LES HOMMES À SOIE
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Nous empruntons la curieuse notice qui suit à un journal de l’Inde anglaise, auquel nous en laissons toute la responsabilité :
« Le docteur Williams Burnes, de Calcutta, vient de faire, dit-on, une découverte qui intéresse au plus haut point la science. On nous raconte qu’après trois mois d’explorations sur les bords du Gange, où il était allé collectionner des plantes grasses inconnues sous nos latitudes, le docteur Burnes découvrit un jour une espèce de racine dite sericum, assez semblable à la racine de patience et croissant en grande quantité dans les creux des rochers.
Arrivé à son hôtel, le docteur, voulant connaître la propriété du végétal, le fit bouillir dans une marmite de fer et le donna ensuite en pâture à trois lévriers d’Écosse.
À peine ces chiens eurent-ils terminé leur repas, qu’ils se prirent à hurler, puis à tournoyer sur eux-mêmes comme s’ils eussent été pris de convulsions, puis enfin finirent par s’endormir. Le docteur Burnes, qui les croyait morts empoisonnés, sortit du laboratoire où il avait fait l’expérience, donnant l’ordre à ses domestiques indous d’enterrer les trois cadavres dans le jardin.
Le lendemain matin, les domestiques, en allant exécuter cet ordre, virent les trois lévriers d’Écosse sur leurs pattes, et exprimant par leur bouche et leur nez une espèce de salive filandreuse qui avait tout à fait la nature du fil de soie lorsqu’il sort, par des moyens mécaniques, de l’enveloppe du cocon. Un domestique ayant mis son doigt sur la salive, attira à lui un filament qui n’avait pas moins de quarante-cinq pieds anglais de long.
Le docteur, étant arrivé sur ces entrefaites, continua l’expérience sur les trois lévriers, et obtint près de deux kilos d’excellente soie unie, luisante et sans défaut aucun, et qu’on ne pouvait casser qu’à l’aide d’un certain effort.
Fier de cette expérience, le docteur William Burnes la continua avec un plus grand succès sur deux de ses domestiques ; un mois après, il faisait afficher dans Calcutta cette affiche que nous copions textuellement :
« Notice is given to the Parias of this town and its suburbs that Dr Burnes, her Britanic majesty’s subject, is wanting of two hundred men for the whole year ; they will receive from him every day for wages one pound of rice and four kauris. »
« Les parias de la ville et hors ville sont prévenus que le docteur William Burnes, sujet de Sa Majesté britannique, a besoin de deux cents d’entre eux pour toute l’année ; ils recevront comme salaire une livre de riz et quatre kauris par jour. »
(Les kauris sont des petites coquilles dont on se sert dans le bas-peuple indou comme de monnaie de billon.)
Le lendemain de cette annonce en plein vent, cinq ou six mille parias de Calcutta et des environs assiégeaient en guenilles les portes du docteur Burnes, qui commença par faire caresser avec un bambou les épaules des plus importuns.
Après avoir choisi deux cents indigènes des plus robustes, le docteur les fit parquer à la peltah, quartier des Indous, dans un local clos et couvert de planches, les organisa en deux sections de cent hommes chacune appelées Gatheners of Roots, les chercheurs de racines, et digesting men, les digestionneurs. Ces deux sections étaient sous les ordres de dix Indous brigadiers, commandés à leur tour par un sergent anglais d’origine qui tenait la comptabilité générale de la section.
Les chercheurs de racines, après huit jours de halte sur les bords du Gange, avaient déjà trouvé plus de 800 livres de racine de sericum ; deux mois après, ayant la provision de plus d’une année, ils revinrent à Calcutta.
La grande distribution de la racine du sericum ayant eu lieu, quelques parias firent des difficultés qui furent aplanies par deux verres de genièvre, l’un distribué le matin, l’autre le soir.
La difficulté était d’opérer l’extraction de la salive : le docteur William Burnes imagina de placer deux parias l’un en face de l’autre, qui, après avoir placé chacun leur index sur la langue de l’autre, allaient à reculons comme les cordiers. Lorsqu’ils étaient arrivés à une distance de quarante ou quarante-cinq pieds, ils pelotaient leur soie et recommençaient leur exercice jusqu’à ce que la salivation produite par la racine de sericum n’existât plus.
Le premier jour, les deux cents parias encore inexpérimentés ne produisirent que cent cinquante livres de soies brutes, le second jour, deux cents cinquante, le troisième et les suivants de trois cent cinquante livres à quatre cents. Le bénéfice réalisé par le docteur était de près de 2,000 et 3,000 fr. par jour.
