En manière de conte…

 
 

« … fault ouvrir le livre, et soigneusement peser sur ce qui y est déduict. Lors, cognoistrez que la drogue dedans contenue est bien d’aultre valeur que ne promettoit la boîte, c’est-à-dire que les matières icy traictées ne sont tant folastres comme le tiltre au dessus prétendoit. »

 

François Rabelais, Prologue

(de la Vie très horrificque du Grand Gargantua)

 
 

« L’effet tonique de l’excitation cutanée jette de la lumière sur la psychologie de la caresse. » Fr. Féré.

 
 

Dans un coin sombre du grand salon bourgeois, j’aperçus mon vieux camarade Marc. Il venait là comme on rend visite à un dentiste, par raison, mais non pour son plaisir.

Un antagonisme profond et farouche le dressait contre tout snobisme, contre toute pensée bourgeoise, mais il descendait stoïquement, de temps à autre, parmi le peuple inconsistant des réunions mondaines, car il ne manquait point de sens politique, et il nourrissait trop d’ambition pour déserter complètement les lieux où se forgent, malgré tout, les réputations.

« … Mais, cher maître, lui disait une jeune femme, à laquelle la règle du jeu mondain l’obligeait à prêter une oreille d’apparence attentive, vos admirables expériences de psychologie zoologique n’établissent-elles pas, sans conteste, que les animaux pensent, comme nous, qu’ils aiment et souffrent aussi ?

–  Sans doute. Il n’y a, d’ailleurs, que différence de degré entre les mammifères supérieurs et l’homme. Leur nature est la même, et les mêmes méthodes d’expérimentation s’appliquent à tous. Quelle différence de comportement, cependant, entre la guenon et la jolie femme ! La compagne de l’homme est la seule femelle qui soit toujours, en toutes saisons, prête à faire l’amour. Non pas, certes, que son cycle mensuel soit bien différent de ce qu’il est chez les singes anthropoïdes, mais l’homme, et plus encore la femme, présentent un si extraordinaire développement du système nerveux qu’ils ont constamment tendance à élaborer les sensations perçues et que leurs réactions ont lieu sous l’influence d’une imagination complexe, laquelle fausse les lois simples du désir et du rut. »
 

*

 

La jeune femme s’étant enfuie aussi rapidement que l’y autorisaient les conventions reçues, je m’approchai de Marc et lui tendis la main.

« Bonjour, lui dis-je, comment vont tes travaux ? »

Sa longue silhouette oscilla dans la pénombre, et je sentis son regard d’acier me quitter pour fixer le sol. Un instant, il se ramassa comme pour l’une de ces attaques incisives dont il est coutumier. Puis, à nouveau, ses yeux clairs se plantèrent dans les miens, et d’un air de défi :

« Je t’attendrai demain soir à mon laboratoire. Tu me donneras ton opinion sur mes nouvelles recherches. Ta culture philosophique est trop étendue pour que tu les rejettes a priori. Et cependant…

– Quoi, lui dis-je, tes machines pour l’étude des facultés intellectuelles chez les mammifères ne te suffisent-elles plus ? À quelle noire besogne de sorcellerie t’adonnes-tu encore ?

– Je console les épidermes, » me répondit Marc.

J’ouvris la bouche pour demander quelques éclaircissements à une si étrange réponse, mais, par une de ces décisions soudaines qui étonnent toujours ceux qui ne saisissent que son comportement extérieur, Marc venait de disparaître.
 

*

 

La porte s’ouvrit sans bruit, et j’aperçus Marc, dont la silhouette mince, diminuée encore par le contre-jour, se détachait sur le rectangle lumineux démasqué dans la paroi obscure.

« Entre, » me dit-il. Et il referma la porte avec un soin qui me surprit.

Nous traversâmes l’antichambre et le couloir et, toutes portes closes, aussi soigneusement que la première, nous arrivâmes dans le petit laboratoire blanc et rouge que Marc réserve d’ordinaire aux expériences de psychologie.

Mon ami attache beaucoup plus d’importance que la plupart des scientifiques au cadre dans lequel il se meut. Il prétend que l’action du milieu sur l’individu n’est point négligeable, et que nous aurions tort de renoncer à agir sur des facteurs d’un maniement aussi commode que la couleur des murs ou les rayons d’un appareil d’éclairage. Chaque pièce du laboratoire est donc peinte de couleurs vives et opposées qui frappent le visiteur non prévenu et favorisent, dit Marc, les sécrétions mentales.
 

