I

 

Il la voulait vivante, bien en chair, de taille plutôt petite, et toute rose et toute blonde, avec de vrais frissons à fleur de peau qui feraient de cette figure peinte une femme réelle, cause et but de vraies passions mâles dont le désir jamais assouvi tendrait vers l’offre chaude de sa bouche et les profonds tressaillements de ses hanches.

Elle serait blonde, et ses fins cheveux rendraient plus lumineuse la blancheur de son front ; une brume, légère comme une gaze et irritante comme un obstacle, tremblerait impudiquement devant ses prunelles bleues, et, si petite, mais parfaite, elle continuerait, étant nue, les mignardises capiteuses et les provocantes vivacités de son allure, quand, sous des toilettes claires comme des rires, elle court les rues de Paris…

Ainsi rêvait Jean Lombard, vers la fin d’un crépuscule dont les teintes violettes s’allongeaient sur les meubles disparates, les études et les tableaux de l’atelier.

« Telle que Berthe, » conclut-il.

Il fut surpris d’avoir parlé haut. Un peu confus, il regarda de tous côtés : il était seul.

Jetant loin de lui son cigare éteint, il s’enfonça davantage dans son fauteuil.

Depuis quelque temps, un fiévreux besoin d’agir le tenait du matin au soir à son chevalet. Ainsi, sa rêverie de ce soir ne pouvait longtemps s’immobiliser dans un désir inactif, et la femme qu’il voyait vivre, qu’il voulait vivante sur sa toile : cette blonde coquette et si gamine, brûlant des cœurs pour lesquels elle n’avait pas de rosée, fuyait devant lui, blanche et rose, et les bras en croix, qui faisaient saillir ses deux seins fiers et son ventre éblouissant. Elle s’en allait, lente, mais ne s’arrêtant plus, et ses yeux ardents trouaient leur brume bleuâtre où s’était fondu le regard du peintre ; elle fuyait, lui faisant face, et les ombres qui encadraient les lignes souples de son corps, à mesure qu’elle reculait, prenaient des tons d’émeraude et de jade, si bien que Jean Lombard comprit enfin que ces ombres étaient des buissons et des arbustes surchargés de verdure…
 

II

 

C’était au bord de l’Yères, à quelques lieues de Melun. La rivière, à cet endroit, coulait entre deux rideaux d’arbres et de buissons. Les feuillages déjà lourds de cette fin de mai formaient une voûte de fraîcheur sur le sentier tortueux qui longe la rivière. Et Lombard, qui marchait d’un pas fatigué dans cette solitude, en cherchant vraiment les motifs d’une impossibilité de travail qui accompagnait, depuis des mois, une souffrance logée dans son crâne, s’arrêta subitement…

Assise sur la rive, une jeune fille, seize ans au plus, baignait ses pieds dans cette eau calme. Elle avait relevé sa robe et ses jupons jusqu’au-dessus des genoux, que léchaient quelques flèches de soleil tamisé par les ramures. La rivière caressait mollement le bas de ses jambes, qui ne bougeaient pas, alors que l’eau était toute frémissante de s’entrouvrir pour ce blanc obstacle. Une chemisette lâche découvrait à demi la gorge déjà fièrement tournée. Et, sur la nuque, frisottaient des cheveux blonds que soulevait un peu de brise.

Ce fut sur cette nuque, non loin de l’oreille, que Jean Lombard vola le premier baiser.

La gamine faillit sauter dans l’Yères.

Elle demeura penchée si dangereusement qu’elle dut prendre sans retard la main de l’indiscret.

Debout maintenant sur la rive, et la poitrine toute soulevée, du baiser ou du péril, elle ne l’avoua jamais, ses prunelles hardies dévisagèrent le peintre. Il se sentit moins triompher, et se hâta d’implorer un pardon, qui, d’ailleurs, n’attendait que cette prière pour s’accorder.

Ils causèrent, et, l’heure suivante, Berthe fit comme le pardon, sans trop de résistances.

Quand ils quittèrent la rive gazonnée, elle avait déjà dit, brièvement, son histoire. Elle travaillait au service d’un oncle, un dur fermier du voisinage, sans autres distractions, l’hiver, que les causeries monotones de la chambre où l’on veillait, l’été, que des petites excursions dans ces taillis où le peintre l’avait rencontrée.

