I
Le roman policier n’est pas la seule forme de littérature qui doive son origine à Edgar Poe. Il a aussi créé le roman scientifique, par une méthode analogue à celle qui lui a permis de renouveler les autres genres en prose. De même qu’il avait exclu du conte fantastique tout élément qui ne fût point emprunté à la psychopathologue, de même qu’il avait renouvelé le roman judiciaire en y introduisant les mathématiques, de même il a créé le roman scientifique en faisant intervenir la physique dans le roman de voyages.
Il ne semble point que ce soit du côté des voyages fantaisistes ou poétiques qu’il faille chercher les origines du genre nouveau. Ni Cyrano de Bergerac dans ses ascensions vers la lune, ni Voltaire dans le voyage interstellaire de Micromégas, ni Lamartine en décrivant le char volant dans la Chute d’un ange n’ont prétendu se soumettre à la réalité objective, comme le fait le savant moderne. Au contraire, dans le roman de voyages inventé par Daniel de Foe, le fait est tout, et l’auteur vise d’abord à nous faire croire à la vérité des aventures qu’il raconte. Pour moderniser le genre, il suffisait d’y introduire la science positive et les merveilles de l’industrie. Ce fut le rôle d’Edgar Poe dans l’Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall et surtout dans le Canard au Ballon.
Il suffira de comparer un instant ces deux contes avec Robinson Crusoé pour voir d’une part quelles sont leurs affinités profondes avec ce livre fameux, et d’autre part quelle innovation Edgar Poe apportait. Le grand procédé de Daniel de Foe, celui qui contribue le plus à la vérité de son art, c’est de donner avec précision des détails parfaitement oiseux. Il note dans son journal que le 24 décembre la pluie a tombé ; que le 27, il a tué une chèvre et blessé une autre. On le croit, justement parce que ce détail ne sert à rien dans la suite du récit. Un mensonge trop artificieux ne dupe personne : on y sent l’intervention, la personnalité du menteur. Pour se faire croire, il importe d’imiter à la fois le désordre et la précision de la vie. Quand Robinson nous dit qu’il a trouvé, à bord du navire naufragé, trois fromages de Hollande et cinq quartiers de chèvre séchée, il faut bien le croire ; si ce n’était pas vrai, pourquoi nous dirait-il trois et cinq plutôt que quatre ou six ?
Le Canard au Ballon est construit selon les mêmes principes de vraisemblance et le même souci de crédibilité. Il obtint d’ailleurs un succès plus net encore. Certes, bien des gens ont cru à l’existence de Robinson Crusoé ; mais toute la ville de New-York fut, pendant quelques heures, la dupe d’Edgar Poe, et pensa que l’Atlantique avait été franchi en ballon. Les détails, en effet, ne manquaient point. On donnait l’inévitable journal de bord, rédigé de la main de deux aéronautes différents ; les moindres variations du temps, l’horaire et les différentes étapes de la route étaient soigneusement indiqués.
L’originalité d’Edgar Poe consistait à décrire scientifiquement le ballon, ce que personne avant lui, semble-t-il, n’avait jamais fait en littérature. Il indique soigneusement quels étaient le type et les dimensions de l’appareil de propulsion : « La vis consiste en un axe formé d’un tube de cuivre creux, long de six pouces, à travers lequel, sur une spirale inclinée à un angle de quinze degrés, passe une série de rayons de fils d’acier, longs de deux pieds et dépassant d’un pied de chaque côté. »
L’industrie et ses merveilles étaient dès lors entrées dans la littérature. Edgar Poe ne les avait utilisés que dans un conte bref comme le Canard au Ballon, ou humoristique comme l’Aventure de Hans Pfaall. Il suffisait de placer cette nouveauté dans le cadre du roman d’aventures à la de Foe : ce fut l’œuvre de Jules Verne.
II
Quand on suit l’évolution de Jules Verne à ses débuts, on s’aperçoit nettement qu’il s’est, peu à peu, dégagé du conte fantastique.
L’un de ses premiers contes, Maître Zacharius, rappelle tout à fait Hoffmann, ou le Balzac de Maître Cornélius et de la Recherche de l’Absolu. Le héros est un vieil horloger bizarre que son habileté a rendu fou d’orgueil : « Je ne puis pas mourir, car, puisque j’ai réglé le temps, le temps finirait avec moi. » Après avoir torturé les siens, le malheureux ne tarde pas à succomber : il a eu tort de vouloir se mesurer avec Dieu.
