Des nuages rapides, courant sur le masque brillant de la lune, jetaient à travers l’allée, entre les branches déjà dépouillées par l’automne, des ombres mouvantes qui alternaient avec des clartés bleues. Le vent qui s’était un peu apaisé se réveillait parfois dans un soupir et enlaçait brusquement les arbres dont les feuilles tombaient en frémissant. Une haleine tiède, exhalée par une bouche invisible, succédait à des bouffées d’air humide et glacé. Il y avait dans l’atmosphère, tout autour de ce pavillon isolé au milieu d’un bois de Sologne, quelque chose d’inquiet, de trouble, comme une angoisse légère et inexpliquée.

Les quatre jeunes gens, un peu engourdis par leur journée de chasse, devaient obscurément ressentir cette impression, car ils se taisaient, debout et immobiles dans le cadre de la fenêtre. Un bruissement s’étant fait entendre dans le taillis, ils se penchèrent tous vers l’ombre, et lorsqu’un long cri aigu, sanglotant, suivi d’un battement d’ailes métallique, éclata non loin d’eux, ils se rapprochèrent les uns des autres, insensiblement.

« Le chat-huant, murmura une voix agitée d’un tremblement imperceptible.

– Oui, le chat-huant, fit le poète Lucien Morel, l’oiseau de la nuit, de la mort, l’oiseau des vieilles légendes !… Comme cela vous met en goût ! Quel beau décor, quel temps favorable pour une histoire de revenant ! La voyez-vous, l’apparition ? Vêtue de blanc, le visage miraculeusement pâle,
 

Elle viendrait par là, de cette sombre allée…

 

Mais non, elle ne viendra pas. Pas plus aujourd’hui qu’hier. Nous vivons à une époque vraiment bien prosaïque. Tenez, me voici là, tout tendu, tout vibrant, tout prêt à croire aux esprits, à l’au-delà, à l’immortalité de l’âme… que sais-je ? Et j’ai toujours été ainsi. Eh bien ! me croirez-vous ? Il ne m’est jamais rien arrivé, mais rien que d’effroyablement naturel : pas le moindre petit coup frappé dans la muraille, pas le plus maigre fantôme, pas même un malheureux rêve ni quelque pressentiment réalisé… Ah ! comme disait l’autre, la vie est terriblement quotidienne… »

Il fit craquer une allumette, l’approcha du cigare qu’il tenait à la bouche, et l’on vit une seconde briller les poils roux de sa moustache et l’opale qu’il portait à l’annulaire de sa main gauche.

« Il ne m’est jamais rien arrivé non plus, dit à son tour l’architecte Barier ; et c’est fort heureux, car si je devais voir quelque chose de surnaturel, – tiens, admets, par exemple, que mon chien Mylord vienne tout à coup me dire : « Comment ça va-t-il, patron ? » – je crois que je deviendrais subitement fou… Et cela me serait infiniment désagréable…

– Je suis assez de cet avis, » déclara une troisième voix.
 

*

 

Le docteur Filiol seul n’avait pas encore parlé. Appuyé des deux mains au rebord de la fenêtre, il se balançait d’avant en arrière ; puis il s’arrêta et l’on sentit qu’il avait quelque chose à dire.

« Et toi ? interrogea Lucien Morel.

– Oh ! moi, fit-il paisiblement, vous me connaissez ; je n’ai jamais été tourmenté par aucune inquiétude de l’au-delà. Le monde tel qu’il est m’apparaît parfaitement explicable ; je me contente tout au moins des explications qu’il me donne et les questions métaphysiques me laissent indifférent : il y en a tant d’autres, et de plus pressantes !…

– Pécuchet, va !…

– Vil carabin !…

– Pourtant, reprit le docteur, – et il hésita un instant, – pourtant, par un caprice étrange du sort, c’est à moi qu’il est arrivé une aventure…

– De revenant ? Hamlet au château d’Elseneur ?

– … Une aventure que je m’explique mal…

– Filiol amoureux d’une belle fantomatique !

– Qui lui apparaissait à minuit, sa tête coupée entre les bras, gémissante et secouant des chaînes…

– Non, non ; c’est beaucoup moins romantique…

– Allons ! vas-y. Conte-nous l’aventure !

– Tu en meurs d’envie…

– Soit. Elle est très courte, d’ailleurs, et fort simple. Vous souvenez-vous de mon ami Patrick O’Brien ?

– L’Irlandais ?

– Un grand type crépu qui te suivait partout comme une ombre démesurée et riait silencieusement en fumant sa pipe ?