Ce bénéfice sur deux cents individus seulement ne paraîtra pas exagéré lorsqu’on saura que la soie provenant du sericum n’a pas à craindre, comme la soie du cocon, la brûlure, la jumie, le vitrage, les bouchons et le mariage, inconvénients qui donnent à la soie une mauvaise qualité et lui causent des déchets.
Pour les trames et les organsins, le docteur Burnes a employé notre système et il a parfaitement réussi. Pour les trames, les fils de deux bobines sont transmis et dévidés ensemble sur une autre bobine. La troisième est ensuite placée sur un fuseau et le tors s’opère. Pour les organsins, le docteur Burnes fait, comme en France, quatre opérations : la soie est d’abord tirée de l’écheveau pour aller sur ces bobines ; ces bobines passent immédiatement à un moulin qui imprime le tors le plus fort possible à chaque fil séparé. Le procédé pour tendre la soie des parias est le même que le nôtre.
La soie produite par les effets de la racine du sericum a le luisant et l’apprêt des étoffes de verre que nous avons vu dans nos expositions françaises. Cette soie aura une supériorité incontestable dans la fabrication des étoffes unies.
En ce moment, le docteur Williams Burnes fait bâtir, avec privilège de la compagnie des Indes, une grande fabrique de soie qui ne contiendra pas moins de deux mille parias. Comme quelques-uns se livraient à la fraude dans la campagne qui vient d’être faite, une surveillance des plus actives va être exercée. Les parias qui vont explorer les rives du Gange sont cette fois au nombre de cinq cents. Des essais de culture de la racine de sericum vont être faits au jardin botanique de Calcutta ; si ces essais réussissent, de pareils essais seront tentés en Europe.
On avait déjà découvert en Orient une soie végétale qui n’était autre qu’un duvet entourant les semences de l’asclepias de Syrie. Mais les étoffes faites avec ce duvet n’avaient pas de solidité et se brisaient facilement aux rayons d’un soleil de 50 degrés.
[Un navire arrivé il y a quelque temps au Havre, a apporté un paquet de racine de sericum, qui va être soumis à l’examen de l’Académie des Sciences. Cette racine, qui a un peu le goût du réglisse, a une saveur qui n’est pas désagréable ; la digestion en est facile. Elle porte d’abord à une animation fébrile, puis au sommeil. Si cette racine réussissait en Europe, il y aurait une grande révolution dans le commerce des soies, et le coton, dont l’apparition a eu lieu en France en 1440, sous Charles VIII, aurait dans la racine du docteur William Burnes un rival bien redoutable, car non seulement on pourrait en nourrir les hommes, mais encore les animaux.
Des membres de l’Académie se sont déjà livrés à des calculs sur la matière. Par exemple, un cheval, indépendamment des autres services qu’il pourrait rendre, aurait la faculté de produire deux ou trois livres de soie par jour ; un bœuf également ; un mouton, un chien, une livre ; un enfant, une demi-livre. Chaque famille pourrait, de cette manière, faire sa provision et n’avoir à payer qu’une main-d’œuvre pour la confection des robes, des tentures, des habits, etc., etc.
La racine de sericum viendra-t-elle maintenant sous nos latitudes ? That is the question!]
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(Anonyme, « Nouvelles diverses, » in Le Pays, quatrième année, n° 219, vendredi 6 août 1852 ; « Faits divers de Paris et des départements, » in Mémorial bordelais, journal politique, littéraire, commercial et maritime, d’annonces judiciaires et d’avis divers, n° 14468, lundi 9 août 1852 ; « Variétés : Si non è vero, è bene trovato, » in Gazette du Midi, journal du soir, n° 6037, dimanche 15 août 1852 ; « Faits divers : Transformation de l’homme en ver à soie, » in L’Industrie, journal du commerce et du travail dans le département de la Loire, huitième année, n° 192, dimanche 15 août 1852 ; « Le Ver à soie est détrôné, » in Moniteur de la Mode, journal du grand monde, n° 338, 25 août 1852 ; version reprise et augmentée du passage entre crochets sous le titre : « Les Hommes à soie » et la signature de H. Ferrier, dans le Journal de Toulouse politique et littéraire, quarante-huitième année, n° 234, lundi et mardi 13 et 14 septembre 1852)
TRANSFORMATION DE L’HOMME EN VER À SOIE
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Cette nouvelle scientifique peut vous sembler merveilleuse, fâcheuse, tranchons le mot, incroyable, et pourtant elle est littéralement traduite d’un journal anglais, – et, on le sait, les habitants de la Grande-Bretagne ne se permettent jamais le moindre canard ; ils craindraient d’être confondus avec les Américains.
