L’HOMME PERFECTIONNÉ

 

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L’autre jour, en parcourant les galeries du Muséum et en admirant avec un sentiment religieux les formes variées jusqu’à l’infini de tous les êtres de la création, il me revint au souvenir une histoire que j’avais entendu conter, lorsque j’étais encore tout petit enfant.

Celui qui me l’avait dite était un de ces vieillards dont le type a disparu aujourd’hui de ma douce Flandre, qui chaque jour perd quelques-uns des types originaux qui la caractérisaient autrefois. Aujourd’hui, elle prend une physionomie banale : à force de progrès, elle finira par ressembler aux lazzaroni napolitains qui, sous prétexte de se vêtir au goût du jour, échangent leur costume pittoresque contre une blouse, et substituent un chapeau en tuyau de poêle à leur belle coiffure traditionnelle.

Quoi qu’il en soit, mon Ossian des Flandres était un vieux cordonnier qui, suivant l’usage du pays, habitait une cave où ne pénétrait qu’avec avarice la clarté du jour. Aussi voyait-on presque constamment briller au fond de cette grotte, dont l’entrée s’ouvrait béante sur la rue, les lueurs vacillantes d’une lampe en fer accrochée à la voûte, et qui jetait, hélas ! autour d’elle, plus d’ombre que de lumière.

Au-dessous de cette lampe se tenait le cordonnier, qui jouissait dans le quartier de la réputation méritée d’habile raccommodeur de chaussures, et qui travaillait du matin au soir, assis sur une mauvaise chaise, et entouré des outils de sa profession. Je le vois encore avec sa bonne figure, sa tête complètement chauve, ses mains noircies par le travail, et son sourire intelligent et doux. Un chat noir se trouvait presque toujours couché à ses pieds ; ce chat lui tenait lieu de famille et d’affections, car le pauvre homme avait perdu successivement sept fils et sa femme, qui avait fini par mourir de chagrin, comme Rachel, sans vouloir être consolée.

Après son chat, ce que le savetier aimait le mieux, c’était les enfants. Il se complaisait à les attirer dans son habitation souterraine, à les voir grimper ou descendre les marches de l’escalier de la cave, et il avait toujours, pour les amener près de lui, une belle pomme ou une belle histoire. Je goûtais fort ces deux genres de séduction, et rien ne me charmait tant que de m’asseoir sur un petit tabouret, en face du vieillard, et de croquer une pomme en écoutant les légendes que cet homme disait avec un grand charme.

Il me semble l’entendre encore avec sa voix grave, lente, monotone, qui prenait parfois une expression stridente, et qui empruntait ses effets surtout à la suspension et à l’interruption.

L’histoire dont, après trente ans, le souvenir venait de se réveiller tout à coup dans ma mémoire au milieu d’une excursion au Muséum, était celle d’un jeune clerc qui, la nuit de la Toussaint, avait été poussé par une ambition insensée jusqu’à immoler une poule noire, dans le carrefour d’une forêt, et, au moment où le glas des cloches sonnait au loin, à crier trois fois : « Parais ! parais ! parais ! »

Alors, un éclair avait brillé pour s’éteindre aussitôt, puis une lueur rougeâtre était sortie lentement du sein de la terre, et l’audacieux s’était tout à coup trouvé en face d’une figure sombre et triste, enveloppée dans deux grandes ailes et le front ceint d’une couronne de diamants.

« Argent de ma poule noire ! balbutia d’une voix émue celui qui avait évoqué la sinistre apparition.

– Que veux-tu ? demanda le démon ; parle et hâte-toi, surtout.

– Je veux devenir l’être le plus accompli de la nature, voler comme l’oiseau, nager comme le poisson, posséder l’odorat du chien, voir comme le lynx, entendre comme la souris, regarder le soleil en face comme l’aigle ! Je veux que rien ne résiste à ma force, comme rien ne résiste à la force du lion. »

Le démon sourit.

« Ah ! Ah ! dit-il, il paraît que tu es un savant et un ambitieux : la vie obscure et le calme du village te sont à charge. Bien ! très bien ! je t’approuve, mon garçon ! tu vas posséder tous les dons que tu désires.