*

 

Nous étions, ce jour-là, dans la pièce aux murs blancs sur lesquels courent des baguettes d’un rouge vif. Au plafond, une lourde dalle de verre dépoli laissait filtrer une lumière verte opalescente qui donnait des contours irréels aux objets placés dans la pièce. J’appelle ce local le laboratoire de psychologie, afin de satisfaire mon esprit par une affectation précise, mais elle n’en possède, à dire vrai, aucune. Marc bouleverse la destination des lieux suivant les travaux du moment, et il est souvent impossible, même à un initié, de déterminer exactement à quelle technique scientifique appartiennent les appareils laissés sur une table.

« Je ne pratique pas UNE science, mais LA science, dit fréquemment Marc. Je me moque du particularisme des physiciens, des chimistes ou des biologistes. Il n’y a de vraiment fructueux que les travaux poursuivis de manière à jeter un pont par-dessus ces barrières artificielles. L’attitude scientifique est une orientation de l’esprit, d’ordre tout à fait général, et qui domine de loin le fait qu’on se met en combinaison pour faire de la mécanique ou en blouse pour faire de la chimie. On peut même user de l’esprit scientifique en discutant, dans son cabinet, de problèmes généraux, sans mettre jamais les pieds dans un laboratoire. L’esprit scientifique, c’est l’esprit de raison et les mêmes méthodes rationnelles s’appliquent dans toutes les branches de la connaissance. Il n’y a donc personne qui ait le monopole de la technique physique, de la technique chimique ou de telles autres, comme certains impuissants voudraient nous le faire accroire, afin de jouir en paix de l’immunité que leur conférerait un si rare privilège. »
 

*

 

Qu’il ait d’ailleurs ou non raison, Marc s’est tiré avec bonheur des travaux variés où son insatiable curiosité et sa fantaisie naturelle l’ont poussé depuis quelques années – Physique, Chimie, Biologie, Psychologie, rien n’a été à l’abri de ses investigations.

Lors de ma dernière visite, il s’adonnait avec passion à la détermination des caractères psychologiques de différentes espèces animales, au moyen d’appareils monstrueux mi-mécaniques, mi-électriques, grâce auxquels il avait la prétention « de souder la machine vivante à la machine inerte. » Il ne visait à rien moins qu’à utiliser le cerveau animal, au lieu du cerveau humain, dans un certain nombre de travaux industriels, et Dieu sait, d’ailleurs, à quoi ce diable d’homme serait arrivé, étant donnée l’extravagance des premiers résultats obtenus, si de nouveaux travaux n’étaient venus le solliciter impérieusement.

Pour l’instant, le milieu de la pièce était occupé par une machine bizarre qui évoquait invinciblement pour moi une table d’opération, mais qui se trouvait si surchargée de câbles électriques et de fils qu’elle ne pouvait évidemment être utilisée pour aucune technique chirurgicale connue.

Debout, la main droite appuyée sur l’objet, Marc me contemplait malicieusement et semblait goûter un vif plaisir à constater mon étonnement. Puis, craignant sans doute qu’il ne s’émoussât :

« L’orgue à caresses, » dit-il en me montrant la table.

Puis, me désignant un meuble bas, disposé dans un coin de la pièce, et portant des touches et manettes nombreuses :

« Son clavier. »
 

*

 

Ne voulant point manifester mon ébahissement, je me composai une figure de marbre et je me dirigeai vers le meuble.

Il avait la forme d’un petit harmonium, mais le clavier était remplacé par une plaque de verre sur laquelle apparaissaient, peintes, deux femmes allongées, nues, l’une vue de face, l’autre de dos.

Ces deux figures étaient entièrement recouvertes de touches semblables à celles d’une machine à écrire. On n’aurait pu trouver un point de leur peau qui n’en portât une.

Derrière le clavier, un tableau d’appareils de contrôle semblait destiné à quelque poste radio-électrique. Au sol, j’apercevais trois pédales.

Frappé des dispositifs physiques dus à la technique la plus moderne et de ce rapprochement entre des êtres vivants, des femmes qui, peintes sur une dalle de verre et éclairées faiblement par transparence, paraissaient en relief et presque animées, malgré les touches qui les recouvraient, je songeais à d’autres appareils que Marc m’avait présentés auparavant où se mouvaient d’autres êtres, des rats ou des chiens, qui se livraient à d’étranges besognes.
 

*

 

« Parbleu, lui dis-je, je vois ce qu’il en est. Tu es las à présent de la psychologie de nos frères inférieurs et tu t’attaques à notre compagne. La psychologie de la femme, beau et vaste sujet sur lequel pas mal de philosophes et de littérateurs se sont déjà cassé les dents ! Puisses-tu être plus heureux…

–  Ce n’est pas tout à fait cela. L’appareil que tu vois ici n’est pas psychologique. C’est un exerciseur à caresses, une machine destinée à la gymnastique cutanée.