Le docteur Williams Burnes vient de faire une découverte qui intéresse au plus haut point les savants et les dames ; – grâce à lui et à une certaine plante grasse qu’il s’est plu à nommer sericum, on parvient à faire produire de la soie à volonté à tous les quadrupèdes, et même aux simples bipèdes que l’on nourrit avec les racines de ce végétal.
Ayant par hasard fait manger du sericum à trois lévriers, le docteur Burner fut très surpris le lendemain de voir sortir de la bouche de ces animaux une espèce de salive filandreuse qui avait tout à fait la nature du fil de soie lorsqu’on le tire du cocon.
Le docteur Williams Burnes eut l’idée non moins spirituelle que bizarre de se mettre à dévider ses lévriers, – et dès cette première tentative il obtint deux kilogrammes d’excellente soie, unie, luisante, sans défaut aucun, et qu’on ne pouvait casser qu’à l’aide d’un certain effort ; – c’est le docteur lui-même qui s’exprime de la sorte.
Fier de cette expérience, – ajoute le journaliste anglais, – le docteur Burnes voulut essayer si les hommes ne pourraient pas être employés aussi utilement que les lévriers pour produire de la soie, et il fit appel à tous les gens sans ouvrage et réputés pour avoir un bon appétit.
Il s’en présenta deux cents qui n’hésitèrent point à souper largement avec des racines de la plante en question.
Ces deux cents individus produisirent en une seule journée deux cent cinquante livres de soie : – il est évident, d’après ce calcul, que les hommes sont d’un meilleur rapport que les lévriers, – aussi le docteur Burnes est-il bien résolu à ne plus employer désormais que des bipèdes, qu’il peut se procurer du reste à très bon marché, attendu qu’il ne leur donne que quatre kauris par jour, plus une livre de riz pour faire le métier de ver à soie.
J’oubliais de vous dire que ces expériences ont eu lieu près de Calcutta ; – les racines de sericum ne se sont encore trouvées dans aucune contrée de l’Europe, mais tout nous fait espérer qu’on parviendra à les cultiver aux environs de Paris : – on y a bien acclimaté les pommes de terre et les haricots rouges.
Le journaliste anglais ajoute, avec tout le sérieux d’un homme qui comprend qu’il exerce un sacerdoce, que le docteur Williams Burnes fait bâtir en ce moment une grande fabrique où on dévidera chaque jour deux mille parias qui seront exclusivement nourris de racines de sericum ; – on estime que chaque paria pourra produire dans une semaine de quoi fabriquer quatre robes de soie.
Vous voyez qu’une transformation complète ne tardera pas à s’opérer dans le costume des dames européennes : – la robe de soie sera mise à la portée de toutes les bourses, et les femmes les plus élégantes en viendront peut-être à ne plus porter que des robes en indienne, – sauf à y faire ajouter tant et tant de volants qu’il faudra un nombre incalculable de mètres d’étoffe pour confectionner une seule jupe.
Dès la première nouvelle de la découverte du docteur William Burnes, les membres de l’Académie des sciences de Paris se sont réunis ce soir en séance extraordinaire ; ils voulaient procéder immédiatement à la production de la soie : – mais ils furent obligés d’ajourner l’expérience sur l’observation très sensée d’un des membres qui leur fit remarquer qu’ils n’avaient à leur disposition ni racine de sericum, ni parias, ni même de lévriers.
On dut se borner à lire à haute voix la nouvelle scientifique enregistrée dans un journal anglais et à décerner le titre d’associé libre au docteur Williams Burnes de Calcutta.
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(Louis Huart, in Le Charivari, vingt-et-unième année, n° 220, samedi 7 août 1852 ; repris dans L’Argus des théâtres, quatrième année, samedi 14 août 1852)
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Malgré nos recherches, nous n’avons pu trouver trace de cette notice dans la presse britannique ; il semblerait donc que cette nouvelle à sensation soit un « canard à la Française, » dont Le Pays a été l’initiateur ; certains indices dans le corps de l’article, les références à la production de la soierie française notamment, nous paraissent confirmer cette hypothèse.