– Et quelle sera la condition de ce pacte ? demanda l’autre en frissonnant.

– Me prends-tu pour un marchand ? Je donne ; je ne vends pas ! Tu es venu me trouver ici, la nuit, avec courage et confiance, et je ne justifierai pas cette confiance ? Fi donc ! Donne-moi ta main. »

Le clerc tendit en tremblant sa main au démon, qui l’effleura de la fourche d’or qu’il tenait ; un éclair brilla de nouveau, le tonnerre fit entendre des détonations épouvantables au ciel et dans le sein de la terre ; une commotion violente ébranla tous les membres du clerc, et, quand il revint à lui, il sentit qu’un changement merveilleux s’était opéré dans toute sa personne.

En effet, les bruits les plus légers et les plus lointains arrivaient avec force à son oreille. Sa vue jouissait d’une puissance merveilleuse, et il pouvait à la fois voir ce qui se passait devant et derrière lui. En quelques secondes, il s’élança au sommet d’un arbre, et tout à coup il étendit les bras et se mit à voler dans les airs comme un oiseau véritable. Tandis qu’il planait au-dessus d’une rivière, il aperçut, grâce à la puissance de ses yeux, un sac d’or perdu depuis bien des années au fond de la vase. Aussitôt, il plia ses ailes, plongea, prit l’or, et le rapporta sur la rive, après avoir passé plus d’une heure au sein de l’eau.

Quand il se trouva assis sur le bord, un trésor dans ses bras, et aussi sec que s’il n’eût point passé une heure avec dix pieds de courant au-dessus de la tête, le clerc ne se sentit point de joie.

« Satan soit loué ! dit-il ; il n’y a plus ni obstacle ni distance pour moi. L’impossible me devient possible. Je suis maître de la création. »

Arrivé à cette partie de son histoire, le conteur ne manquait jamais de s’interrompre durant quelques minutes.

Pendant ce moment de repos, ménagé à dessein pour laisser le temps de travailler à l’imagination de son petit auditoire, il se livrait à la partie la plus bruyante de sa profession, martelait avec force une semelle placée dans un débris d’obus provenant du quelque siège subi autrefois par la ville, et adressait quelques paroles de tendresse à son chat noir.

Après quoi, il regardait tous les yeux pétillants de curiosité et d’attente qui se tenaient attachés sur lui, et il reprenait :

« Pendant toute la journée, le clerc vola, nagea, ramassa des trésors cachés que sa vue miraculeuse lui découvrait partout, et s’estima le plus heureux d’entre tous les mortels.

Toutefois, sa joie se rabattit, lorsque le soir il rentra chez sa mère et que celle-ci, à la vue de son fils, jeta des cris d’épouvante et s’enfuit en se signant. Il eut beau l’appeler et lui adresser la parole, elle le prenait pour le diable en personne, s’élança vers le bénitier et, à l’aide d’un rameau, jeta sur le clerc à diverses reprises de l’eau consacrée.

Quand elle vit qu’il ne semblait pas en souffrir, mais au contraire qu’il lui répétait : « Qu’avez-vous, ma mère ? pourquoi cette épouvante ? » elle se sentit un peu rassurée.

« Si tu es en effet mon fils, dit-elle, quels maléfices as-tu donc subis pour que je te voie ainsi transformé en monstre hideux ? Courons vite chez le curé, pour que le saint homme t’exorcise et te rende la forme de Chrétien. »

Le conteur, à cette période de son histoire, relevait la tête, et arrêtait le mouvement de son alêne et de son fil ciré attaché à une soie de porc, en guise d’aiguille.

Il reprenait ensuite :

« Le jeune clerc, jusqu’alors tout émerveillé des dons merveilleux qu’il avait reçus du démon, n’avait point songé encore à regarder par quels moyens il percevait les facultés nouvelles dont il jouissait. Peut-être aussi une illusion diabolique l’avait-elle empêché de s’en apercevoir.

