CHAPITRE VII

 

ALVAS RENCONTRE UNE FILLE SUR LA COMÈTE SANGLANTE !

 
 

Je ralentis jusqu’à la vitesse d’un avion ordinaire. Je regardai au-dessous de moi.

Ce fut l’impression la plus extraordinairement merveilleuse de ma vie. J’étais au cœur de la comète et j’avais sous les yeux un continent vivant : des paysage variés, des arbres, des plantes, des collines, des lacs, une courte rivière agrémentée d’une brillante cascade. Des créatures étranges se mouvaient et paissaient sur ses rives.

Car il y avait de l’herbe dans les plaines, des fougères dans les vallons. Le sommet d’un vallonnement abritait un étang teinté de rose. Je diminuai l’altitude et suivis le cours de la rivière. Quelle merveille que ce monde en miniature, aussi gracieux que ma Terre !

Enfin, j’approchai de la source de la rivière, dans un bois, au pied des collines. À la lisière, des pierres empilées formaient des murs destinés, semblait-il, à une habitation.

Ensuite… Je freinai et, pour la première fois, arrêtai complètement l’avion. Non seulement une couche atmosphérique existait au cœur de la comète, mais des humains y habitaient ! L’amas de pierres était une maison devant laquelle une femme, ou plutôt une jeune fille, debout, regardait dans ma direction. La jeune fille de la comète !

Je me posai devant sa demeure. Dès l’arrêt, sans une hésitation, elle courut le long des parois de l’avion jusqu’à une vitre d’où elle pouvait me voir.

Je n’avais jamais aperçu une si belle créature.

L’innocence lui conférait une totale absence de crainte. Ses cheveux dorés comme ceux d’une fée et sa grâce dépassaient de loin tout ce que j’avais jamais vu sur la terre. Ses lèvres rouges comme le suc des baies, son corps de nymphe m’enchantèrent. Et que dire de son curieux vêtement ? Une tunique de plumes jetée sur son épaule droite laissait à découvert son sein gauche et tombait jusqu’à ses genoux. Elle portait des sandales aux pieds.

Moment étrange pour elle comme pour moi !

Moi, l’explorateur, parti de la planète Terre pour visiter une comète ; elle, une jeune fille, la plus belle qui se soit jamais présentée à mes yeux éblouis. Ses grands yeux bleus pleins d’innocence me regardèrent avec un profond intérêt ; toute son expression dénotait l’espoir, l’étonnement, l’ardeur. Protégeant son front de la clarté trop vive, elle regarda à l’intérieur et me fit des signes. Je ne comprenais pas l’expression de son regard.

Je restai immobile une minute, en admiration devant sa beauté. Je ne pouvais pas l’entendre, mais je remarquai son impatience. Elle était naturelle comme une enfant, splendide comme une déesse. Comme je ne bougeais pas, elle tapa de son poing menu sur la vitre.

Par gestes, elle désignait la demeure de pierre. Ses grands yeux se firent implorants. Devant mon silence, elle eut un accès de colère et frappa les parois de l’avion comme pour les enfoncer.

Que signifiait tout cela ? Qui était-elle ?

Je devais être prudent ; le noyau pouvait être pourvu d’une atmosphère gazeuse, mais rien ne prouvait que la vie d’un Terrien y fût possible. Certes, je voyais autour de moi des manifestations de vie organique, différentes toutefois de celles de la Terre. Décidé à procéder à un essai de l’atmosphère, j’appuyai sur un levier et un récipient de verre sortit par une des petites portes.

La jeune fille parut comprendre. Elle se baissa, ramassa une petite bête semblable à un chat et la mit dans la boîte. Puis elle fit un signe.

Ainsi, je pouvais déterminer la nature de cette atmosphère. J’examinai l’animal, moitié chat, moitié lapin. S’il ne supportait pas l’air de mon avion, il serait dangereux pour moi de sortir.

La jeune fille me regardait faire.

Je déposai la bête sur le sol. D’abord intimidée, elle commença bientôt à gambader sans la plus petite trace de malaise. Elle pouvait vivre dans mon atmosphère ; il n’y avait donc aucune raison pour ne pas sortir. La jeune fille semblait prévoir mon intention. Elle courut vers la porte.

Je sentis, en mettant le pied sur le sol, une légère faiblesse.

