Un manuscrit étrange. – Ce que sera le monde dans cinq cents ans. – Une excursion au centre du globe. – La guerre souterraine. – Le dernier des anthropophages.

 
 

Le manuscrit que je reproduis ci-dessous m’a été envoyé prosaïquement par la poste, sans nom d’auteur, sans accompagnement de lettre explicative. Tout ce que je sais, c’est que l’expéditeur, absorbé sans doute par de plus hautes pensées, avait négligé d’en payer l’affranchissement.

Cet expéditeur est-il un fumiste, un fou ou un de ces hommes à l’imagination ardente qui semblent avoir le privilège de lire dans l’avenir ? Je l’ignore. Quoi qu’il en soit, l’œuvre m’a paru d’une originalité intéressante, ce qui m’a inspiré le désir de la communiquer aux lecteurs de Mon Dimanche.
 
 

Le monde en l’an 2401

 
 

En l’an 2401 de l’ère vulgaire (an 483 de l’ère harmonique), Starlux quitta Tombouctou pour courir le monde et découvrir du nouveau.

Découvrir du nouveau ! sans doute fallait-il une grande hardiesse pour en concevoir l’espérance. Depuis deux siècles, la race des surhommes, à laquelle désormais appartenait le globe, avait effacé jusqu’au souvenir des frontières, unifié moralement notre planète, relié les unes aux autres ses parties jadis inconnues, modifié les climats, multiplié les tunnels, les canaux, les mers artificielles telles que celle qui, s’étendant du cap Moux à Dongolah, apportait maintenant la salubrité, l’activité, la vie à des régions jadis malsaines, stériles et à peine habitées par de misérables nomades.

Depuis deux siècles, l’humanité en évolution avait multiplié les miracles. Grâce à de nouveaux engins scientifiques, elle avait découvert des formes insoupçonnées de vie à la surface des mondes planétaires, reconnu les abîmes sous-marins, et il semblait qu’il n’y eût plus sur le globe une seule place où, selon une expression courante au XXe siècle, « la main de l’homme n’eût mis le pied. »
 
 

Le nouveau Tombouctou

 
 

Cependant, Starlux ressentait l’impression qu’il découvrirait du nouveau, si invraisemblable que cela parût. Sagement, – tous les surhommes étaient sages ! – il s’abandonna à la force intuitive et partit.

Dans le ciel clair, les aéronefs volaient, tels de grands oiseaux, au-dessus des toits et des arbres. Avec ses habitations polychromes aux styles divers, ses terrasses plantées de dattiers et de palmiers nains, les minarets élancés de ses anciennes mosquées transformées en observatoires et en musées ; avec l’arrivée des radio-trains convoyant aux magasins généraux les produits de la terre et de l’industrie, enfantés par le labeur des esclaves d’acier ; avec la circulation des promeneurs et des écoliers dans les rues ombragées d’arcades, coupées de jardins et de fontaines, Tombouctou apparaissait dans sa beauté pittoresque et son activité puissante. On comprenait que pareille cité eût été appelée dès le XXIe siècle la « capitale morale » de l’Afrique.
 
 

Les temps barbares

 
 

Starlux évoqua le souvenir des temps lointains où cette partie du monde était encore le théâtre de luttes sanglantes entre ses barbares agglomérations nègres ou arabes et des envahisseurs arrivant des autres points du globe avec de terribles engins de destruction. Il songea aux anciennes populations noires, fauchées à grands coups par les conquérants ; aux interminables caravanes d’esclaves, cheminant enchaînés, le carcan au cou, sur le sable brûlant du désert, et marquant leur route d’innombrables cadavres avant d’arriver aux marchés de chair humaine.

« Quels affreux temps ! » murmura-t-il. Moralement, ces brutes étaient au-dessous du singe.
 
 

Un lieu sauvage

 
 

Il serait oiseux de suivre étape par étape le voyage de Starlux. Disons que le surhomme descendit le cours du Niger et dépassa Rabba.

Un peu au sud de cette ancienne ville arabe, alors en plein épanouissement scientifique, Starlux, toujours guidé par son intuition, traversa une merveilleuse forêt de plantes balsamiques et de fleurs géantes. Puis il arriva devant un paysage tel qu’il n’en avait jamais vu.

C’était un indescriptible enchevêtrement de lianes et d’arbustes poussant entre des rochers et se terminant par un vertigineux précipice.

L’amour du pittoresque avait porté les habitants de Rabba à respecter ce lieu d’une horreur sauvage.
 
 

L’exploration du précipice

 
 

Starlux résolut aussitôt d’explorer le précipice. La descente était périlleuse, mais un surhomme ne connaît pas la peur. Il se munit à Rabba des engins qui lui paraissaient indispensables et, seul, se mit aussitôt à l’œuvre. Il ne craignait pas de mourir de faim au cours de son exploration, ayant emporté quelques-unes de ces pastilles de houille comestible qui fournissent l’aliment connu le plus réconfortant.