Effrayé par les paroles de sa mère, il se précipita vers un petit miroir qui se trouvait dans une pièce voisine, et resta épouvanté devant l’image qui se réfléchissait dans ce miroir.

En effet, jamais il n’avait rien vu qui approchât de la terrible figure qu’il avait revêtue. Son nez s’allongeait en trompe démesurément longue, comme celle d’un éléphant, qui est une bête de l’Inde. Ses yeux se trouvaient placés au bout de longues paupières, semblables à des lunettes d’approche, tels qu’on en voit aux goules et autres bêtes formidables sculptées sur le jubé de l’orgue de la paroisse. De larges oreilles, comme en ont les lapins, s’attachaient des deux côtés de sa tête ; ses mains étaient armées de longues griffes, et ses doigts attachés par des palmes à la façon des canards ; une large cuirasse d’écailles recouvrait ses membres ; enfin, ses pieds étaient de véritables serres d’oiseau de proie avec des nageoires de poisson.

Mais ce qu’il avait de plus effroyable encore, c’était une immense paire d’ailes qui attachaient ses bras à son corps, se repliaient sur son dos, et, nues et noires, le transformaient en une sorte de grande chauve-souris.

Il jeta un cri, et ses dents, longues comme celles d’un tigre, s’entrechoquèrent avec un bruit épouvantable.

Malgré cette transformation hideuse, il avait conservé quelque chose de sa physionomie et il était impossible de ne pas le reconnaître.

On eût été désolé à moins ! Le malheureux se prit donc à gémir ou plutôt à rugir, car sa voix était devenue plus forte que celle d’un lion.

Sans tenir compte des larmes et du désespoir de sa mère, qui lui demandait avec force sanglots comment un pareil malheur lui était arrivé, il prit le chemin du carrefour où, la nuit précédente, il avait rencontré le diable. Telles étaient sa préoccupation et sa douleur, que pour se rendre dans la forêt il ne songea même point à se servir de ses ailes et qu’il se dirigea au plus fourré des arbres sur ses pieds, ou plutôt sur ses pattes, qui se déchiraient aux ronces et aux rameaux.

Arrivé au carrefour, il appela trois fois Belzébuth, qui ne tarda point à apparaître ; seulement, au lieu de se tenir enveloppé de ses ailes, et de paraître sombre et taciturne, comme d’habitude, le mauvais ange riait aux éclats en se tenant les côtes ; sa gaieté était encore plus épouvantable que sa tristesse.

« Reprenez vos dons fatals, dit le clerc ; reprenez-les, puisque je ne puis les posséder qu’en devenant un objet d’épouvante et d’horreur pour tous ceux qui me verront.

– Ah ! lui dit le diable, tu te piques d’être un savant et tu as oublié ce proverbe que celui qui veut la fin doit vouloir les moyens. Tu as désiré posséder la force et les dons naturels des animaux, sans réfléchir que ces dons ne pouvaient t’arriver sans que ton organisation fût modifiée. Tu sais pourtant bien, drôle ! qu’on ne peut voler sans ailes, nager sans nageoires, mordre sans dents, grimper sans ongles. Tu es un homme perfectionné, d’après tes idées intelligentes et d’après tes désirs. Sois satisfait et laisse-moi en repos.

– Reprenez vos dons ; je n’en veux plus ! fit le clerc en se lamentant.

– Et moi, je ne veux pas te les ôter. Tu m’as demandé un cadeau, tu l’as reçu ; au revoir ! »

Et il se reprit à rire de plus belle et plus fort.

« N’importe à quel prix, débarrassez-moi de ces effroyables dons ; je vous le demande à genoux !

– Écoute, reprit le démon, je donne quelquefois gratis, mais je ne reprends pas au même prix. Promets d’être à moi dans quatre années, signe ce pacte, et je te rends ta première figure. »

En achevant ces mots, il présenta au clerc une pancarte noire, sur laquelle se trouvaient tracés des caractères rouges, et d’une de ses griffes il égratigna le bras du jeune homme ; celui-ci, avec le sang qui coulait de la piqûre, signa son nom au bas de la pancarte ; le démon disparut, et le clerc, sans trop savoir comment, fut transporté dans son lit, où il ne s’éveilla que le matin.