Dans ce conte à prétentions philosophiques, passe une vision qui rappelle l’Ange du Bizarre. Le personnage d’Edgar Poe avait pour corps une pipe de vin, et pour membres des bouteilles. Celui de Jules Verne a pour visage un cadran dont le balancier bat sur sa poitrine : on reconnaît bien là ce fantastique de la machine dont Poe avait donné un exemple dans le Puits et le Pendule.
Dans une autre histoire qui paraît légèrement postérieure à Maître Zacharius, Jules Verne se rapprochait davantage du maître américain. Comme Poe dans le Canard au Ballon ou dans Hans Pfaall, il utilise l’aérostation. Un homme prêt à partir dans un ballon sphérique est tout à coup rejoint dans la nacelle par un fou qui coupe les amarres. Le fou veut monter très haut, afin de mourir de manière sublime : « Plus nous irons haut, plus la mort sera glorieuse. » Il est d’ailleurs, en ce qui le concerne, servi à souhait. Le personnage de ce Drame dans les airs rappelle certes par sa folle ambition le héros de Balzac qui cherchait l’absolu ; mais c’est bien un fou raisonnant et lucide à la manière de Poe, un fou épris de logique et de science que sa manie entraîne droit devant lui, jusqu’à l’absurde.
C’est en reprenant le même thème que Jules Verne rencontre le succès qui devait lui révéler sa vocation ; mais dans Cinq semaines en ballon, il écarta le fou, c’est-à-dire le dernier élément fantastique. De Foe avait conté la traversée du continent africain par le Capitaine Singleton ; Edgar Poe avait narré celle de l’Atlantique par un ballon ; Jules Verne, combinant les deux inventions, fit survoler l’Afrique inconnue à son héros. Dans les trois cas, c’est le même ton tranquille, la même abondance de détails oiseux et précis. Avec Edgar Poe comme avec Jules Verne, tout est, en outre, calculé avec une rigueur scientifique : le poids des aéronautes et de la nacelle, le volume de l’enveloppe et la force ascensionnelle qui en résulte.
L’affinité avec les sujets traités par Poe était telle qu’un traducteur songea à profiter de la vogue de Jules Verne et publia à Limoges, en 1879, l’Aventure de Hans Pfaall sous le titre Dix-neuf jours en ballon. En revanche, Jules Verne prit l’épithète que Baudelaire avait affichée sur sa traduction des contes de Poe, et il donna pour titre général à son œuvre : Voyages extraordinaires.
En suivant l’évolution personnelle de Jules Verne, on s’aperçoit donc que, du conte fantastique, il a rejeté tout élément merveilleux, toute notion de psychologie morbide pour s’attacher au contraire à l’appareil de science positive qu’Edgar Poe y avait introduit. On arrive à la même conclusion en comparant l’imitation et la suite que Jules Verne nous a donnée des Aventures d’Arthur Gordon Pym sous le titre : le Sphinx des Glaces.
Le narrateur de Jules Verne reprend le seul personnage que Poe ait laissé vivant : le métis Dirck Peters. Pour les autres, il présente leur cadavre ou il les sauve miraculeusement ou il leur donne un frère. Il fait suivre à son navire exactement le chemin de Pym. Le « Halbrane » aborde à l’île Bennet et retrouve une épave de la « Jane. »
Mais, arrivé à l’île Tsalal, Jules Verne se détache franchement de son modèle. Poe avait décrit une île étrange avec sa marne noire et ses ruisseaux chatoyants ; quant aux indigènes, ils étaient plus bizarres encore à cause de leur teint de jais et de leur terreur respectueuse devant tout objet blanc. Cet aspect fantastique du paysage que Villiers a imité dans Claire Lenoir, Jules Verne ne peut prendre sur lui de l’endosser. En arrivant dans l’île Tsalal, ses voyageurs ne trouvent rien d’extraordinaire : un tremblement de terre a détruit tout ce qu’avait vu Pym.
De même, quand son navire approche du pôle, le narrateur de Jules Verne se trouve en présence du grand rideau de brume signalé par Pym ; mais il ne voit ni les panaches de raies lumineuses, ni le surnaturel flamboiement des sommets ; et, à court d’explication, il conclut que l’esprit de Pym a dû être troublé par des hallucinations. Jules Verne remplace le merveilleux de Poe par une tempête pseudo-scientifique de neige électrique : en touchant les doigts ou les bérets des marins, les flocons dégagent des aigrettes lumineuses.