Le précipice se terminait par une grotte à demi cachée sous les éboulements et les lianes. Starlux y pénétra ; son radio-réflecteur lui découvrit un gouffre souterrain. Le surhomme s’était préparé à pareille éventualité ; une corde aluminiumisée de cent soixante mètres, munie d’un crochet et d’une poulie, lui permit de descendre dans cet abîme : un véritable puits de six mètres de circonférence, dont son réflecteur lui montrait les parois à pic.

La descente fut assez longue ; enfin, Starlux toucha le sol du pied. Il abandonna aussitôt la corde et, se trouvant à l’entrée d’une galerie souterraine, la suivit sans hésitation.

Au bout de cinquante pas, il se vit brusquement arrêté par un mur.

Il éprouva un sentiment de désillusion, mais en dirigeant tout autour de lui les rayons de son réflecteur et en promenant la main sur les parois du roc, il remarqua avec joie que la pierre, en un certain endroit, s’ébranlait sous sa poussée.

Grâce à son radio-réflecteur, engin habituel des surhommes au XXVe siècle et qui, plus merveilleux que la baguette des fées, engendrait et projetait l’énergie sous toutes ses formes : lumineuse, calorifique, électrique, dynamique, etc., l’explorateur eut en une minute fait crouler un bloc masquant l’ouverture d’un boyau sombre.
 
 

Une contrée souterraine

 
 

Starlux s’engagea aussitôt dans ce boyau. Le sol déclinait par une pente sensible ; le boyau s’élargissait, devenait galerie ; celle-ci, de plus en plus, se faisait spacieuse.

Pendant près d’une heure, l’explorateur continua de descendre comme s’il dût s’engouffrer dans les entrailles de la terre. Et, soudain, ses yeux furent éblouis d’une vive lumière ; un tableau inattendu s’offrit à ses yeux.

Devant lui s’étendait un hall immense, fantastique, une sorte de paysage de féerie, et, au milieu de ce hall, un grand lac aux eaux mortes, couleur de plomb. Des roches, étrangement découpées, s’élevant à des hauteurs de 50 et 60 mètres, formaient les piliers naturels soutenant un toit où resplendissaient, reflétant leur lumière sur le lac, une demi-douzaine de soleils.

C’étaient des arcs lumineux accrochés à la voûte de pierre, et évidemment en communication par d’invisibles fils avec quelque réservoir d’énergie.
 
 

 

Tout surhomme qu’il fût, Starlux sentit battre son cœur à la pensée qu’il allait, dans ces abîmes, rencontrer des êtres intelligents, peut-être les débris de quelque race humaine disparue de la surface du globe.

Pourtant, à l’exception des soleils artificiels éclairant l’hypogée, nulle trace d’activité, de vie, n’apparaissait. Pas un bruit, pas un mouvement.

« Peut-être ceux qui ont installé ces arcs sont-ils morts depuis longtemps ? songea Starlux. Leur œuvre leur aura survécu. »

Il explora les bords du lac ; des roches semblaient avoir été creusées ou agrandies à la main comme pour loger des habitants.

« Une race de troglodytes ? se dit le voyageur. Évidemment non. Les troglodytes ne soupçonnaient pas l’éclairage électrique. »

Tout à coup, il s’arrêta devant cette inscription gravée dans le roc et à demi effacée par le temps :
 

Janvier 2043

 
 

 

Ainsi, trois siècles et demi auparavant, des êtres civilisés avaient habité ces abîmes ! Des mineurs ? Certainement non : la nature des roches, schistes et basaltes, rendaient improbable l’idée d’une exploitation. Des explorateurs surpris par quelque cataclysme géologique et empêchés de remonter à la surface du sol ? Peut-être. Mais Starlux se rappelait les grandes révoltes africaines du XXIe siècle : les populations autochtones se soulevant contre les Européens et ceux-ci, en maintes contrées, exterminés ou fugitifs. À Rabba même, des égorgements furieux n’avaient-ils pas eu lieu ?
 
 

Une trouvaille sensationnelle

 
 

À défaut de débris humains que Starlux s’étonnait de ne pas apercevoir, il rencontra, trouvaille inestimable, un manuscrit aux feuilles jaunies par le temps, sur lesquelles pouvaient encore se lire les lignes suivantes, rédigées en cette langue néo-anglaise, dominante au XXIe siècle :

« 13 janvier 2271. – Deux cent vingt-huit ans se sont écoulés depuis le jour où nos ancêtres, chassés de Rabba par la révolte furieuse des Arabes et des nègres, se sont réfugiés au nombre de cent soixante dans cet asile souterrain où une convulsion géologique les a murés.

