est-il possible, se disait-il tout bas, qu’une femme plus fraîche que les roses dont elle est entourée, ait plus de six cents ans ? on ne lui en donnerait pas dix-huit.
– Vous m’avez inspiré, dit Céleste, un sentiment de curiosité que je n’avais jamais connu. Apprenez-moi, ma chère fille, quel est votre pays, votre nom ?
– Madame, mon pays est la France, un des meilleurs pays du monde, à mon avis ; on me nomme le chevalier de l’Étoile ; et je ne suis, en vérité, ni fille, ni femme.
– Que pouvez-vous donc être ?
– Je suis un homme.
– Un homme ! Êtes-vous de notre espèce, quant à la raison ?
– Pas toujours, madame.
– Un homme… Avez-vous des femmes dans votre pays ?
– Oui, madame ; mais peu d’aussi belles que vous.
– Sans doute qu’elles ne portent pas des cheveux comme vous ?
– Je vous demande pardon, madame, et c’est un de leurs plus beaux ornements ; si elles mettent des plumes sur leur tête, c’est seulement comme parure ; mais leur parure change très souvent, et il est rare de les voir huit jours de suite avec la même coiffure.
– J’adopterais volontiers cet usage ; car, toujours la même chose, cela rend la vie bien longue.
– Ah, madame ! quel bonheur si les femmes de mon pays pouvaient trouver ce secret de perpétuer leur jeunesse et leur beauté ! Le plaisir passe si rapidement à leur gré…
– Plaisir, bonheur ; ces deux mots, malgré la traduction que vous nous donnâtes hier, me sont restés dans la tête ; j’y ai songé toute la nuit : expliquez-m’en le vrai sens un peu plus en détail.
– Un savant de mon pays les a assez bien définis, en disant que le bonheur est cet état calme qui nous laisse dans une douce paix ; et le plaisir, ces situations vives et momentanées d’une âme exaltée…
– Ah ! je choisirais le plaisir, dit Céleste, avec une vivacité qui ne lui était pas ordinaire. Mais comment a-t-on du plaisir ?
– Quand on aime et qu’on est aimé.
– Et comment aime-t-on ?
– Ah, madame ! si le respect n’arrêtait un sentiment !…
– Ne me parlez point de respect, j’en suis accablée. »
Le chevalier pendant ce temps regardait Céleste avec des yeux tellement électriques, qu’elle pouvait à peine en soutenir l’éclat ; il s’était saisi d’une de ses jolies mains : comme physicien, le chevalier connaissait le pouvoir de l’électricité, jointe au magnétisme animal ; il s’était précipité aux genoux de Céleste, où il ne fut pas longtemps, parce que l’attitude était gênante ; les questions avaient disparu, quoique le dialogue fût infiniment plus vif et plus intéressant.
Après une demi-heure d’une conversation très animée, Céleste, élevant ses belles paupières bleues au ciel, les tourna vers le chevalier, en lui disant fort tendrement :
« Non, vous n’êtes pas une créature humaine, comme vous avez voulu nous le faire accroire : vous êtes sûrement ce divin Phénix dont on parle si souvent ; et je prétends que, malgré ces cheveux que vous avez adoptés, apparemment pour quelque raison que nous ignorons, il vous soit rendu, dans cette île, les hommages qui vous sont dus. »
Le chevalier eut beau protester qu’il n’était point un Phénix, Céleste fit le même jour assembler son conseil emplumé. Elle mit dans le discours qu’elle adressa à ses dames, une vivacité et une éloquence dont elles ne pouvaient revenir ; et cela contribua à leur faire croire que le chevalier était véritablement le Phénix qui avait pris une forme humaine ; mais elles ne pouvaient concevoir pourquoi il avait préféré la chevelure du peuple au lieu de ces belles plumes. Céleste leur dit que c’était un mystère ; et il fut décidé qu’on ferait élever un joli petit temple au nouveau Dieu, qui voulait bien honorer l’île de sa présence. Depuis ce moment, le chevalier fut accablé d’adorations ; ce qui l’ennuyait mortellement. Céleste le trouvait de jour en jour un peu moins Phénix. Le chevalier la trouvait toujours belle ; mais quand il se rappelait qu’elle avait six cent cinquante ans, cette idée lui faisait craindre qu’il n’y eût là-dessous quelque enchantement. Il était excédé des attentions de Céleste, qui commençait à se plaindre de ce qu’il paraissait l’aimer beaucoup moins que les premiers jours. Quand le chevalier pouvait s’échapper, ce qui lui arrivait assez souvent, il allait dans les différents cantons de cette île enchantée, admirer la variété des arbres et des fleurs, examiner les différentes manufactures de toiles, bien au-dessus de celles des Indes, et qui servaient à vêtir toutes les femmes ; le blanc était la couleur unique ; et cela donnait à ce pays l’aspect de ces champs élysées dont les poètes ont tracé l’image. Le chevalier croyait quelquefois être dans le séjour des ombres, quoiqu’il eût très réellement trouvé Céleste comme toutes les femmes, à l’exception des plumes. La dame d’honneur chargée de ramasser celles qui étaient si singulièrement frisées, en ayant beaucoup plus trouvé que de coutume, il se fit une très grande promotion de l’ordre de la souveraine ; ce qui diminua même un peu la considération, en multipliant la dignité.