Il crut avoir fait un mauvais rêve, d’autant plus que sa mère ne lui dit pas un mot de ce qui s’était passé la veille ; seulement, elle avait redoublé de dévotion. »

Ici, le cordonnier ne manquait jamais encore de s’interrompre, de raviver avec le bout de son alêne la flamme du creuset et de travailler en silence pendant quelques instants. Après quoi, il reprenait, en donnant à sa voix une expression tout à fait solennelle :

« Quatre ans après, au moment où sonnait minuit, que le vent soufflait avec violence et que la pluie tombait par torrent, un étranger se trouva tout à coup assis au foyer du clerc ; et, chose effrayante et merveilleuse à la fois ! il tenait ses pieds au milieu du brasier, sans en recevoir aucune brûlure.

« Voici les quatre années écoulées, dit-il ; or, les bons payeurs font les bons marchés. Viens !

– Où voulez-vous donc emmener mon fils ? demanda la mère épouvantée.

– Rien, rien, ma bonne dame ! un petit voyage d’agrément, pas plus.

– Eh bien ! asseyez-vous, dit la mère, qui, ne devinant que trop à qui elle avait affaire, appelait tout bas à son aide les puissances du Ciel. Buvez un coup pour vous rafraîchir, et jurez-moi de ne point emmener mon fils avant que ce petit bout de chandelle ne soit consumé. Il n’y en a point pour une minute ; d’ici là, l’orage sera peut-être fini.

– Je suis trop galant pour rien refuser à une personne de votre sexe, dit le démon en ricanant ; et cependant, je ne sais pourquoi, je me sens mal à l’aise ici.

– Buvez un coup, et rafraîchissez-vous. »

Et elle servit un grand pot de bière au démon, qui le but d’un seul trait ; en passant dans son gosier, la liqueur fit entendre le bruit que produit de l’eau jetée sur un fer rouge.

« Allons-nous-en ! dit-il ; je me sens mal à l’aise ici, surtout depuis que vous tenez à la main cet autre petit pot. »

La vieille femme saisit la chandelle, la souffla et la plongea dans le pot qu’elle tenait à la main.

« Viens, esprit du mal, viens prendre cette chandelle, si tu l’oses : ce vase contient de l’eau bénite. »

Et, pour en donner la preuve, elle jeta une goutte de l’eau sainte sur le dos de l’esprit du mal, qui se mit à hurler et qui s’enfuit, non sans démolir un peu la maison. Le clerc passa le reste de sa vie à se livrer à la pénitence et à admirer la perfection des œuvres de la création. »

Je me suis laissé aller à vous conter cette légende qui, je vous l’ai dit, s’est évoquée à mon souvenir l’autre jour, au Muséum ; la morale dont l’accompagnait toujours le conteur flamand résume, en effet, toute la science humaine.

L’imagination la plus ardente et la plus riche ne saurait rien essayer de modifier en pensée à un être, sans que le fantôme créé par elle ne soit impossible et ridicule, tant Dieu a merveilleusement, par sa divine sagesse, équilibré, dans chacune des créatures, les dons et les facultés qui leur sont nécessaires afin d’accomplir le but pour lequel elles ont été enfantées.

La légende et le bonhomme ont raison : devant les œuvres du père de la nature, il ne reste qu’à admirer, qu’à s’agenouiller respectueusement, et surtout qu’à s’humilier.
 
 

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(Samuel Henry Berthoud, « Fantaisies scientifiques, » in Le Pays, journal quotidien, politique, littéraire et commercial, deuxième année, n° 118, dimanche 28 avril 1850 ; repris dans le même journal, édition du dimanche, n° 40, dimanche 5 mai 1850 ; puis dans le Supplément du Journal des villes et des campagnes, trente-sixième année, n° 193, mardi 16 juillet 1850. Gustav-Adolf Mossa, « La Sirène repue, » huile sur toile, 1905)

 
 

