MICHEL CORDAY : UNE CATASTROPHE
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Nous étions assis à la terrasse d’un café, sur le boulevard. Il était cinq heures d’un soir de printemps. Le ciel, vers le couchant, se colorait de vives teintes rouges, inhabituelles. On respirait mal un air trop calme et trop chaud. Mais peut-être n’ai-je retrouvé que plus tard dans ma mémoire ces signes précurseurs… J’étais envahi par une sorte de torpeur, d’agréable accablement. Et c’est alors que je perçus les premiers symptômes du prodige. Je sentis bouger dans ma poche mes clés et mon couteau.
D’abord, je crus qu’on me volait. Mais non. Personne contre moi. Mon canif et mon trousseau glissaient toujours. On eût dit qu’un fil invisible les sollicitait vers la terre, d’une force continue et croissante. Je voulus les tirer de ma poche. Impossible. On me les arrachait, invinciblement. Ils échappèrent à mes doigts, percèrent les étoffes, s’aplatirent avec violence sur le sol. Vainement encore, je voulus les ramasser. Ils s’incrustaient dans l’asphalte, le pénétraient…
Sans doute, je rêvais. Je relevai la tête. La même stupéfaction commençait à se peindre sur toutes les faces, parmi des exclamations et des jurons. La terreur gagnait. Toute la terrasse s’était levée, en brouhaha. On voyait des passants, inquiets, s’arrêter, se palper, se baisser. Et tous essayaient en vain de ramasser les objets les plus hétéroclites, des binocles, des ciseaux de poche, des limes à ongles, des bourses d’acier, qui restaient obstinément rivés au sol, où, peu à peu, ils s’enfonçaient.
Puis, toutes les voitures, comme freinées par une puissance magique, stoppèrent. Les chauffeurs essayaient de remettre leur moteur en marche : ils n’en tiraient rien. Les cochers fouaillaient leurs chevaux ; les bandages adhéraient à la chaussée. Et peu à peu, même les roues se frayaient passage, creusaient le pavé de bois, s’enlisaient comme dans du sable mouvant.
Des clameurs montaient. Des gens couraient, tête nue, le front au vent, les yeux affolés. Et, tout à coup, la vérité passa, se répandit, en grand souffle, sur la foule. On la criait, la bouche distendue : « Le fer, l’acier, rentrent dans la terre ! »
Oui, la force qui, tapie aux entrailles du globe, agit sur l’aiguille de la boussole, cette mystérieuse attraction magnétique s’était subitement accrue, multipliée dans des proportions inouïes. Et maintenant, l’aimant prodigieux attirait à lui tout ce qui était fer ou acier à la surface de la terre, forçait le métal, par une sorte de revanche de la matière, à rentrer dans ces profondeurs du sol d’où l’avait extrait la patience des hommes.
Des flots pressés, hurlant, bondissant, s’échappaient de toutes les portes. Car l’effroyable puissance travaillait l’armature des maisons. Parmi des craquements, des dégringolades de vitres, des détonations sourdes, les poutres métalliques se ployaient, se tordaient, retournaient à la terre, entraînaient avec elles les toits, les planchers et les murailles.
Des visions de cauchemar hantaient les yeux. Monuments altiers, modestes bâtisses, toutes les façades se lézardaient, s’ouvraient, s’écroulaient. On eût dit qu’elles luttaient, qu’elles résistaient, avec des efforts d’arrachement, des explosions de colère, des grincements de douleur que nulle oreille n’avait jamais entendus. Et bientôt elles n’étaient plus qu’un amas de décombres, d’où montaient des nuages de poussière, tandis que les poutres de fer, poursuivant leur marche irrésistible, s’enfonçaient comme d’énormes serpents dans la terre.
D’instinct, on courait vers les places, les jardins publics, les vastes espaces libres. La Concorde, où je me réfugiai, était envahie de foule, comme aux jours d’émeute. Des nobles palais qui la bordaient, rien ne subsistait plus que des ruines. Le sol lui-même était travaillé sourdement. Parmi les innombrables canalisations souterraines, n’en était-il pas de métalliques ? Néanmoins, on se sentait à peu près en sécurité sur ces larges terre-pleins. Et, dans chaque groupe pressé, on commentait la catastrophe.
La plupart se lamentaient sur ses incalculables ravages. Partout où il faisait jour, la lenteur relative du phénomène avait permis la fuite. Mais, sur l’autre face de la terre, il faisait nuit ! Que de malheureux, surpris dans leur sommeil, devaient périr, écrasés sous les décombres de leur maison !
Et sur la mer !… L’implacable aimant attirait à lui l’énorme masse des cuirassés, les machines, les carènes de fer de tous les vapeurs. Les voiliers mêmes ne verraient-ils pas leurs clous arrachés, leurs flancs décousus ?