Le principe en est simple. Le sujet, nu ou recouvert d’un maillot collant, étendu sur la table que tu aperçois, y est assujetti au moyen des bandelettes que voici. La face interne de ces bandelettes, c’est-à-dire le côté tourné vers l’épiderme du sujet, est tapissé de petits disques métalliques lisses. La patiente se trouve donc entièrement recouverte d’électrodes dont chacune est reliée, par l’intermédiaire de ces câbles souples, à une touche du clavier que tu regardais tout à l’heure.

Les manettes des registres, que tu aperçois au-dessus du clavier, permettent de grouper ensemble les touches d’une même région. Si je tire, par exemple, le registre Hanche droite, je couple électriquement toutes les électrodes disposées sur la hanche droite du sujet.

Les trois pédales, disposées sous le clavier, permettent respectivement, soit de contracter, par faradisation, les muscles placés sous les électrodes correspondant aux touches qu’utilisera l’opérateur, soit de produire l’horripilation de la peau de la même zone au moyen d’une petite bobine d’induction, soit enfin d’effluver superficiellement cette région cutanée grâce à des courants de haute fréquence.

Si je me mets au clavier, j’ai donc sous la main des régions antérieures et postérieures de mon sujet, lesquelles sont figurées sur les deux formes peintes, et je peux, en laissant courir mes doigts sur les touches et en usant avec discernement des pédales, contracter, horripiler, effluver, exciter pour tout dire d’un mot, mais d’une façon combien graduée et précise, tel point ou telle zone cutanée qu’il me plaira.

Pour peu que j’aie quelques dispositions d’esprit et quelques connaissances dans l’art des mignardises, quelles admirables mélodies ne vais-je point exécuter ? Ô femme, clavier merveilleux… »
 

*

 

« Ici, je t’arrête, m’écriai-je. Ne vois-tu point où tu t’engages ? De quels anathèmes, de quels sarcasmes ne va-t-on point t’abreuver ? Je ne me consolerai pas de voir une intelligence comme la tienne, accablée sous le poids du mépris public et de la réprobation sociale.

– Tu parles comme M. Prud’homme. Mais ne te scandalise pas et tâche de faire appel aux ressources de la philosophie.

La physiologie moderne nous apprend que la caresse est un agent actif, utile au maintien d’un tonus vital convenable chez la femme. « L’homme estant couché avec sa compagne et espouse, disait, voici déjà longtemps, Ambroise Paré, la doit mignarder, chatouiller, caresser et émouvoir… »

Toutes les femmes ont droit aux caresses mais, pour faire l’amour, il convient d’être deux. Or, tu sais quelles complications, sans remèdes parfois, apporte la vie civilisée dans les choses les plus naturelles.

Eh bien, c’est un fait, alors que presque tous les hommes ont la faculté de se procurer, d’une manière ou d’une autre, l’amour qu’il leur faut, beaucoup de femmes restent sans caresses.

J’ai voulu consoler les laides, les vieilles, les déshéritées de toute nature. J’ai voulu libérer, à l’occasion, les jeunes. De même que la machine soulage le travailleur, de même j’ai voulu qu’elle accorde quelque réconfort à la femme sans joie, à la femme sans espoir.

Et peu m’importe, à moi, qu’on me taxe d’immoralité. N’y a-t-il donc point d’immoralité à ce que l’une soit belle et l’autre non ? À ce que l’une soit désirée et l’autre pas ? À ce que l’une soit caressée et l’autre méprisée ? Il serait plaisant, certes, qu’on me poursuivît, parce qu’à l’inégalité des dons naturels, j’aurai voulu substituer l’égalité des plaisirs ! »
 

*

 

« Un autre aspect de ton invention me frappe, commençai-je alors, c’est la faculté de diffusion qu’elle apportera aux plus divines caresses. Il n’existe d’ailleurs, d’une façon générale, aucune technique du plaisir. L’Église, depuis deux mille ans, en a fait un sujet maudit, si bien que, si nous mettons à part quelques manuels orientaux qu’on se passe sous le manteau et qui sont de basse inspiration, il n’existe aucun art de l’amour, sinon spontané et individuel.