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Il est intéresser de noter que Samuel Henry Berthoud a réutilisé ce thème de « l’homme artificiel » une dizaine d’années plus tard, dans l’une de ses chroniques scientifiques sur la génération spontanée. Alors que le conte original était un récit de métamorphose purement fantastique, consécutif à un pacte avec le Diable, la seconde version s’apparente davantage à une variation sur le mythe de Frankenstein, même s’il s’en dégage encore, avec l’apparition du mystérieux alchimiste et le sacrifice du nouveau-né pour animer la créature, une odeur de soufre tout à fait caractéristique…
 
 

 

CHRONIQUE

 

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Le temps des bonnes guerres littéraires de 1832 est, hélas ! passé, et trop bien passé ! Pour quelle pièce de théâtre se bat-on en duel, comme on le faisait pour Henri III ? Dans quel parterre trouve-t-on, le lendemain d’une première représentation, ce qui advint à Hernani, huit paniers pleins de restes de saucissons et de petits pains, trente chapeaux écrasés, et je ne sais combien de pans d’habits ? Après Antony, nous achetions tous des poignards, et il était du meilleur goût de porter cette arme dans sa poche. Enfin, Victor Hugo demandait, et beaucoup de gens trouvaient cette demande raisonnable, qu’on tendît en noir la façade du Théâtre-Français, parce qu’on interdisait les représentations du Roi s’amuse. Classiques et romantiques ont vécu. MM. Jules Janin et Nisard ne pensent plus guère aujourd’hui à croiser la plume pour la littérature facile et la littérature difficile. Quant à Théophile Gautier, qui demandait à manger du bourgeois, il aspire et il a droit à l’Académie.

À présent, c’est le tour des sciences à guerroyer, voire même à s’empoigner quelque peu aux cheveux.

Depuis deux mois, l’Institut se galvanise et semble prendre un semblant de vie et d’ardeur.

M. Pouchet, après avoir fait bouillir de l’eau et soustrait ce liquide au contact de l’air, l’a mis en rapport avec de l’oxygène pur, et y a introduit une certaine quantité de foin. Ce foin avait été préalablement renfermé dans un flacon et chauffé pendant deux heures dans une étuve à la température de cent degrés. L’infusion ainsi préparée fut convenablement close, et, au bout de quelques jours, M. Pouchet vit des infusoires s’y développer.

Le fait est curieux, assurément. Toutefois, on a voulu lui donner une importance qu’il n’a pas. Les uns se sont mis à crier à la création spontanée ; les autres ont contesté jusqu’à la réalité de l’observation de M. Pouchet. L’Académie elle-même s’est divisée en deux camps et a eu sa petite guerre civile. Tandis que MM. Milne-Edwards, Payen, Quatrefages, Claude Bernard et Dumas se réunissaient pour une levée de boucliers, M. Flourens leur opposait M. de Mantegazza, qui aurait vu des vibrions se former de toute pièce sous ses yeux. Enfin, un hétérogéniste a comparé les membres de l’Institut, adversaires de la création spontanée, à des inquisiteurs ; et M. Pouchet à Galilée chargé de fers, frappant du pied le sol de son cachot, et disant à propos de la terre – quoique Galilée ne l’ait jamais dit : « Elle tourne cependant ! »

Il s’en est suivi une pluie de lettres, une averse de Mémoires, un torrent d’articles de journaux, une série de petites violences scientifiques, une bagarre des mieux conditionnées, fort propres à désopiler la rate, comme le fameux orviétan de M. Diafoirus.

Le plus piquant de l’affaire, c’est que M. Pouchet se défend de toutes ses forces de songer à présenter ses observations comme un argument en faveur de la création spontanée. Mais il a beau protester ! Derrière lui, marchent des partisans fanatiques, forcenés, plus royalistes que le roi, qui le poussent, quand même, en avant ; qui se font un drapeau de son Mémoire, et qui veulent, à tout prix, métamorphoser un travail consciencieux en affaire de parti.