Il marchait près d’elle, un bras autour de sa taille, et, comme il était grand, il se penchait vers la nuque aux frisures folles, d’où montait une chaude odeur de chair qui le grisait.

« Veux-tu venir à Paris ?

– Avec vous ?

– Oui.

– Je ne dis pas non… »
 

III

 

Trois mois de séjour au boulevard d’acclimatation firent de cette demi-sauvage une triomphante oiselle, experte en l’art du plumage aussi bien que de l’allure et du babil. On eût dit qu’elle ne tenait pas au pavé, si légère et sémillante sous les couleurs tendres qui l’habillaient, les jupes clapotantes et les corsages nuageux, naïvement décolletés jusqu’à la rondeur des seins.

Elle prétendait, déjà, qu’il ne faut rien cacher des bonnes choses, et qu’il est bon, seulement, d’approuver les femmes mûres qui retrouvent au fond de leur quarante ans les pudeurs de l’adolescence.

« Tu vas trop vite ! lui disait parfois Jean Lombard, effrayé de son œuvre.

– C’est pour rattraper le temps perdu.

– Tu n’as pas envie que nous passions une semaine ou deux à la campagne ?

– Au bord de l’Yères, pas vrai ? Mon cher, tu deviens sentimental : prends garde à la peinture !… »

Elle riait, ses dents éclatant comme de la lumière entre ses lèvres rouges. Et lui songeait que ces trois mois, tout entiers consacrés à livrer Paris à la mignarde, pas une minute ne lui fût permise, où pût se satisfaire son ancienne passion de vouloir sur une toile faire vibrer la vie même.

Maintenant que la première fougue amoureuse se calmait, il se sentait envahi de nouveau par ces mille et une petites influences dont l’époque pullule, et qui, chez lui, se condensaient immédiatement en cette douleur de son crâne : une gêne plutôt, qui lui faisait, de temps à autre, passer la main sur son front, comme pour en chasser une ombre…

Il avait trop lu, et trop vu, que l’art ne produit jamais qu’un pâle reflet des tourmentes humaines, et son isolement, pendant de longues années, l’avait resserré dans cette voie dangereuse de rêver un tableau si parfait, que l’homme serait, enfin, un réel créateur. Longtemps encore, il avait pu balayer de son cerveau cerclé d’une fièvre cette volonté fixe qui, peu à peu, le soustrayait à l’existence parisienne, et en faisait un solitaire sur qui l’air ambiant n’avait plus guère de prise. Sa science crevait les bornes de la raison.

Dans les derniers jours de cette période de fête et de bruit où Berthe s’affolait, le vide où roulait son amant devint trop vaste pour qu’elle n’en subit le vertige. Reconnaissante, au fond, de ce qu’il l’avait cueillie dans cette province où ses fraîcheurs se fussent fanées tristement, elle devina que Lombard mourait d’envie de tirer de la poussière sa palette et ses pinceaux. Et ce fut elle, un matin, qui l’entraîna dans le morne atelier.

« Je te dois bien cela ! » dit-elle, souriante.

Elle se mit nue. Les boutons de ses seize ans saignèrent dans les neiges rosées et les mousses blondes de son corps, fondu parmi les profondeurs rousses d’une tenture qu’elle choisit instinctivement pour cadre.

Et Jean Lombard ne vit plus les petits seins tendus et les mols creux de chair, qui d’habitude faisaient couler dans ses veines d’ardentes convoitises, mais l’harmonie et la passion d’une femme, qui, soumise à sa force d’homme, acceptait encore d’être un modèle prêt à se livrer à son vouloir d’artiste.
 

IV

 

Il la voulut vivante, vraiment vive et active, selon l’œuvre impossible dont avait soif son esprit déçu par tant de copies fausses qu’il avait vues dans nos musées ou nos salons, et que lui-même n’avait jamais pu dépasser.

Il voulut que la couleur, la couleur morte, non seulement montrât les transparences du lait féminin, les grâces brûlantes de la gorge et des hanches, les frémissements des blondes toisons, l’attente passive des jambes et des cuisses, mais aussi les soulèvements du torse qui respire et qui s’offre, les teintes si fragiles qui doivent rougir ou pâlir selon les émotions, les variations infinies du regard, et les cris sincères et les nécessaires mensonges de cette bouche profanée.