Mais c’est au dénouement surtout qu’apparaît la différence entre Edgar Poe et Jules Verne. Pym entrevoyait une immense figure humaine toute blanche qui restait mystérieuse ; l’auteur ne fournissait aucune explication. Jules Verne n’a point manqué d’en trouver une pleine d’ingéniosité. Ce que Pym voyait, selon lui, c’était une montagne ayant la forme générale d’un sphinx ; et s’il se trouvait invinciblement attiré, c’est qu’il se trouvait au pôle magnétique de la Terre : la montagne était aimantée.
On a ici la clé de toute comparaison entre Jules Verne et Edgar Poe. La grande figure entrevue par celui-ci, elle symbolisait peut-être l’attrait du mystère et de l’inconnu ; chez Jules Verne, elle n’est plus qu’une masse de minerai de fer. Toute la poésie, toute la fantaisie, tout le fantastique de Poe, Jules Verne s’en est débarrassé pour insister sur le côté sensé et positif de l’aventure.
Son œuvre est ainsi sortie de celle de Poe, dont il a repris la plupart des thèmes. Rendons-lui justice : il sait, mieux que Poe, les utiliser – pour des fins romanesques. Il répète avec faiblesse la description du Mælström, mais il la place au dénouement de Vingt mille lieues sous les mers, pour détruire le sous-marin. On se souvient du coup de théâtre qui termine le Tour du monde en 80 jours. Philéas Fogg est désespéré d’avoir perdu son pari à quelques heures près, quand tout à coup il s’aperçoit qu’il est revenu un jour plus tôt qu’il ne croyait : en voyageant vers l’Est, il avait gagné quatre minutes par jour. L’idée est prise dans un conte de Poe : Trois dimanches en une semaine. Deux navigateurs s’en vont faire le tour du monde en sens inverse ; quand ils reviennent, ils se croient l’un d’un jour en avance, l’autre d’un jour en retard sur la date véritable. Mais Edgar Poe ne prend pas sa découverte scientifique au sérieux : il a écrit, sur ce sujet, un conte bouffon qui n’est point parmi ses meilleurs.
Romanesque et positif à la fois, tel apparaît Jules Verne auprès de Poe. Exceptionnellement, dans le Château des Carpathes, c’est la manière mystique de son maître qu’il ramène à des explications sentimentales et raisonnables. Un grand seigneur habite un de ces vieux burgs comme les aimait Poe ; il y reçoit la visite de celle qu’il a aimée, il la contemple, il entend sa voix. Mais, ô amants de Ligeia et Morella, ce n’est pas un fantôme qui le hante ; pour se fournir l’illusion, il écoute un photographe et regarde un tableau savamment éclairé : le cinéma n’existait point encore.
Exceptionnellement aussi, Verne garde la fantaisie dans la science. Avec le Diable dans le Beffroi, Poe nous avait décrit la perturbation apportée par le diable qui, tout à coup, accélère la marche de l’aiguille sur le cadran municipal d’un bourg hollandais. Jules Verne reprend la même idée dans le Docteur Ox ; grâce à une de ces expériences scientifiques qui intéressaient Poe, il précipite la marche du sang dans les artères des paisibles Hollandais. Dès lors, ceux-ci s’affolent, se prennent de querelle entre eux et veulent aller porter la guerre chez leurs voisins. Son procédé, le docteur Ox en a trouvé l’idée dans Eiros et Charmion : là, Poe avait décrit ce qui arriverait si l’atmosphère terrestre ne contenait plus que de l’oxygène ; le docteur Ox s’est contenté de l’en saturer.
Mais le plus souvent, Jules Verne ne conserve ni humour ni mysticisme dans son romanesque de la science positive. Poe avait raconté, dans l’Aventure de Hans Pfaall, un voyage dans la Lune. Il avait muni son ballon de tous les appareils scientifiques nécessaires et il avait fidèlement transcrit le journal de bord de son héros ; mais, en même temps, le ton général humoristique montrait bien qu’il n’était pas dupe de sa propre invention ; et il ne négligeait pas, en cours de route, les visions poétiques. Avec Jules Verne, le ton est sérieux. Il veut entraîner le bon sens du lecteur, et non point seulement son imagination, de la Terre à la Lune.
Il restait en outre à Jules Verne à explorer tout ce qui était encore à la portée de l’homme. Poe l’avait guidé dans les airs et vers la lune ; il alla tout seul au centre de la terre et sous les mers. Son Voyage au Centre de la Terre débute par la lecture d’un cryptographe, comme le Scarabée d’Or et se termine par la vision d’un géant, comme le voyage de Pym ; mais la vision, bien entendu, reçoit une explication plus ou moins satisfaisante : le géant est un survivant de l’époque du mammouth, ou de celle du mastodonte.