Certaines sectes de l’Inde enseignent que la Terre repose sur un éléphant, l’éléphant sur un bœuf, le bœuf sur un crocodile, et le crocodile sur un serpent. Quand on leur demande sur quoi repose le serpent, ils ne savent que répondre. C’est là, et ce sera toujours là l’histoire de la science humaine. Elle en était encore au monde reposant sur un crocodile. M. Pouchet a peut-être découvert un tout petit bout de la queue du serpent… je le veux bien ! Mais que prouve cela en faveur de la création spontanée ? La création spontanée est partout et nulle part. L’inconnu nous entoure et nous arrête à chaque pas.

Ainsi, pour ne citer qu’un exemple entre des milliards d’exemples, au Mexique et au Pérou, sur le sol des forêts vierges qu’on détruit par le feu, on voit tout à coup apparaître des plantes étrangères jusque-là dans la localité, et qu’on nomme fleurs d’incendie !

Lorsqu’on creusa le canal de Toulouse, on remarqua, non sans surprise, que les terres remuées et restées à sec pendant deux ans se couvraient subitement d’une plante nouvelle pour le pays : le Polypogon monspeliensis. M. Decaisne mentionne plusieurs faits analogues. À Ermenonville, le lac, mis à sec, s’est couvert de Sinapis alba (moutarde blanche). Aux environs de Bordeaux, après l’incendie d’un bois, le Papaver somniferum (pavot) s’est montré de même en grande quantité. En Angleterre, le creusement d’un canal a fait paraître en abondance le Plantago arenaria (plantain, herbe aux puces). M. Cosson ajoute qu’il a vu, une année, l’étang tourbeux de Saint-Germer, près Beauvais, desséché et tapissé de Digitalis purpurea (digitale pourprée).

Dans le bois du Pas-de-Bayard (Aisne), on a déposé, l’année dernière, des amas de scories provenant de hauts-fourneaux, et formant une couche haute de plusieurs mètres, composée exclusivement de cuivre et de substances minérales qui avaient subi une violente action du feu.

Tout à coup, une plante, rare partout en Europe, particulièrement dans le pays dont nous parlons, et qui exige d’ordinaire beaucoup d’humidité, l’Impatiens noli me tangere (l’Impatiente n’y touchez pas), a envahi brusquement et couvert d’une couche épaisse de verdure, ces débris quasi volcaniques, arides, et sur lesquels l’eau des pluies tombait sans y séjourner, comme sur un tissu imperméable.

L’Impatiente n’y touchez pas appartient à la famille des balsamiques. Son nom provient de l’élasticité de ses fruits, qui, si légèrement qu’on les touche, lancent au loin, avec force, les graines qu’ils renferment. Ces graines, souples et d’assez forte dimension, ne sauraient être transportées par le vent comme celles de certaines plantes.

Un fait analogue s’observe en Hollande sur le sol de la mer de Harlem, qu’on vient de dessécher. J’y ai vu presque partout foisonner et se former des champs de fleurs jaunes (la Cinéraire des mardis), à peu près inconnues dans les Pays-Bas, et dont on ne rencontre ailleurs qu’un petit nombre d’individus, même dans les lieux qu’elles affectionnent. Il y en avait une telle quantité dans le feu lac, que parfois le vent emportait au milieu des airs des nuées d’aigrettes de cinéraires qui voilaient le ciel pendant quelques secondes.

J’ai cité ces phénomènes, les premiers venus qui me sont tombés sous la main ; mais l’étude de la nature présente des millions de millions d’énigmes non moins impénétrables, non moins surprenantes, non moins inattendues que l’apparition d’un être microscopique sorti d’un brin de foin desséché.

Du reste, cette vieille doctrine de la création spontanée remonte non seulement à l’Antiquité, mais encore se rencontre à chaque pas dans les rêveries mystiques des alchimistes du Moyen-Âge. La création d’un être vivant produit par des moyens artificiels ne préoccupait pas moins les esprits que la transmutation des métaux. Toutes ces imaginations ardentes et orgueilleuses voulaient mordre plus avant encore dans le fruit fatal de la Science, du Bien et du Mal.

[Les légendes du nord de la France qu’il serait bien temps de recueillir et d’écrire, car chaque jour les années effacent à jamais un lambeau de cette histoire traditionnelle ; les légendes du Nord, dis-je, racontent qu’un solitaire du nom de Liébert consacrait, dans son ermitage, à des recherches d’alchimie, le peu de loisirs que lui laissaient son chapelet et ses Oremus.