D’autres, avec une sorte d’ironie amère dans la voix, remarquaient que le grand rêve pacifiste du désarmement se trouvait instantanément réalisé. Canons, fusils, projectiles, baïonnettes, tourelles blindées, tout avait disparu, absorbé par la terre.
Un optimiste observa que le crime était également désarmé. Le poignard tombait des mains des bandits et des violents. Une discussion faillit même s’engager, car un quidam, d’aspect militaire, rétorqua qu’il restait à l’apache des moyens d’attaque, tandis qu’on n’en avait plus de défense, faute de revolvers.
Mais comme la blague ne perd jamais ses droits dans une foule parisienne, même au milieu des pires conjonctures, un loustic envisagea les aspects drolatiques de la catastrophe. Il déclara que les scribes et les écoliers seraient ravis d’être dépossédés de leurs plumes. Puis, soulignant le désordre de nos costumes, dont nous ne nous étions pas avisés dans la panique, il montra le trouble qu’allait apporter dans la toilette l’absence de boutons, agrafes, boucles, épingles à chapeaux, baleines de corsets.
Je dois dire qu’on goûta mal ses essais de plaisanterie. Les préoccupations étaient plus hautes. On évoquait, autour de moi, la vie suspendue, la civilisation paralysée soudain. Plus de communications, puisque les autos, les trains, les rails, les fils télégraphiques eux-mêmes s’ensevelissaient. Plus de lumière, puisque les puissantes dynamos, crevant le sol, avaient disparu. Plus d’industrie, plus d’agriculture, puisque les machines, les outils, les socs de charrue retournaient à la terre. Le temps lui-même semblait suspendu. Car les ressorts d’acier des montres et des horloges étaient bloqués par la toute-puissante attraction.
Sur quoi, ceux qui déplorent le progrès tout en en usant firent mine de se réjouir. C’en était fini de cette existence haletante, trépidante. On allait retourner au bon vieux temps, pouvoir vivre selon la nature, simplement, candidement, comme aux premiers âges du monde.
Alors, un homme au front lourd, près de moi, prononça :
« Vous oubliez les barbares… »
Aussitôt, je pénétrai, j’épousai sa pensée. Les barbares… Les peuplades primitives, celles qui vivaient dans des huttes de feuillage ou de bambou, qui naviguaient dans des pirogues d’écorce, qui s’armaient de flèches et d’épieux, et qui ne connaissaient d’autre métal que l’airain. Celles-là n’étaient pas touchées par le désastre. Quelle convoitise notre civilisation impuissante allait éveiller en elles ! Et, dans le crépuscule, il me sembla déjà voir apparaître les hordes noires, jaunes, rouges, précipitées, dans une soif de revanche et de cupidité, sur notre pauvre race désarmée, privée du merveilleux outil de sa force, le fer.
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(Michel Corday, « Contes du Petit Parisien, » in Le Petit Parisien, trente-quatrième année, n° 11849, jeudi 8 avril 1909)
HENRI ALLORGE : LA FAMINE DU FER
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C’était en l’an 2432 ; la science et l’industrie humaines avaient atteint une telle perfection qu’elles ne semblaient pas devoir la dépasser ; les fluides de l’univers paraissaient tous domptés. L’homme volait dans les airs à des vitesses si insensées que la distance n’existait plus. Les forces naturelles, captées, mettaient à la disposition du véritable roi de la Terre une puissance sans limite. Car l’énergie incalculable des marées était utilisée pour distribuer, au moyen de gigantesques transmetteurs sans fils, une force immense et toujours disponible dans toute l’étendue du monde habitable.
Ainsi la question de l’épuisement des mines de houille, qui avait si fort inquiété, affolé même les hommes du XXIIIe siècle, encore fort arriérés, n’avait plus aucune importance. Les houillères étaient toutes vidées de leurs noires richesses, même celles que l’on avait découvertes dans les déserts jadis inexplorés.
Mais cela était indifférent. Depuis longtemps, le charbon était devenu inutile. Le chauffage était réalisé au moyen de l’électricité, qui ne coûtait presque rien ; les travaux métallurgiques mêmes, si énormes que fussent les pièces à fondre, à forger ou à souder, se faisaient grâce à des fours électriques, avec une rapidité, une facilité et une propreté insoupçonnées jadis, à l’âge de la houille.
Il est vrai que l’emploi exclusif de l’énergie électrique avait amené une grande simplification et surtout un allègement considérables de toutes les machines.
Tout était donc pour le mieux ?
Non, car un autre péril, bien plus grave, dénoncé également depuis bien des siècles, menaçait l’humanité : l’épuisement des mines de fer.