Rien d’étonnant : je manquais de sommeil et j’avais passé la journée dans un espace très réduit. Je trouvai l’air frais et embaumé, plein de la douceur du matin. Point de ciel tel que nous le connaissons sur la Terre, ni de Soleil. L’air était illuminé de l’éclat rougeâtre reflété par le coma au-dessus de nous. La gravitation était verticale comme sur la Terre et je ne me sentais ni plus lourd ni plus léger qu’à Sansar. La raison en était, je l’appris plus tard, la densité extrême du champ magnétique du noyau. L’horizon où l’anneau tournoyant projetait ses gerbes de lumière formait une nappe de pourpre étincelante. Je foulai l’herbe douce comme du trèfle et je respirai avec joie l’air limpide.

La jeune fille courut vers moi. Vue ainsi, dans l’air pur, elle me parut encore plus belle. J’admirai ses bras nus, fièrement modelés, son absence totale de peur comme de hardiesse, son regard innocent. Telle une enfant, elle me saisit le bras et parla.

Sa voix me surprit par sa douceur et sa légère tristesse, mais je ne la comprenais pas. Je me bornais à suivre ses gestes et à plonger mon regard dans ses yeux merveilleux. Sa peine était visible. Elle s’accrocha à mon bras et, avec des mouvements passionnés, me désigna la demeure. Elle ne s’intéressait ni à l’avion ni à son contenu.

Obligé de la suivre, je traversai, devant la maison, une courette ornée de verdure et de fleurs ; des arbres se dressaient autour sur trois côtés. La petite rivière serpentait sur notre gauche.

Elle me prit par la main et me conduisit dans le sentier. Dans sa paume douce et magnétique, je sentais un frisson d’espoir, d’ardeur et de triomphe. Elle me regarda deux fois et sourit, d’un air enfantin, à la fois possesseur et orgueilleux, comme si j’étais arrivé juste à temps pour répondre à une espérance depuis longtemps abandonnée. À la porte, elle s’arrêta, mit un doigt sur ses lèvres et entra, seule.

Elle revint vite, reprit ma main et me fit franchir le seuil. Nous traversâmes une entrée, une chambre ; elle s’arrêta, montrant une forme étendue sur une couche au fond de la pièce.

C’était un homme, un homme extraordinaire, un géant. Il était endormi, ou peut-être (atroce pensée) mourant ! Appuyé sur des coussins, il croisait les bras sur sa couverture. Sa barbe et ses cheveux de neige encadraient sa figure aux yeux clos d’une noblesse reposante. Sous son vaste front, je sentis tout de suite la vertu, la fierté, la sagesse, la dignité. Qui étaient cet homme étrange et cette jeune fille ? Comment étaient-ils parvenus jusqu’ici ?

La jeune fille me lâcha, courut vers le lit et s’agenouilla. Saisissant une des vieilles mains usées, elle l’embrassa, puis elle posa ses lèvres sur celles du dormeur et prononça quelques paroles.

Les yeux s’ouvrirent ; j’entendis un murmure et je vis le vieillard chercher de la main les cheveux de la jeune fille qui tombaient en flots dorés sur sa poitrine. Dans les yeux de cet homme montait une tendresse infinie mélangée de tristesse.

La jeune fille se laissa caresser les cheveux ; elle leva la tête, parla, et j’entendis le gazouillis de sa voix. Elle me désigna et l’homme me regarda.

Je revois encore ses grands yeux gris, calmes et bons, pleins de majesté. Il se mourait d’une fin cosmique. Cet homme extraordinaire dépassait en noblesse le commun des mortels. Une lueur de reconnaissance emplit son regard.

Il baissa les yeux sur la jeune fille et la questionna d’une voix lente. Il me regarda encore une fois.

La jeune fille répondit de sa voix musicale que soulignaient des gestes. Elle décrivait sans doute l’avion et mon arrivée. Les traits du vieil homme se détendirent. Il sourit et lui caressa les cheveux. Lorsqu’elle eut fini, il désigna une ellipse placée sur le mur et accompagnée d’un mécanisme d’horlogerie.

Je remarquai sur ce mur un circuit en métal noir, de forme allongée, jalonné de marques blanches, une sorte d’échelle graduée munie d’une flèche à sa base.

La jeune fille se dirigea vers le mur et plongea un pinceau dans un liquide noir. Elle marqua un point exactement au-dessus de la flèche et traça une série de chiffres et de formules que le vieil homme lui fit effacer.

À la fin, il me regarda et me fit un signe. J’approchai. Immobile une minute, je regardai son merveilleux visage. Quel homme était-ce ? D’où venait-il ?

La jeune fille vint près de moi et me prit le bras. Dans un effort suprême, l’homme se redressa. Il était vieux, très vieux. Obéissant à son geste, la jeune fille s’agenouilla près du lit ; je l’imitai.