Nous avons pu néanmoins identifier quatre reprises de cet article dans la presse internationale, que nous citons pour mémoire : Farmer and Mechanic, devoted to Mechanic, Manufactures, New Inventions, Science, Agriculture, and the Arts [New York], vol. X, n° 37, dimanche 11 septembre 1852 ; Prairie Framer, devoted to Western Agriculture, Horticulture, Mechanics, and Education [Chicago], vol. XII, n° 10, octobre 1852 ; Gaceta del Gobierno de Puerto-Rico [Porto Rico], vol. 22, n° 9, jeudi 20 janvier 1853 ; Wiener Allgemeine Zeitung [Vienne], n° 207, dimanche 7 septembre 1852.
RÉSUMÉ DES NOUVELLES DU JOUR
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Un journal de l’Inde anglaise raconte que le docteur William Burnes, de Calcutta, vient de découvrir, sur les bords du Gange, une plante dont la racine, bouillie, absorbée comme aliment par les animaux et les hommes, a la propriété de leur faire saliver de la soie.
« Pour extraire la soie, deux parias, dit le journal d’Inde, se mettent nez à nez ; chacun d’eux place son index sur la langue de l’autre, puis ils reculent en sautant comme les cordiers. Arrivés à une distance de quarante à cinquante pieds, ils pelotent leur soie et recommencent leur exercice jusqu’à épuisement de salive. Le premier jour, les parias inexpérimentés ne produisirent chacun que trois quarts de livre ; le second jour, ils allèrent jusqu’à une livre et un quart, et enfin, le troisième jour, ils produisaient chacun leurs deux livres d’une soie de qualité bien supérieure à celle que nous donnent péniblement ces misérables petits vers que nous connaissons. » Et puisqu’on blâme la justesse de l’expression employée en parlant d’un orateur à la tribune ou dans le prétoire : « Il parle et tient l’attention de son auditoire suspendue à ses lèvres ! » il pourra l’attacher maintenant avec des fils de soie.
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(Anonyme, in La Gazette de France, journal de l’appel au peuple, jeudi 24 février 1853)
Les hommes à soie
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Les canards éclosent dans tous les pays, sous toutes les latitudes, et ils affectent les formes les plus diverses.
Un journal de l’Inde anglaise raconte, avec le sérieux voulu, que le docteur Willam Burnes, de Calcutta, vient de découvrir, sur les bords du Gange, une plante dont la racine, bouillie, absorbée comme aliment par les animaux et les hommes, a la propriété de leur faire saliver de la soie.
Fier de sa découverte, le docteur Burnes a engagé 2,000 parias, dont une partie récolte la racine de la plante appelée sericum, et l’autre s’en nourrit, pour la rendre ensuite à l’état de soie. Hâtons-nous de dire que l’homme à soie ne fait pas un cocon comme le ver à soie, le docteur Burnes n’ayant pas poussé ses expériences jusqu’à s’assurer si la plante donne aux hommes la faculté d’être changés en papillons. Mais l’homme à soie est encore bien plus merveilleux que le ver à soie ; il ne meurt pas, comme lui, après avoir produit son lot de fils brillants ; il recommence à produire de la soie toutes les fois qu’il a mangé du sericum : il jouit aussi de la supériorité de l’araignée sur le ver à soie.
Pour extraire la soie, deux parias se mettent nez à nez ; chacun d’eux place son index sur la langue de l’autre, puis ils reculent en sautant comme les cordiers. Arrivés à une distance de quarante à cinquante pieds, ils pelotent leur soie et recommencent leur exercice jusqu’à épuisement de salive.
Le premier jour, les parias inexpérimentés ne produisirent chacun que trois quarts de livre, le second jour ils allèrent jusqu’à une livre et un quart, et enfin le troisième jour ils produisaient chacun leurs deux livres d’une soie de qualité bien supérieure à celle que nous donnent péniblement ces misérables petits vers que nous connaissons. À tout seigneur, tout honneur. L’homme ne pouvait pas, décemment, cracher de la soie aussi peu précieuse que celle d’un ver.
Qu’on nie maintenant le progrès !
[Avec les mines de la Californie, d’Australie, et l’homme à soie, la race humaine ne peut manquer de couler des jours tissus d’or et de soie.
Un dernier souhait, cependant : si l’on trouvait un cracheur de diamants ?
Cela viendra.]
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(Anonyme, in Le Courrier du Havre, mercredi 23 février 1853 ; repris le même jour dans Le Pays, journal de l’Empire, cinquième année, n° 54 ; et augmenté du passage entre crochets, sous la signature de S. Auxcousteaux, dans le Mémorial bordelais, journal politique, littéraire, commercial et maritime, d’annonces judiciaires et d’avis divers, n° 14663, jeudi 24 février 1853)
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