Les hommes sont de tempérament si direct, si pressé, qu’ils indisposent en général leurs compagnes, beaucoup plus lentes à émouvoir. La profession d’exécutant de la caresse existera bientôt, grâce à toi, et celles qui en auront le moyen pourront ainsi s’assurer les services des virtuoses du nouvel instrument. »
 

*

 

« Certes, répondit Marc, mais ce nouvel art ne restera pas l’apanage d’une petite élite. L’emploi de films de papier perforé permettra la reproduction indéfinie et le tirage, à un nombre illimité d’exemplaires, du jeu des artistes nouveaux.

Tout l’effort de notre civilisation ne tend-il pas, d’ailleurs, à rendre exotérique ce qui était ésotérique, à diffuser jusqu’au fond des masses populaires les plus précieuses productions techniques, à augmenter sans cesse le standard de vie moyen ? Le phonographe, le cinéma, la radio n’ont peut-être pas inspiré des œuvres sublimes, mais ils ont mis les plus grandes productions artistiques à la portée d’un public immense qui ne soupçonnait même pas leur existence. De même, l’orgue à caresses ne remplacera peut-être pas un Don Juan ou un Casanova, mais il éveillera au monde des sensations exquises toutes celles qui n’auraient jamais connu que par ouï-dire les secrets de Casanova et de Don Juan.

Ma machine est le symétrique de l’Ève future imaginée par Villiers de l’Isle-Adam. Mais elle complète aussi l’amour normal ; elle y prépare plutôt. Quels préludes exquis n’imagineront point les virtuoses à venir, en usant tantôt des plus subtiles ressources d’une technique accomplie, tantôt en se livrant tout entier aux caprices de leur fantaisie improvisatrice ?

Mais, là, je ne bornerai pas mon effort. Je veux diffuser par les ondes les meilleures productions du nouvel art. Bientôt un poste spécial de télécaresses émettra des signaux, qui seront reçus à domicile par les procédés télémécaniques classiques, et chacune, qu’elle soit laide ou difforme, pourra s’imaginer que les plus habiles virtuoses dépensent pour elle seule toutes les ressources de leur génie. »
 

*

 

Un heurt discret se fit entendre à la porte.

« Entrez, » cria Marc, encore tout échauffé de sa plaidoirie.

Une jeune femme parut, seulement vêtue d’un maillot noir collant, et divinement faite d’ailleurs.

« Certes, pensai-je, en voici une qui ne doit point venir chercher ici des consolations qu’elle ne peut se procurer autre part. »

Marc fit signe d’attendre à la belle fille, et comme s’il répondait à ma pensée :

« Quels hommes auraient créé des monuments dont se compose la musique, par exemple, s’ils n’avaient espéré, par-delà les auditeurs du moment, atteindre la postérité ? On ne fait rien de grand dans l’immédiat. Je ne tenterai, dans un art, l’effort nécessaire au chef-d’œuvre que si, au-dessus de l’individu auquel je m’adresse en ce moment, je vise à perpétuer ma création, je tends vers l’Éternel. Alors, mais alors seulement, je pourrai m’élever au-dessus de moi-même et satisfaire ceux qui recherchent des sensations en dehors de la mesure commune. »

Comme il finissait, l’orchestre électrique préluda sur un mode mineur et, tandis que l’éclairage de la pièce virait insensiblement au mauve et qu’une lourde fumée odorante emplissait l’atmosphère, Marc revêtit une blouse blanche et se ganta de caoutchouc, puis il s’assit devant le clavier, sur lequel il laissa un instant errer ses doigts.
 

*

 

La jeune femme, debout, immobile et silencieuse, attendait toujours. Marc, brusquement, se tourna vers moi.

« À propos, je monte, naturellement, un nombre quelconque de sujets, en série, sur un clavier unique. Je peux ainsi, par exemple, exécuter simultanément une même mélodie sur plusieurs auditrices, je veux dire sensitrices. C’est l’enfance de l’art, l’ABC de l’électrotechnique. Eh bien, j’exécute ce soir ma dernière symphonie sur vingt épidermes. Excuse-moi, je vais étudier quelques passages difficiles. »

Et, comme je tournais le bouton de la porte :

« Envoie-moi le moins de clientes possible, ajouta-t-il, tout au plus celles à qui tu t’intéresses… de très près. Je ne peux plus suffire, je succomberai bientôt en m’efforçant à satisfaire leur ardeur jamais lasse. Beau sujet d’allégorie en deux tableaux : La Science à l’aide de Vénus et Vénus asservissant la Science. Adieu, philosophe… »
 
 

 

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(Claude Bussard, in Notre Temps, la revue des nouvelles générations européennes, cinquième année, deuxième série, tome XV, n° 112, dimanche 18 octobre 1931 ; les illustrations sont extraites de la publication)