« Puisque vous aimez la poésie, me dit ce jeune homme en sortant de la Coupole où nous avions eu une discussion passionnée, je vais vous présenter à mes amis terministes. Nous avons formé un cénacle philosophico-littéraire qui vous intéressera beaucoup. Justement, nous avons réunion ce soir. Venez. »
Et il m’entraîna dans une petite rue voisine du boulevard Raspail. Car Montparnasse, malgré cinq années de guerre, est demeuré le centre rayonnant de l’intellectualisme pur. C’est toujours là que naissent des esthétiques nouvelles et des théories audacieuses qui, demain peut-être, révolutionneront le monde pictural et littéraire.
« Voici où le sens général ploie sous les intentions particulières, » me dit mon compagnon en me désignant un hôtel d’aspect convenable.
Car ce jeune poète parle volontiers de façon obscure. Nous entrâmes. Il fallut atteindre le septième étage. Du palier, j’entendis une rumeur sourde où se distinguait le mot « fesse » qui revenait sans cesse. Un peu surpris, je suivis mon guide dans une chambre sombre et enfumée, étrangement éclairée par une grosse lanterne rouge. Les murs étaient recouverts de moulages… étonnants ; certains même servaient de porte-manteaux. Des visages contractés apparaissaient confusément dans l’ombre. Il y avait là, dans les poses les plus diverses, sur des chaises, allongées par terre ou sur le lit, sept ou huit personnes dont trois jeunes femmes et un nègre. J’enjambai des corps, des manuscrits, des cendriers, et je m’accroupis près du radiateur électrique. Les assistants répétaient inlassablement : « Fesse, fesse… »
« Nous répétons certains mots jusqu’à l’écœurement, me dit mon compagnon à l’oreille. Nous les vidons de leur sens afin de pouvoir nous en servir ensuite en toute liberté. »
« Fesse… Fesse… »
Soudain, celui qui paraissait le chef cria :
« Qu’est-ce que cela veut dire ? »
Et comme personne ne se souvenait plus de ce que signifiait le mot « fesse, » on passa à un autre. Toute une série d’expressions appartenant au vocabulaire anatomique, qu’il m’est impossible de répéter ici, perdirent ainsi leur sens.
Comme cela se prolongeait, je m’intéressai au décor et je remarquai que la mystérieuse lanterne rouge était formée d’une jupe recouvrant l’abat-jour et serrée en bas par une cravate. Je cherchai des yeux la jeune fille qui avait consenti à se déshabiller à demi. Elle était près de moi, blonde, délicieuse, exhibant des jambes admirables, et elle répétait à ce moment un mot des plus grossiers. Dans ces conditions, comment lui faire un compliment ?
Le chef demanda :
« Qu’est-ce que cela veut dire ? »
Comme le nègre put donner une définition du mot condamné, les terministes le reprirent en chœur. Moi, je caressais les cheveux de ma voisine. À la deuxième interruption, personne ne savait plus ce que signifiait le mot.
Alors, le chef du cénacle m’expliqua :
« Nous voulons retirer à certains mots grossiers le prestige facile qu’ils ont pu acquérir sur des êtres faibles. Ces mots sont nos victimes pour un soir. Nous luttons contre la bêtise et la haine, l’hypocrisie et l’ignorance. Cela demande un esprit sain. L’individu impur répugne à prononcer certains mots. Il les garde pour lui, pour lui seul. Il en alimente secrètement son vice. Il se les répète tout bas pour en jouir. Et s’il lui arrive de les exprimer à haute voix quand il est seul, il ne le fait qu’en tremblant, avec une crainte superstitieuse. C’est pourquoi il faut profaner ces fausses idoles pour retrouver la pureté et la paix. Nous voulons nous libérer. »
Après quoi, les assistants se levèrent à tour de rôle pour lire des vers. Le jeune homme qui m’avait amené vint dire le poème suivant :
PANOPLIE
Le Grand Épervier
Sur la pierre à évier
Chante à la Nuit
Qui l’écoute sans bruit.
Bételgeuse luit,
Mais le gaz fuit.
Bételgeuse s’endort
Et il tombe mort,
Le Grand Épervier,
Sur la pierre à évier.
Je considérai mes voisins. La jolie blonde se pâmait. Moi, je réussis à quitter la pièce sans me faire remarquer, au moment où le chef du cénacle prenait la parole :
« Ma pensée est giratoire, » expliquait-il…
Comprenant tout, je dégringolai l’escalier quatre à quatre…
–––––
(Guy Breton, in Gavroche, hebdomadaire littéraire, artistique, politique et social, n° 62, jeudi 1er novembre 1945 ; Félix Vallotton, « Étude de fesses, » huile sur toile, c. 1884)