On avait pu remplacer avantageusement le charbon, mais il semblait de toute impossibilité de trouver l’équivalent du fer ni de l’acier. Si les pièces petites, et qui n’avaient pas besoin d’être robustes, pouvaient être faites en aluminium, métal précieux par sa légèreté, et que l’on tirait de l’argile en quantité indéfinie, il n’en était pas de même des grosses pièces, ni surtout de celles qui devaient être très résistantes.
Or, on venait d’annoncer que les mines de fer du Sahara, les plus récentes et les plus riches, venaient, après les autres, d’être dépouillées de leur dernière tonne de minerai.
Ce fut un affolement. La ferraille monta à des cours imprévus ; le moindre morceau de fer se vendait à un prix exorbitant ; des agents actifs parcouraient la ville et les campagnes, raflant partout à prix d’or les rebuts de fonte et d’acier, si mangés de rouille qu’ils fussent.
Mais ce n’était qu’un expédient, et d’ailleurs le fer ainsi obtenu était de qualité inférieure. La situation n’en devenait pas moins absolument critique.
Déjà beaucoup d’usines avaient dû fermer leurs portes et les ouvriers, copropriétaires de ces usines en vertu de la nouvelle organisation sociale, se voyaient acculés à la misère par la faillite, comme jadis par le chômage ou le renvoi.
Les savants travaillaient nuit et jour à étudier les moyens d’éliminer le fer de la mécanique moderne, sans y parvenir.
En vain le gouvernement central de la Fédération terrestre se faisait-il tenir au courant des recherches, minute par minute, au moyen de la téléphonie sans fil, qui permettait de transmettre instantanément les ordres et les nouvelles d’un point du globe à un autre point quelconque ; on n’arrivait à aucun résultat.
À cette époque, le monde n’était plus divisé qu’en départements, correspondant à peu près aux grandes divisions géographiques : outre les États-Unis d’Europe, siège du gouvernement fédéral universel, on comptait les États-Unis de l’Amérique septentrionale, ceux de l’Amérique méridionale, ceux du Nord de l’Afrique, ceux du Sud de l’Afrique, de l’Asie, de l’Australie, de l’Océanie.
Le président de la Fédération Terrestre était un ingénieur illustré nommé Hugues Sévère, qu’avait porté à cette éminente dignité la noblesse de son caractère, non moins que sa science et ses talents politiques. On citait comme son plus beau succès la convention de Rome (capitale fédérale), par laquelle, grâce à ses soins, avait été définitivement conclue la paix universelle, déjà réalisée en fait depuis quelque temps, mais à laquelle manquaient encore les adhésions de certaines petites agglomérations relativement barbares.
Hugues Sévère méditait depuis bien des années sur l’effroyable péril que courait l’humanité, du fait de la disparition du fer ; mais il n’y voyait pas de remède.
Ce fut à ce moment que se produisit le coup de théâtre le plus imprévu.
Dans les flancs de l’Etna, alors complètement éteint, sous l’amoncellement des laves millénaires, un ingénieur découvrit une gigantesque mine, qui s’étendait jusque sous la mer, et constituait une énorme réserve de minerai de fer extrêmement riche.
Ce n’était pas le salut, mais ce gisement n’en était pas moins infiniment précieux. Aussi des convoitises farouches s’allumèrent. Tout d’abord, les États-Unis d’Europe émirent la prétention de garder pour eux le trésor trouvé sur leur territoire. Les autres États protestèrent violemment, au nom des traités fédéraux, mais sans succès. Il se tint alors des meetings enfiévrés, réclamant la séparation des États confédérés et la destitution du gouvernement central. Des mouvement populaires irrésistibles se dessinèrent ; il y eut des émeutes. Bientôt, ce fut l’appel aux armes. Des milices insurrectionnelles s’organisèrent, et, dans l’affolement des autorités suprêmes, se préparèrent à marcher sur l’Europe et à occuper la mine inespérée, fût-ce au prix d’atroces batailles, car les moyens de destruction avaient été perfectionnés comme le reste. C’était surtout leur épouvantable perfection qui avait permis d’établir la paix entre les nations. Mais celles-ci, devant le trésor qui allait les guérir pour un temps de la famine du fer, oubliaient l’admirable pacte de paix, comme des naufragés mourant de faim sur un radeau oublient tous les principes d’humanité pour s’entretuer et s’entre-dévorer.
Déjà plusieurs représentants du gouvernement fédéral avaient été massacrés.
C’est alors qu’on apprit, presque simultanément (la distance ne comptant plus), la disparition de Hugues Sévère et sa mort dans une catastrophe sans précédent, et que l’on connut la teneur d’un sublime testament politique laissé par lui.
