« Entrez, me dit le docteur Ferrier ; l’inventeur vous recevra bien. »

J’entrai.

L’inventeur vint vers nous en souriant.

« Monsieur Considérant, je vous amène un ami. »

Et le docteur Ferrier me désigna.

« Un ami, répéta l’inventeur.

– Je lui ai touché deux mots de votre découverte. Il désirerait la connaître mieux. Vous seul pouvez le faire, n’est-ce pas ?

– Oui, moi seul.

– Monsieur est journaliste.

– Ah ! journaliste. »

Il dit ces deux mots lentement, baissa la tête, songea quelques instants, puis, soudain :

« Soit. Asseyez-vous, messieurs. Je vais vous donner des éclaircissements sur ce que je considère comme la plus belle invention des temps modernes ; oui, je ne crains pas de le dire, la plus belle invention des temps modernes ! Je suis un bienfaiteur de l’humanité ; j’ai rendu la guerre impossible. Désormais, plus de heurts sanglants, plus de carnages, plus de boucheries. Le sang a cessé de couler. Le sol de France ne se teindra plus d’écarlate et les blés généreux n’enseveliront pas les corps navrés des soldats morts. Je suis le plus grand bienfaiteur de l’humanité. »

Il s’était levé, très pâle, des gouttes de sueur au front. Ses yeux flambaient. Il se calma pourtant, s’assit de nouveau et continua :

« Je suis chimiste, messieurs. J’ai passé vingt ans de ma vie à étudier la pyrotechnie. J’ai découvert des poudres de toutes les couleurs : bleues, vertes, rouges. Toutes avaient des propriétés curieuses. Les balles fabriquées avec la première partaient sans bruit, sans fumée, avaient une formidable puissance de projection ; avec la seconde, rendaient fous ceux qu’elles atteignaient ; avec la troisième, empoisonnaient leurs corps.

Mais ces poudres, je les ai rejetées, car elles portaient en elles le germe de mort.

Ah ! le beau rêve des pacifistes : l’âge d’or, les frontières effacées, les intérêts unis, les peuples rapprochés, la fraternité dans tous les cœurs et l’amour dans tous les yeux. Chimères ! n’est-ce pas, messieurs ?

Eh bien, moi, pourtant, j’ai vaincu la guerre, mais j’ai vaincu la guerre par la guerre.

Écoutez… »

Il se pencha vers nous et continua d’une voix plus basse :

« … J’ai découvert une poudre qui a d’étranges propriétés. Vous saurez lesquelles tout à l’heure. On charge avec cette poudre des obus ; oui, des obus. »

Il s’arrêta brusquement et, le bras soudain tendu :

« Une armée ennemie s’avance dans le lointain. On distingue déjà la ligne sombre de ses bataillons. Les fantassins s’emparent des petits bois, se terrent dans les fossés, crénellent des murs, élèvent des haies, envahissent les champs et rampent comme des larves dans les sillons.

Vous, sur un mamelon, la lorgnette en main, observez l’approche.

Votre artillerie est là, prête. Ah ! ah ! l’amusant jeu de boules. Faire tomber là-bas, par rangs, comme des quilles, les petits bonshommes qu’on aperçoit. Non, il y a mieux !

Vous chargez les canons. Non pas avec ces obus perfectionnés, merveilles d’horlogerie, qui projettent la mort dans un vaste rayon, mais avec des obus chargés de ma poudre.

Feu !

Au milieu des ennemis, les obus sont tombés. Ils éclatent avec un bruit d’enfer fait de toutes les clameurs des foules, des forges, des ouragans et de la mer exaspérée. Les soldats, sourds, sentent la peur, la peur hideuse et lâche glisser sur leur dos son manteau de frissons. Soudain, un gaz s’épand. L’armée disparaît dans un brouillard opaque.

Alors, des soldats abandonnent leurs sacs d’un coup d’épaules, arrachent leurs cartouchières, jettent leurs fusils. Des officiers brisent leurs épées. Les soldats refusent d’avancer et les officiers eux-mêmes restent insensibles à la menace de leurs généraux. Chacun songe à sauver sa peau et la débandade est complète.

Bientôt, le champ de bataille est vide. Vide de combattants et de morts. Seul, le généralissime qui ne peut désobéir à personne, prostré sur son grand cheval noir, arrache d’impuissance ses derniers cheveux blancs.

La victoire est à nous !

Mes obus sont chargés d’une poudre qui répand en déflagrant un gaz démoralisateur, semant la révolte.

J’ai créé les obus à l’indiscipline.

Désormais, nous n’entendrons plus, les soirs de carnage, monter vers le ciel la plainte tragique des soldats à l’agonie, et les mères n’attendront plus vainement « le petit » tombé là-bas, sous la mitraille, quelque part, on ne sait où… »
 

*

 

Nous prîmes congé de l’inventeur parce que deux hommes venaient d’entrer ; à peine dans le couloir, nous entendîmes des cris.

« Au secours ! monsieur Ferrier, au secours ! »

Je m’arrêtai brusquement.

« Entendez-vous la voix de l’inventeur ?

– Ne vous effrayez point, me dit en souriant le docteur Ferrier ; ce sont les infirmiers qui se saisissent de lui pour le mener à la douche. »
 
 

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(Alfred Machard, « Les Contes du Soleil, » in Le Soleil, trente-septième année, n° 51, dimanche 20 février 1910 ; Otto Dix, « Sturmtruppe geht unter Gas vor » [Assaut sous les gaz], aquatinte, 1924)