L’ancienne passion de l’œuvre détruisit celle du sentiment, à tel point que Berthe en fut effrayée. Ce jour-là, elle ne voulut poser qu’une heure, et seules les fièvres d’une soirée de débauche la remirent de l’étrange frisson qu’elle avait eu.

Elle désira, dès le lendemain, la campagne et ses tranquillités. Mais Jean Lombard se mit à sourire : il avait compris et ne voulait plus d’elle que son corps entier transmis à la toile commencée. Elle n’eut pas la force de refuser, et, désormais, tous les jours, elle s’abîma sous le joug de cet homme qui possédait ses moindres résistances.

Lui, cependant, ne luttait pas contre sa manie. Il s’égarait, effaçait des lignes trop nettes, fondait des tons trop durs et recommençait perpétuellement, dans une rage qui le dominait, lui et son but, jusqu’à exiger du modèle qu’il ne quittât plus l’atelier.

Berthe obéissait encore, mais en elle montait un regret des louanges que ses coquetteries et ses rires suscitèrent si nombreuses. Elle se défendait, ne se rendant pas compte d’un péril qu’augmentait chacun de ses refus : le peintre ne lui parlait plus ; il ordonnait, d’une voix sèche et coupante… Cette rage même qu’il eut naguère s’était changée, depuis la veille, en une froideur absolue. Et il regardait son ouvrage, découragé peut-être, mais sous l’empire d’une idée nouvelle qui l’aiderait, c’était sûr, à fixer la vie sur cette toile, qu’il venait de poser sur le mur, en face de lui.

Il semblait ne pas entendre le souffle haletant de sa maîtresse, qui, brisée de fatigue, avait insulté d’un mot son impuissance et était allée dans la pièce voisine se jeter sur leur lit.

L’ébauche, bras étendus, presque animée dans les teintes grises du crépuscule, l’appelait vers sa chair avide d’un achèvement…

« Oui, oui… » balbutia-t-il.

Il se leva machinalement, ouvrit une armoire placée près de son fauteuil, prit tout en haut, sous des albums poussiéreux, une fiole minuscule où remuait un liquide semblable à de l’or brun, en versa deux gouttes dans un verre d’eau, puis, de son pas durement rythmé, gagna la chambre de Berthe.

La jolie fille n’avait pas eu le courage de remettre sa chemise. Elle était tombée en travers du lit, la tête renversée parmi les oreillers, la pointe de ses pieds frôlant le tapis, et tout le corps ployé dans une courbe de torture qui tendait, à les rompre, son ventre et ses seins.

Elle ouvrit les yeux, muette, sa bouche et sa gorge étant brûlées de fièvre.

« Bois, » dit-il.

Elle but, et fut prise aussitôt par un profond sommeil. Il la souleva, d’un bras qui n’obéissait plus aux vigueurs humaines, mais à quelque autre force que rien n’aurait su déroidir, et il l’emporta dans l’atelier. Il y avait une grande table qui, déjà, lui avait servi à plaquer la toile sur le mur. Il coucha l’endormie sur cette table, afin de prendre dans l’armoire un marteau et des clous ; puis il revint à sa maîtresse, et, froidement, hautement, la cloua sur l’ébauche.

À chaque clou qui déchirait sa vie, et qui faisait ruisseler le sang sur son corps tressaillant, Berthe ouvrait les yeux et regardait son bourreau, sans un cri, sans une résistance même ou une prière de ses prunelles dilatées…

Quand le meurtre fut accompli, Jean Lombard, tranquillement, recula de quelques pas, afin d’en voir l’effet ; puis une explosion d’orgueil le fit tomber à genoux, les mains tendues vers la belle crucifiée, et l’adorant comme il se fût adoré…

« Elle vit ! » murmurait-il ardemment…
 
 

 

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(Fernand Clerget, in Fin de Siècle, journal littéraire illustré, première année, n° 25, mercredi 27 mai 1891 ; Félicien Rops, « Étude pour la Tentation de saint Antoine, » gouache sur papier, 1878, et « L’Idole, » héliogravure, 1882)