Ils échangèrent des paroles incompréhensibles pour moi. Un silence. Il étendit le bras et me toucha la tête. Je le regardai et compris.

Il se mourait. La jeune fille, son enfant, restait seule ; j’arrivais à temps pour la prendre sous ma protection. Je vis ses lèvres esquisser une prière, remercier un être suprême de m’avoir miraculeusement envoyé sur la comète. Je me demandai si je serais digne de la fille de ce patriarche.

Tout à coup, j’eus honte. À quoi pensais-je donc ? Il ne me demandait rien d’autre que de la protéger. Elle était encore une enfant, trop belle et trop tendre pour un homme comme moi. Je vivrais pour elle, la protégerais et, si possible, j’essaierais de gagner son amour. L’idée me surprit.

Il prit la main de la jeune fille, la plaça dans la mienne et, de ses mains étendues, nous bénit. Ensuite, il me regarda dans les yeux. Moment suprême. Je comprenais. Désormais, je n’étais plus roi des Sansars, mais gardien de cette enfant.

Nous nous relevâmes ; elle me regarda, posa ses mains sur mes épaules et, de ses yeux, jaillirent des larmes de gratitude, d’espoir, de tristesse et de bonheur. Un miracle m’amenait là où j’étais attendu. Je devais vivre pour réaliser les rêves de cette enfant. Elle ferait une reine merveilleuse.

Je jetai un coup d’œil sur la chambre et son ameublement. J’y vis, mélangés, des instruments, des pièces de machines, des brochures et bien d’autres choses. Sur un mur, une quantité de diagrammes, de schémas astronomiques et de calculs. Le vieil homme désigna une carte et un rouleau de parchemin ; la jeune fille les lui apporta, les développa à son chevet. Il m’appela près de lui.

C’était une carte des étoiles comme je n’en avais jamais vu ; la tête d’une ellipse se dessinait sur un groupe de neuf points. Le vieillard posa le doigt sur le troisième point à partir du centre. Il leva les yeux et montra le mécanisme d’horlogerie. Je restai une minute sans comprendre. Enfin, je compris et restai stupéfait.

Il montrait la Terre. Le mécanisme du mur indiquait point par point la route de la comète. Cet homme mystérieux voyageait sur la comète dans l’infini.

Je fis un signe de tête et, pointant mon doigt vers moi-même, j’esquissai des gestes comme pour planer dans l’air. La jeune fille parla et il parut comprendre. Il prononça quelques mots accompagnés d’un large geste. La jeune fille acquiesça d’un hochement de tête.

Elle m’emmena. Sur le seuil, elle s’arrêta et me regarda, les yeux pleins d’émerveillement, de confiance, de bonheur. Elle me prit la main. « Venez, je vais vous montrer quelque chose, » dut-elle me dire.

Nous traversâmes la cour, passâmes sous les arbres à feuilles de fougères pour aboutir dans un pré d’une douzaine d’acres, au bord du ruisseau. Là, des oiseaux au plumage pourpré, semblables à des autruches, groupés au centre de l’enclos, paissaient l’herbe.

Nous foulions un trèfle épais ; l’air embaumait ; le ciel cramoisi dépassait toute beauté imaginable… Une vraie journée de printemps. Elle me conduisit droit vers le centre du pré et arracha les plantes qui cachaient un monticule. Elle se redressa, et le désigna comme pour dire : « Regardez, voilà notre histoire. »

Avec un cri, je sursautai. Là, devant moi, un avion interstellaire semblable au mien, brûlé, tordu. Sa forme restait visible ; une des parois montrait les traces d’un feu intense. Les cloisons d’ajacite, arrachées, déformées, racontaient le drame : celui d’une grandiose aventure aboutissant à une fin qui aurait pu être la mienne.

Quelle force avait déchiqueté cet ajacite que j’avais cru invulnérable à la chaleur et aux influences les plus puissantes ?

La jeune fille paraissait lire mes pensées ; me touchant le bras, elle désigna les gerbes aveuglantes qui jaillissaient de l’anneau dans ses révolutions. Je compris. L’homme et sa fille étaient venus comme moi, mais le courant vertigineux les avait aspirés. Peut-être qu’alors l’ouverture de l’anneau était plus petite qu’à mon arrivée. Leur avion anéanti, ils furent obligés de demeurer dans ce petit monde planétaire où je les trouvai.

Cela m’expliquait l’absence de toute crainte chez la jeune fille à mon arrivée. Depuis quand se trouvaient-ils dans la comète ? D’où venaient-ils ?