Même dans les profondeurs des mers, où Poe n’était pas allé, Jules Verne se souvient heureusement de lui. Il décrit les merveilles sous-marines, le royaume du corail aux fantasques arborescences, ou telle illumination soudaine des profondeurs de la mer :
« Le Nautilus flottait au milieu d’une couche phosphorescente qui, dans cette obscurité, devenait éblouissante. Elle était produite par des milliers d’animalcules lumineux dont l’étincellement s’accroissait en glissant sur la coque métallique de l’appareil… C’était une agglomération infinie d’illusoires pélagiens, de noctiluques militaires, véritables globules de gelée diaphane, pourvus d’un tentacule filiforme, et dont on a compté jusqu’à vingt-cinq mille dans trente centimètres cubes d’eau. »
Poe lui avait fourni des exemples de semblables descriptions dans la Mille et deuxième nuit ; il avait dépeint la forêt pétrifiée du Texas, la phosphorescence des fungi et les appendices étranges des myrmeleons ou fourmis-lions ; mais il avait enveloppé le tout d’une atmosphère d’humour et de fantastique que Jules Verne, une fois de plus, a écartée.
En somme, Jules Verne, de l’œuvre d’Edgar Poe, a extrait un seul élément : l’emploi de la science positive. Il l’a développé de manière à ne jamais choquer le bon sens par le mysticisme ou l’humour. Il l’a replacé dans l’atmosphère de voyage extraordinaire, et pourtant vraisemblable, chère à de Foe. Il a, en outre, introduit un élément romanesque dont les deux auteurs anglo-saxons ne s’étaient jamais souciés.
Pourtant, il n’a pas totalement échappé au merveilleux, car la science positive découvre les merveilles de la nature ; et si, dans sa description de l’étrange beauté du monde, il n’a jamais approché de la vigueur d’Une Descente dans le Mælström, ce n’en est pas moins le côté qui rachète les insuffisances de son œuvre.
III
C’est aussi celui qui lui a valu ses meilleurs disciples, ou plutôt ses meilleurs successeurs, car il a été facilement dépassé.
Il avait exclu de son œuvre tout élément échappant à l’expérience courante ; il avait écrit des voyages extraordinaires, mais non point fantastiques. C’est à J.-H. Rosny aîné, que revient l’honneur d’avoir, avant Wells, introduit le merveilleux dans le roman scientifique.
Nous disons le merveilleux, et non point le fantastique. L’étrangeté chez Rosny est en effet toujours dans les choses observées, jamais dans l’âme même de l’observateur, qui reste un homme normal. Le fantastique tient étroitement à l’homme dont il utilise les expériences extrêmes, alors que le merveilleux les dépasse ou les dédaigne. Or, Rosny a excellemment montré, dans la préface de la Mort de la Terre, l’élément nouveau qu’il avait apporté :
« J’imagine volontiers des créatures minérales, comme dans les Xipéhuz, ou faites d’une autre matière que notre matière, ou encore vivant dans un monde régi par d’autres énergies que le nôtre ; les Ferromagnétaux, qui apparaissent épisodiquement dans la Mort de la Terre, appartiennent à l’une de ces trois catégories. »
Les Xipéhuz, en effet, ont des formes géométriques comme les cristaux du règne minéral ; ils possèdent à leur base un point incandescent qui leur permet d’incendier, d’incinérer les êtres vivants. Quant aux Ferromagnétaux, ils sont entièrement composés de fer ; leur corps forme un ensemble plastique qui ne contient aucun liquide et dont l’instabilité magnétique est constante.
Ces créatures vivent d’ailleurs dans notre univers, et elles sont soumises aux mêmes lois que lui. Toutes les propriétés du fer, les Ferromagnétaux les possèdent ; si les Xipéhuz peuvent concentrer la lumière, c’est que leur corps a la transparence et la forme géométrique d’une lentille.