Peut-être un jour les hommes, ayant cessé de s’exterminer et s’occupant pacifiquement de l’exploration du globe, découvriront-ils ce manuscrit, seule trace qui subsistera de nous, puisque nous ne restons plus que douze hommes et six femmes de notre groupe, manquant de toutes ressources, et que nos insaisissables ennemis, les animalisés, également réduits en nombre, sont fatalement voués à la même extinction. »

Les animalisés ! Ce mot donna à Starlux l’impression d’une série de drames effrayants déroulés dans ces profondeurs souterraines.
 
 

La guerre dans un abîme

 
 

Le manuscrit exposait comment, au début de l’exode, un ingénieur nommé Fireval avait reconnu que la partie supérieure de la grotte contenait un minerai d’urane analogue au pechblende des mines de Bohème d’où, en 1903, les époux Curie réussirent à extraire le radium. C’était la conquête d’une source inépuisable d’énergie lumineuse, électrique, calorifique et motrice : Fireval, installant ses arcs, rendit, avec la clarté, la vie et l’espoir à ses compagnons.

Ceux-ci avaient dans leur fuite emporté quelques instruments, des provisions, des graines. L’air de l’hypogée, quoique lourd, était respirable ; le lac était poissonneux ; de minces couches de terre végétale permettaient un peu de culture. Un commencement de colonisation s’ébaucha.

Mais un jour Fireval, en voulant escalader une roche pour chercher une issue possible, fit un faux pas. Il tomba d’une hauteur de 30 mètres et vint s’écraser sur le sol. Avec lui, disparut l’intelligence vigoureuse qui avait maintenu l’espoir parmi les exilés : tout ne tarda pas à péricliter.

Tandis que les plus résolus songeaient à quitter l’abîme en creusant des escaliers dans le roc, d’autres s’abandonnaient au découragement et, furieux ou hébétés, se tournaient contre leurs compagnons. L’insuffisance des vivres fit éclater, d’abord en disputes acharnées, bientôt en rixes sanglantes, toutes les passions brutales jusqu’alors contenues. Une scission se fit : une vingtaine de réfugiés, qui s’étaient rendus intolérables aux autres en cherchant à les dominer, disparurent, emmenant une demi-douzaine de femmes, dans des gouffres et crevasses.

Et ainsi, deux camps s’étant formés, une guerre furieuse s’alluma dans ces abîmes. Les insociables revenaient, de temps à autre, se jeter sur les habitants d’Hypogépolis (ainsi Fireval avait-il baptisé la crypte). Ils pillaient, tuaient et, retournant vers la sauvagerie ancestrale, étaient devenus anthropophages.

Les habitants d’Hypogépolis incinéraient leurs cadavres ; les insociables s’emparaient de tout ce qu’ils pouvaient rencontrer et mangeaient leurs morts. Pour cette double raison, Starlux n’avait rencontré d’autre trace du séjour de l’homme que les arcs lumineux et le manuscrit.
 
 

Le sous-homme

 
 

L’explorateur avait à peine fini de lire lorsqu’un cri terrible éclata, se répercutant sous les voûtes de la crypte. Cri impossible à rendre, commencé sur une note aiguë et qui, continué en rugissement, roulait comme un tonnerre !

Starlux, levant les veux, aperçut à moins de cinquante pas devant lui, ramassé dans une anfractuosité du roc, un être indéfinissable.

Cet être, comme mû par un ressort, bondit d’un bond fantastique qui le porta à vingt mètres du voyageur, et celui-ci put se demander s’il avait devant lui un homme ou une bête.
 
 

 

Entièrement nu, la peau brune et velue, le survenant était enveloppé d’une crinière noire, épaisse, emmêlée, qui de la tête lui tombait jusqu’aux cuisses. Il s’avançait sur deux pieds, étendant vers Starlux dans un geste menaçant ses deux membres antérieurs terminés par une véritable main armée de griffes. La tête était celle d’un homme, autant que permettait d’en juger l’abondance du poil qui, du front au menton, lui couvrait la face ; mais, dans son œil injecté, roulait, fauve et inquiète, la prunelle d’un animal inconscient.

Et, comble de l’horreur, cet hybride qui n’était plus un homme et qui, cependant, conservant encore certains vestiges de l’humanité, n’eût pu être classé dans aucune espèce zoologique existante, au milieu de grondements inarticulés et de cris furieux, prononça ce mot en véritable langue humaine : « Manger… manger… manger… »
 
 

La pitié qui tue

 
 

Dans un geste mortel, qui était surtout fait de pitié, Starlux étendit vers l’anthropophage son radio-réflecteur : il poussa du doigt un commutateur. Et aux pieds du surhomme vint s’abattre, foudroyé, le dernier habitant d’Hypogépolis, le dernier de ces « insociables » rendus par la misère à la sauvagerie et à l’animalité.
 
 

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(Charles Malato, in Mon Dimanche, revue populaire illustrée, quatrième année, n° 110, 8 janvier 1905)