Encore une fois, la jeune fille sembla deviner. Se désignant du doigt, elle mit sa main à une petite distance du sol.

Un bébé ! Elle avait passé là sa vie entière. Je supputai la vitesse de la comète d’après un rapide calcul mental. La jeune fille venait de plus loin que Neptune, la plus éloignée de nos planètes, donc d’une étoile.

Nous nous tenions au pied de la colline, près de la source bouillonnante du cours d’eau. Les arbres aux feuilles de fougères escaladaient la pente au-dessus de nous ; la montagne se dressait solitaire, arrondie comme un petit volcan. Je me rappelai la nappe d’eau rose aperçue à son sommet et le désignai du doigt. Je remarquai un sentier grimpant entre les roches et les éboulis. La montagne me paraissait assez naturelle, mais je ne pouvais concevoir une nappe d’eau normalement colorée de rose. Peut-être existait-il une relation quelconque avec l’anneau du noyau.

Pour la première fois, je vis la jeune fille montrer une certaine appréhension. Elle saisit ma main montrant le sommet, la baissa et interposa vivement son corps délicieux entre la montagne et moi, comme si elle désirait m’ôter même l’envie d’en faire l’ascension. Ses yeux s’agrandirent et j’y vis poindre une angoisse incompréhensible.

Inutile d’essayer d’obtenir une explication ; aussi je saisis les lianes qui poussaient sur les ruines et me hissai dessus. Prenant la main de la jeune fille, je l’attirai vers moi. Le contact me fit frissonner. Quelle beauté merveilleuse ! Ses bras nus et sa tenue rustique lui donnaient un aspect original. Elle sauta sur la ruine comme une fée, les yeux brillants, tout son corps vibrant. Elle me dépassa d’un bond et, écartant les herbes folles, découvrit la porte de l’avion. Je trouvai à l’intérieur exactement ce que j’attendais : des moteurs atomiques démolis et des instruments tordus. Ces épaves dénotaient une civilisation pour le moins égale à la mienne. Dans cette cabine calcinée et en partie arrachée, je lus la tragique histoire commencée ici même, dont le dénouement se jouait là-bas, dans la maison à l’ombre des arbres-fougères. Quelle avait dû être leur existence dans cette comète ! Sans espoir, ce père voyait venir sa fin prochaine ; sa fille restait seule et sans protection.

Cette fée, cette enfant du ciel, cette fille des étoiles ne connaissait du monde que la comète !

Ils devaient pouvoir me raconter des merveilles ; ils venaient certainement d’une planète située hors de la portée de nos télescopes, dans le voisinage d’une étoile que, seul, le spectroscope pouvait déceler.

Je me remémorai le mécanisme d’horlogerie fixé au mur dans la chambre du vieillard, les croquis astronomiques et les calculs. Cet homme, d’une sagesse exceptionnelle, avait pu déterminer la place des étoiles, non seulement en les observant de loin, mais aussi en allant les visiter. Entendrais-je son histoire ? Pourrais-je communiquer avec cet homme admirable ? Pour cela, il me fallait apprendre son langage.

Nous retournâmes à la demeure. En chemin, je commençai mon instruction, apprenant le nom des objets familiers et enseignant l’équivalent sansar à la jeune fille ravie. Des deux côtés, le zèle pour apprendre ne manquait pas. En quelques moments, j’eus la tête bourdonnante d’une quantité de mots suffisante pour ébahir un linguiste.

Au retour, je me rendis à mon avion et en sortis des objets de première nécessité. Je me rendis près du père. Il dormait. Je m’assis enfin devant un repas servi par la fille des étoiles !

La leçon continua. L’un après l’autre, j’appris les noms les plus courants, prenant bien soin d’indiquer leur équivalent en sanscrit. Soudain, je pensai au terme le plus intéressant. Je montrai du doigt ma compagne.

Elle ne comprit pas ; alors, je tournai le doigt vers moi-même.

« Alvas, » dis-je.

Elle sourit et répéta le mot de sa voix musicale. Sa voix caressait mon nom ; elle le redit à plusieurs reprises. Je la désignai de nouveau. Elle rit cette fois en se frappant la poitrine.

« Sora, » dit-elle.

Je désignai la chambre où reposait son père.

« Zin, » prononça la jeune fille.

Voilà de quelle façon je fis la connaissance d’un père et d’une fille, explorateurs des étoiles !
 
 

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(Austin Hall, traduit de l’américain par Lola Tranec, in Carrefour, sixième année, n° 254 et 255, mercredis 27 juillet et 3 août 1949)