Or, un jour qu’après avoir soufflé et tourmenté le feu de ses fourneaux, fondu et mélangé des métaux, fait des évocations et répété des formules hermétiques, il avait fini par tomber de fatigue et par s’endormir, il trouva, en se réveillant, un étranger assis près de lui.

« Il paraît, dit celui-ci, que j’ai affaire à un grand maître de la science. Pendant que vous dormiez, j’ai examiné les préparations de vos creusets. J’ai parcouru l’Allemagne, la Perse, l’Italie ; je n’ai rencontré nulle part un alchimiste aussi près du Grand Œuvre que vous l’êtes ! Il ne vous manque plus que la poudre que j’ai là pour arriver à faire de l’or. »

En achevant ces mots, il tirait d’une besace une poignée de poudre noire, la jetait dans le creuset, renversait ce creuset à terre, saisissait de ses longs doigts, sans les brûler, la masse de métal incandescente tombée sur l’aire, et la présentait à Liébert, qui poussa un cri de surprise et de joie… C’était de l’or pur !

« Vous vous étonnez de bien peu de chose ! dit le voyageur en riant. Dans l’Inde, cette poudre noire est aussi commune que la boue dans votre vilain pays des Flandres. Si le peu que j’en porte avec moi peut vous être agréable, veuillez l’accepter ! je sais où m’en procurer facilement d’autre. En voici de quoi fabriquer une lieue carrée d’or. »

Et il vida sa besace aux pieds de Liébert.

« Comment vous exprimer ma reconnaissance ? s’écria l’ermite.

– En me donnant un verre d’eau ; j’ai toujours soif ; c’est une habitude, ou plutôt une infirmité que j’ai contractée dans le pays d’où j’arrive et où la température est singulièrement chaude. »

Il ricana en disant cela.

Liébert lui présenta sa cruche, que l’étranger, quoiqu’elle fût pleine jusqu’aux bords, vida d’un seul trait.

« Ainsi, reprit-il en se pourléchant les lèvres, comme s’il eût bu du vin ou du moins de la cervoise exquise, ainsi vous en êtes encore, en Flandre, à chercher à produire de l’or ? Depuis longtemps, les brahmanes de l’Inde regardent le Grand Œuvre comme un jeu d’enfant. Maintenant, ils cherchent, et ils ne tarderont point à créer un être vivant, de manière à égaler Dieu.

– À quoi bon créer un être nouveau  ? demanda Liébert.

– À quoi bon ? La question me paraît naïve ! À quoi bon ? À fabriquer des êtres moins imparfaits que ceux qui existent, et qu’on vante je ne sais pourquoi. Voyez l’homme, par exemple ! Est-il une machine tellement accomplie qu’on ne puisse faire mieux ? Sa vue, son ouïe, son odorat sont-ils parfaits ? Vole-t-il dans les airs comme les oiseaux ? Nage-t-il et respire-t-il dans l’eau comme le poisson ?

– Vous avez raison, reprit Liébert tout rêveur ; l’homme ne serait parfait qu’à condition de voir aussi loin que l’aigle, de surpasser en odorat les oiseaux qui sentent une proie à dix lieues, d’entendre à de grandes distances comme le cerf, de plonger comme le goéland et de voler comme l’hirondelle.

– Voilà qui est parler d’or ! reprit l’étranger. L’homme n’est qu’une bien pauvre bête, après tout ; et son invention ne valait certainement pas le bruit qu’on en a fait.

– Vous avez raison, je le répète ; mais comment arriver à créer un être vivant ?

– Rien de plus facile quant au corps. Les Brahmines en fabriquent à la douzaine, et je possède leur secret aussi bien, sinon mieux qu’eux. Le difficile consiste à donner la vie à ce corps. Pour cela, il faut égorger à minuit un nouveau-né, et, avec certaines précautions, verser tout son sang dans la bouche de l’homme qu’on a fabriqué. Si vous êtes curieux de voir la chose, chargez-vous de me procurer l’enfant ; avant que minuit sonne, moi j’aurai fait le corps. Surtout, que l’enfant ne soit pas baptisé ! Allons, cela va-t-il ?