En effet, la nuit même où une immense armée, venue des quatre coins de la Terre, sur d’innombrables aéronefs, atterrissait sur la côte de Sicile, une explosion formidable secoua cette île antique jusqu’en ses fondements, au point que l’on craignit de voir se reproduire le terrible cataclysme survenu environ cinq siècles auparavant, en 1909. Aussitôt que les trombes de flammes et de pierres se furent dissipées, on put voir que l’Etna n’existait plus. La montagne avait été pulvérisée et ses débris projetés dans la mer, où ils s’engloutirent, tandis que, dans l’abîme creusé par la déflagration colossale, jaillissaient les laves et les flammes de l’ancien volcan, réveillé par cet incalculable ébranlement.
À peine avait-on pu s’interroger sur la cause de ce désastre, qui anéantissait le dernier vestige des anciens gisements de fer, que les récepteurs publics du réseau mondial de téléphonie sans fil se mirent à parler, en universo, langue universelle qui avait détrôné l’espéranto et l’ido. Ils faisaient entendre, au même instant, aux peuples de la Terre assemblés, la communication suivante, suprême manifestation des volontés de l’homme héroïque et génial qu’avait été Hugues Sévère. C’était la voix même de l’illustre homme d’État qui vibrait ainsi, grâce à un puissant photographe relié aux réseaux télémicrophoniques :
« Hommes, mes frères,
Ma voix vous parviendra aujourd’hui du fond de l’inconnu, puisque l’énigme de la mort est la seule que la science humaine n’ait pu deviner, la seule qui semble devoir lui rester impénétrable.
Quand cette voix d’outre-tombe frappera vos oreilles, j’aurai cessé de vivre, et mon corps, réduit en miettes par la plus effroyable explosion qu’on aura jamais vue, sera éparpillé aux quatre vents avec les débris de cet Etna dans lequel les Grecs voyaient la tombe colossale des Titans vaincus par les Dieux, mais toujours vivants dans cet énorme et flamboyant tombeau.
Depuis un siècle environ, l’homme, revenu à des sentiments plus humains, vivait dans une paix féconde ; le mot même de guerre semblait oublié ; j’avais réussi à consacrer cet état de choses par un traité qui semblait définitif.
Et voici que la découverte d’une mine de fer, au milieu de la disette dont souffrait la Terre, ressuscite, par l’exacerbation des convoitises, l’ancienne haine, et réveille le monstre abhorré, la guerre sanglante.
Demain, les armées en marche vers le trésor se seraient heurtées en un choc dont l’horreur serait rendue inimaginable par les progrès de la science.
Je n’ai pu soutenir cette pensée : si précieux que soit le minerai convoité, il ne faut pas que sa possession amène un retour à la barbarie. Qu’il disparaisse plutôt, et avec lui la cause de cette discorde funeste !
J’ai creusé dans ce mont, dernier dépôt du fer, ce métal-roi, honoré par tant de merveilles mécaniques, déshonoré par tant de massacres, des galeries, que j’ai remplies de l’explosif le plus puissant qui existe, d’un explosif à côté duquel la mélinite ou la planclastite de nos ancêtres ne sont que des amusements d’enfants.
Pour que le cataclysme qui détruira sans retour ce gisement suprême soit plus mémorable, je veux qu’il m’emporte dans son tourbillon enflammé. Ma mort servira peut-être de leçon aux hommes et mon souvenir les préservera d’une nouvelle folie.
Que l’humanité se résigne ; la famine du fer est désormais irrémédiable !
Mais, lors même qu’on ne trouverait rien qui permît de le remplacer, lors même que l’essor ininterrompu de la science et de l’industrie devrait enfin s’arrêter, la vie ne s’en poursuivra pas moins, jusqu’au jour, vraiment fatal celui-là, où la chaleur de la Terre et du Soleil s’étant trop amoindrie, les derniers hommes mourront de froid parmi les glaces qui recouvriront les vestiges informes de la civilisation disparue.
Si donc il faut renoncer aux conquêtes du Progrès, qu’on le fasse sans désespoir ; que l’homme, reprenant le soc de l’antique charrue, revienne à la vie simple et rustique, mais saine, des peuples primitifs et qu’il se console des prodiges évanouis par l’immortel rayonnement de la Pensée, cette sublime lumière que nulle catastrophe ne peut éteindre, cette force infinie à laquelle toutes les autres sont soumises, cette substance plus dure que le fer, ce fluide plus subtil que l’électricité, ce mystère plus inexplicable que la mort ! »
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(Henri Allorge, in La Grande Revue, dix-septième année, n° 3, 10 février 1913)