Le chevalier, très bon observateur, écrivait chaque jour ce qu’il découvrait, relativement aux mœurs, aux lois et aux productions de ce délicieux pays, qui cependant commençait à l’être beaucoup moins à ses yeux. Céleste, qui n’avait jamais eu d’humeur, en avait assez souvent depuis quelque temps : elle ne pressait plus tant les ouvriers qui travaillaient au petit temple du Phénix ; le prétendu Phénix allait souvent visiter son cher ballon, qu’il n’aurait pas donné pour tous les diamants de l’île : son ancien goût pour les beaux cheveux l’entraînait parfois auprès de quelque jolie fille du peuple, qu’il trouvait céleste comme une autre. Des dames, chargées d’examiner la conduite du Phénix, firent à la souveraine les rapports les plus étranges et souvent les plus infidèles, ainsi que cela se pratique dans toutes les cours. Céleste en fut outrée ; la colère lui fit perdre infiniment de ses charmes : ses belles plumes bleues se hérissaient souvent ; et le Phénix calmait si rarement son humeur, qu’il y avait à craindre que la haine ne prît la place de l’adoration. Le chevalier, en réfléchissant à tout cela, était étonné de l’ennui qu’il éprouvait.
« Quoi ! disait-il en bâillant, depuis cinq ou six ans que j’habite cette île, cela me paraît un siècle ; voyons un peu quel jour j’y suis descendu. »
Il tire un almanach où il en avait marqué l’époque, et voit avec le dernier étonnement qu’il y avait à peine un an de passé depuis son arrivée.
« C’en est trop, et je vois que mon rôle de Phénix pourrait fort bien me faire mourir d’ennui ; c’est à mon gré la plus cruelle manière de finir nos jours, il faut tout risquer pour éviter cette mort lente. »
Le chevalier ayant arrangé la collection des choses rares qu’il avait trouvées dans l’île, sans oublier de très gros diamants dont on faisait assez peu de cas, sous prétexte de donner à Céleste et aux dames de sa cour un spectacle inconnu pour elles, fit arranger son ballon. Toutes les grandes dames, ainsi que le peuple, s’étant assemblés le jour indiqué, le chevalier se plaça dans sa petite gondole ; et, adressant la parole à Céleste, il lui dit d’un air très respectueux :
« Je n’oublierai jamais, madame, vos bontés ni vos plumes : vous avez daigné me croire un Phénix, malgré mes protestations que je n’étais qu’un homme. Je vois depuis longtemps, madame, que ma prétendue divinité a infiniment perdu à vos yeux ; ce n’est pas absolument ma faute si vous vous êtes fait illusion, et j’avais eu l’honneur de dire à votre majesté que quand le plaisir durait un certain temps, il perdait son prix ; j’espère, pour reconnaître vos bienfaits, trouver le moyen de vous envoyer dans peu un certain nombre de Phénix, qui sûrement s’empresseront à plaire à votre beauté, à celles de toutes vos dames emplumées, et qui, sans dédaigner les beaux cheveux de votre peuple, rendront votre île le plus agréable séjour de l’univers, comme vous êtes la plus rare des souveraines. »
Le chevalier ayant ordonné de couper les cordes qui retenaient le ballon, il s’éleva majestueusement aux yeux de l’assemblée qui battait des mains, en le suppliant de ne pas oublier sa promesse. En moins d’un quart d’heure, le ballon s’élança au-dessus des plus hautes montagnes, et le vent étant favorable, le chevalier se trouva au-dessus de l’île de Bourbon, où il descendit le plus heureusement du monde. Il est actuellement à Paris, où il s’occupe de donner plus en détail les circonstances de son séjour dans l’île des Plumes, et met en ordre les curiosités naturelles qu’il en a rapportées. Il a entre autres, dans une assez grande bouteille, la sève d’un arbre qui a le mérite de conserver, chez les femmes, la jeunesse et la fraîcheur pendant un siècle au moins, et il m’a assuré qu’il avait des choses infiniment plus rares. Le chevalier de l’Étoile est l’homme de la meilleure foi possible, d’ailleurs infiniment instruit ; je ne vois pas qu’on puisse douter de ce qu’il a vu. (*)
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(*) La Société des Illuminés fait, dans ce moment, armer une frégate, et propose une souscription pour envoyer une colonie de jeunes militaires à l’île des Plumes. On doit tout attendre d’une Société si éclairée.
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(Fanny de Beauharnais, Le Somnambule, œuvres posthumes en prose et en vers, où l’on trouve L’histoire générale d’une Isle très-singulière, découverte aux grandes Indes en 1784, À l’Isle de France et à Paris : P. Fr. Didot le Jeune, 1786 ; Johan Pasch, « Hönstavlan » huile sur toile, 1747 ; Hans Thoma, « Zu Ihren Füssen im Sand Knochen und Totenschädel liegend, » huile sur toile, 1877 ; Viktor Vasnetsov, « Sirin un Alkonost » [Les Oiseaux du Bonheur et des Larmes], huile sur toile, 1896)