– Mais c’est un péché mortel ! c’est un crime que vous me proposez là !

– Oh ! oh ! repartit le voyageur en riant, vous voulez devenir l’égal de celui qu’on appelle Dieu, et vous craignez de l’offenser ! Si vous avez de si ridicules préjugés, serviteur ! Je vais porter mon savoir autre part. »

Après une longue et terrible lutte avec son orgueil et son amour insensé de la science, Liébert finit par succomber, sortit et revint apportant un nouveau-né qu’il avait trouvé exposé sur les marches de l’église du village voisin. Cela se pratiquait ainsi avant que Saint-Vincent de Paul eût connu et réalisé la charitable pensée de recueillir et d’élever ces pauvres petits abandonnés.

Le voyageur, de son côté, n’était point resté inactif. Il avait formé, avec toutes sortes de matières, un corps gigantesque, étendu sur la terre et recouvert d’un manteau qui n’en laissait voir que la bouche.

Liébert voulut soulever ce manteau, mais l’inconnu l’en empêcha.

« N’y touchez pas ! vous allez le refroidir, et tout mon travail serait perdu ! s’écria-t-il. Allons vite ! percez-moi d’un coup de poignard le cœur de ce petit criard, et versez-en le sang dans la bouche de notre enfant. »

Liébert, d’une main tremblante, commit ce meurtre épouvantable, et vit, avec une joie mêlée de terreur, s’animer, à mesure qu’il buvait le sang, l’être mystérieux recouvert par le manteau.

Tout à coup, ce manteau tomba, et l’ermite vit se dresser devant lui un monstre hideux.

« C’est ton homme perfectionné ! s’écria l’alchimiste. Tu t’es plaint de l’imperfection de sa vue, et il a les yeux du caméléon ! Afin de procurer plus de subtilité à son odorat, je lui ai donné la trompe de l’éléphant ; ses oreilles ont la finesse, mais aussi la longueur, des oreilles du lièvre ; son corps est armé des écailles et des nageoires du poisson ; les muscles nécessaires au mouvement de ses ailes forment sur son dos une bosse un peu forte, je l’avoue ; enfin, les ongles de ses doigts ressemblent aux ongles du tigre, pour mieux tenir ce qu’ils saisissent. Qu’en dis-tu ? »

Il parlait encore, que le monstre se ruait sur Liébert, le saisissait et allait l’étouffer, quand, grâce à Dieu, l’ermite se réveilla en sursaut, porta autour de lui des regards éperdus et bénit Dieu de n’avoir fait qu’un rêve !

Quand il fut bien revenu à lui, il jura de ne plus chercher le Grand Œuvre, et encore moins l’homunculus (le petit homme), cette lubie de l’orgueil humain, cette autre quadrature du cercle.]

Vous le voyez, la génération spontanée n’est pas inventée d’hier. Le Moyen-Âge et le dix-huitième siècle l’ont cherchée ; nous rions aujourd’hui de l’ignorance de ces deux époques, si vaines pourtant de leur prétendue science.

Nos petits-fils riront bien aussi de nous, hélas !
 
 

 

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(« Sam » [Samuel Henry Berthoud], in La Patrie, dix-neuvième année, lundi 21 février 1859 ; l’anecdote de l’alchimiste, placée entre crochets dans le texte, a été reprise sous le titre : « Une Légende du Nord, » dans Vert-Vert, vendredi 25 février 1859 ; l’article a été publié en volume dans Les Petites Chroniques de la science, Paris : Garnier frères, 1875. Gravure représentant M. T. P. Cooke, du Theatre Royal Covent Garden, interprétant le monstre dans l’adaptation théâtrale de Frankenstein par Richard Brinsley Peake, 1823. Sur le même thème, le lecteur pourra se reporter à l’article « Deux Variations sur Frankenstein : Prométhidès et Ecce Homo, » publié ici même)