– C’est cela : des cheveux noirs bouclés, des yeux bleus qui dansaient, l’instinct de la joie et de l’ironie, pas Saxon pour un sou… Un vrai Celte ! Peu importe, d’ailleurs… Donc, il y a cinq ans, comme je finissais ma première année d’internat, Patrick, qui venait de passer sa thèse, – que de bouteilles jonchèrent le sol à cette occasion ! – Patrick m’annonce qu’il va remplacer pendant deux mois un sien vieil oncle, un original qui exerçait depuis trente ans dans un village perdu du sud de l’Irlande… Beau pays, d’ailleurs… Chasse plantureuse, pêche… Bref, il me demande de partager son exil. Nous partons…

– Oui, je me souviens même avoir reçu, à cette occasion, quelque carte postale de Cork ou de Limerick…

– Je passe sur mes premières impressions des villages bas, misérables, où grouillaient en tas des cochons noirs et des gamins barbouillés ; une campagne plate, coupée de landes et de marais, avec des arbres gigantesques, escaladés de lierres, de vignes vierges, de clématites, toute une végétation exubérante et un peu étouffante de climat humide. Et là-dessus, s’effilochant aux branches, de gros nuages à la panse ronde et grise toujours prête à crever… De quoi prendre le spleen, s’il n’y avait pas eu la chasse… Mais que de bécassines, que de râles, que de vanneaux !… Quels vols de canards sauvages, cinglant en file, becs dressés, ailes tendues, au-dessus des eaux dormantes !…

– Pas tant de lyrisme !

– Au fait, au fait !

– Voilà : nous revenions, un soir d’automne, vers cinq heures, Patrick et moi, un peu rompus, un peu courbaturés par une journée de chasse, quand, en débouchant d’un taillis, en face d’un petit lac, nous entendons une voix très claire, très douce, qui chantait une des vieilles chansons du pays : quelque chose de traînant avec, de temps à autre, une note aiguë et comme une dissonance. En même temps, les chiens qui couraient en avant reviennent vers nous en grondant, la queue entre les jambes. Quelques pas encore et nous apercevons tout à coup, au bord de l’eau, une femme, le visage pâle, qui nous regardait de ses grands yeux noirs en retenant d’une main ses longs cheveux et, de l’autre, le vêtement blanc d’où sortaient son cou et ses bras nus. L’apparition était tellement inattendue dans ce lieu désert que nous esquissâmes un mouvement de recul.

– Drôle d’heure pour se baigner, fit Patrick.

– Tu la connais ? demandai-je.

– Non… Sans doute vient-elle d’une ferme voisine…

– Étrange figure, en tout cas, et pas d’une paysanne, » ajoutai-je.
 

*

 

Nous ne parlâmes plus de l’incident. La brume montait toute bleue entre les troncs d’arbres et il faisait nuit noire lorsque nous arrivâmes à la maison. La vieille bonne de Patrick nous attendait.

On était venu le demander plusieurs fois de la part d’une dame qui était très mal. Le temps de prendre une lanterne et nous repartions.

Pendant que nous cheminions dans le sentier creusé d’ornières, Patrick me contait l’histoire de la malade : fille d’un riche gentilhomme anglais, elle s’était enfuie avec l’un des jardiniers de son père, bel Irlandais au sourire et aux yeux étincelants, et l’avait épousé. Reniée par sa famille, de chute en chute, de misère en misère, rongée par la tuberculose, elle était venue mourir dans ce hameau où la famille de son mari possédait une petite ferme. O’Brien, d’ailleurs, ne l’avait jamais vue. Mais il tenait ces détails de son vieil oncle qui s’intéressait à la jeune femme.

Des chiens qui aboient, une lumière qui accourt à notre rencontre, une vieille paysanne en larmes. Dans le dialecte du pays, elle parle à Patrick avec de grands gestes, des cris, des hoquets.

« Trop tard, me dit celui-ci, en se retournant vers moi ; cette pauvre créature est morte il y a une heure. Elle n’a cessé, paraît-il, de me réclamer jusqu’à son dernier souffle : un message qu’elle voulait transmettre à ses parents… »

Je me souviens, à ce moment même, d’avoir senti une odeur amère de buis mouillé et de chrysanthèmes ! Le jardin que nous traversions, sans doute…

Une minute après, debout devant le lit funèbre, la même exclamation s’échappait de nos lèvres, tandis que nous échangions un regard : étendue sous nos yeux, le visage blême et rigide entre les longs bandeaux de cheveux noirs, les mains jointes sur son vêtement blanc, c’était la même femme que nous avions vue une heure auparavant, chantant au bord du lac, la même… »

Il y eut un silence.

« Et tu en conclus ? demanda Barier.

– Je ne conclus rien, répondit le docteur. Je ne comprends pas ; c’est tout… »

Une brusque rafale de vent tordit les arbres, arracha des feuilles et fit craquer le pavillon.

« Si nous allions nous coucher ?… » proposa Morel, avec un léger frisson.
 
 

 

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(André Viollis, « Contes du Petit Parisien, » in Le Petit Parisien, trente-quatrième année, n° 12042, lundi 18 octobre 1909 ; Arthur Bowen Davies, « Nude by a Waterfall » et « Maya, Mirror of illusions, » huiles sur toile, c. 1910)