Or, de cette création ayant un aspect différent de la nôtre, mais obéissant aux mêmes lois, Poe a donné l’exemple à la fin des Aventures de Pym. Certes, il n’avait point imaginé d’êtres nouveaux, mais il avait créé des substances physiques nouvelles : il ne restait plus qu’à leur donner la vie. L’exemple le plus net d’une matière inconnue, on le trouvera dans l’eau des ruisseaux qui arrose l’étrange pays de Klock-Klock :
« Nous remarquions que toute la masse de liquide était faite d’un certain nombre de veines distinctes, chacune d’une couleur particulière ; que ces veines ne se mêlaient pas ; et que leur cohésion était parfaite relativement aux molécules dont elles étaient formées, et imparfaite relativement aux veines voisines. En faisant passer la pointe d’un couteau à travers les tranches, l’eau se refermait subitement derrière la pointe… Mais si la lame intersectait soigneusement deux veines, une séparation parfaite s’opérait, que la puissance de cohésion ne rectifiait pas immédiatement. »
Faut-il montrer que cette eau, malgré son étrangeté apparente, obéit bien aux lois de notre monde ? L’œil n’a point trompé les matelots en leur révélant qu’elle était faite de couches distinctes : l’expérience du couteau le leur confirme. En somme, cette eau rappelle, malgré sa consistance liquide, les propriétés du bois : pris perpendiculairement aux couches dont il se compose, il résiste au couteau ; il s’ouvre au contraire facilement si l’on a soin d’introduire la lame dans le sens du fil, entre deux couches ligneuses.
Il y a ici, certainement, l’embryon de l’idée que Rosny a portée à la perfection en imaginant, par exemple, les Ferromagnétaux. Quelquefois, par une méthode contraire, au lieu de créer un monde différent du nôtre, mais construit sur le même plan, Rosny bouleverse notre monde en changeant les lois naturelles. Certes, le ressort psychologique de l’œuvre scientifique, le ressort sentimental reste le même que dans un grand nombre de contes de Poe : la terreur devant le mystère. Dans la Mort de la Terre, Rosny décrit l’effroi des derniers hommes devant la fin prochaine de la planète ; et il traite le sujet d’Eiros et Charmion : la destruction de la Terre par le feu.
Mais la différence qui sépare Rosny de Poe apparaît assez nettement si l’on examine Cataclysme, où l’anéantissement du monde où nous vivons est de nouveau envisagé. Les habitants d’un village s’aperçoivent qu’il se produit autour d’eux des phénomènes effrayants. La nuit, il tombe de véritables averses stellaires ; constamment, des voix mystérieuses semblent résonner dans les airs ; l’atmosphère aussi a subi une transformation subtile ; et surtout, les lois de la pesanteur ne semblent plus respectées. Le pays est détruit sans que soit percé le mystère : il dépasse l’intelligence des hommes.
On retrouve le même principe dans la Force mystérieuse : les lois naturelles sont bouleversées. La lumière n’a plus ses propriétés habituelles ; le spectre solaire est transformé, corrompu, semble-t-il. L’homme, encore une fois, doit renoncer à comprendre :
« Le problème est celui-ci : étant donné une lumière, supposons qu’elle se dédouble sans faire intervenir la réfraction ou la réflexion, sans recourir à une polarisation… Nous sommes en pleine aberration. »
Chez Poe, il n’en est pas de même. Avec lui, les lois naturelles sont immuables. L’homme comprend le monde physique et réussit à triompher de lui en utilisant les principes qu’il connaît. Le meilleur exemple en est évidemment la Descente au Mælström. Le héros échappe à la mort en se servant d’une observation d’Archimède : un cylindre, tournant dans un tourbillon, présente plus de résistance à la succion et est attiré avec plus de difficulté qu’un corps d’une autre forme quelconque et d’un volume égal.
Bref, il y a, entre Poe et Rosny, la différence de deux époques : l’une où la raison humaine, grisée par ses premières découvertes, croit que le monde va lui livrer ses secrets ; l’autre où la science, s’apercevant qu’elle n’a fait que reculer à peine les limites de l’inconnaissable, doit confesser que le mystère du monde est impénétrable et que l’homme est le jouet de forces inconnues que ni ses sens, ni son intelligence ne peuvent saisir.
En présentant, à la fin des Aventures de Pym, un monde différent du nôtre, mais obéissant aux mêmes lois, Poe a donné à Rosny l’idée de créer des mondes merveilleux. Mais Rosny a poussé plus loin que son maître : il a montré que les lois naturelles ne sont peut-être pas immuables, il a instauré le mystère et la terreur au sein même de notre monde physique.
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(Léon Lemonnier, in La Grande Revue, trente-quatrième année, n° 8, 1er aout 1930 ; cet article a été repris en volume dans Edgar Poe et les conteurs français, Paris : Aubier, Éditions Montaigne, 1947)