« La peur ? Bah ! Laissez-moi rire, déclara péremptoirement au milieu de notre cercle de désœuvrés et de coquettes, Paul Durieu. La peur est un sentiment des anciens âges. On ne craint que ce que l’on ignore. La science a fait aujourd’hui suffisamment de progrès, pour que nous ne tremblions plus au grondement du tonnerre, comme si la foudre signifiait la colère de Dieu.

Je tiens pour assuré que notre siècle a définitivement chassé le fantastique et qu’un homme sensé se trouve dans l’impossibilité d’éprouver le petit frisson de terreur que nous avons tous un jour senti plus ou moins dans notre enfance.

– Eh bien, moi, j’ai tremblé, » lança une voix mâle.

Nos regards convergèrent tous vers celui d’entre nous qui risquait cet aveu : c’était certainement de notre groupe le plus sérieux, le plus pondéré, le plus savant aussi.

Ingénieur distingué, – suivant la formule, – il passait pour plus positif que feu Auguste Comte lui-même. Chargé par une puissante compagnie d’assurer la construction de ports commerciaux dans le Pacifique, il s’était acquis, au cours de ses travaux, une solide réputation d’audace et de science technique.

Aussi, les questions se pressèrent-elles avec curiosité sur nos lèvres :

« Vous, ce n’est pas possible ?

– C’est une galéjade !

– Racontez-nous cela ! »

Jean Raymond ne se fit pas prier.

« C’était, il y a un an, fit-il, dans une île lointaine d’Océanie. Je dirigeais des travaux de sondage sous-marins en vue de la fondation d’une digue protectrice, et j’avais décidé d’envoyer des scaphandriers reconnaître les lieux. Vous savez que les plongées offrent toujours quelque danger. Ma foi ! s’il est vrai que tous les hommes sont solidaires les uns des autres, il n’en est pas moins vrai que mes affinités parlent plus impérieusement en faveur des individus de ma couleur qu’en faveur des gaillards d’un autre hémisphère : c’est peut-être illogique, mais c’est comme cela.

De préférence à un ouvrier blanc, je choisis donc, pour cette première plongée, un indigène. Je le munis des instructions les plus détaillées. C’est un débrouillard, d’ailleurs. Nul doute qu’il ne m’apporte les renseignements dont j’ai besoin. Le voici équipé. On achève de visser son masque, et pesamment il s’enfonce dans l’eau qui se referme concentriquement sur lui. Les hommes, sur notre petit bateau, pompent vigoureusement. Quelques minutes à peine se sont écoulées, et la corde qui retient le scaphandrier et qui lui sert à nous avertir d’un incident quelconque, s’agite aussi furieusement que le cordon de sonnette que vous tirez après minuit, quand votre concierge, insensible à votre impatience, ronfle à poings fermés.

« Tiens ! que signifie cet appel anormal ? »

Nous hissons le scaphandrier, dont la masse se ballotte au-dessus des vagues comme un lourd pantin disloqué ; nous le déshabillons en hâte, et nous apercevons une face convulsée, des yeux injectés de sang, terrifiés. Le malheureux se débat, lance les bras en avant comme pour écarter de lui un péril qui l’oppresse, et des sons rauques s’échappent de sa gorge.

Nous le soignons, nous l’interrogeons. Impossible d’en rien tirer. Les superstitions les plus radicales abrutissent les indigènes. Il aura sans doute cru à quelque présage funeste : c’en est assez pour motiver cette angoisse…

Il me faut mes renseignements et je ne vais point m’arrêter aux balivernes d’un sauvage. Je choisis donc un de mes ouvriers blancs le plus sérieux ; il est vite paré et, à son tour, il s’apprête à violer les secrets de l’Océan. Ne croyez pas que ce soit une tâche si aisée. On ne revêt jamais l’habit de cuir caoutchouté, on ne chausse jamais les bottes aux semelles plombées, sans un serrement de cœur. Se trouver au fond de l’eau avec un pression formidable sur la tête, contempler les mystères de la flore et de la faune sous-marines, c’est tout de même impressionnant.

Mon bonhomme néanmoins s’enfonce bravement dans la mer. Les vagues viennent de l’engloutir… Ah ! çà, il y a du sortilège ! La corde s’ébranle frénétiquement, comme si les cinq cents mille diables se trouvaient pendus à son extrémité. Est-ce une mauvaise plaisanterie ? Je fais remonter, en maugréant, le scaphandrier, tandis que mes hommes se regardent tous avec des mines atterrées. Vite, on délace le plongeur : un damné, échappé de l’enfer, ne présenterait pas de figure plus décomposée par l’angoisse que la sienne… Je lui fais avaler une rasade de rhum.

« Parlez ; qu’avez-vous donc vu ?

– Ah ! je ne sais… j’ai été entouré par une bande de démons… Quoi ? ils dansaient, ils voulaient m’entraîner dans leur ronde… Les yeux ternes me fixaient… J’ai voulu m’échapper ; ils me poursuivaient… Leurs mains vertes me retenaient… Les femmes étaient les plus acharnées… »

Inutile de songer à envoyer un autre ouvrier. Ils claquaient tous des dents comme des naufragés. L’épouvante est communicative. Oui, riez, mes bons amis… Moi-même, je me sentais envahi par une de ces peurs irrésistibles qui vous courbent fiévreux sur votre couche dans les ténèbres. J’avais beau faire appel à tout mon sang-froid, raisonner, m’expliquer que mes gaillards avaient pris des algues, des fucus et des poissons pour des spectres infernaux ; j’avais peine à montrer une contenance assurée. Il le fallait pourtant ! Quelle autorité aurais-je eue sur des ouvriers qui auraient remarqué mon trouble ? Le plus bravement que je pus, j’ordonnai donc que l’on me revêtit du scaphandre et je recommandai soigneusement que l’on me remontât à la première alerte.

Une singulière impression de malaise s’empare de vous, quand vous êtes enfermé dans cette carapace caoutchoutée. On se trouve isolé du monde extérieur et l’on imagine l’étrange animal antédiluvien que l’on représente aux yeux des spectateurs. Sans compter que l’air raréfié, qui vous parvient, brouille vos yeux et fait bourdonner vos tempes…

Malgré mes semelles de plomb, l’océan me roulait à droite et à gauche, tandis que je m’enfonçais lentement.

Au même instant, une masse s’affalant contre moi me boucha la vue et faillit me faire chavirer. Je repris équilibre. Une main décharnée, verdâtre, semblait encore collée à la vitre de mon masque, et cette main appartenait à un individu d’une haute taille, en guenilles. Son ventre me semblait rongé par un épouvantable ulcère. Les chairs virulentes s’effilochaient comme des haillons déchirés. La barbe longue, hirsute, se confondait avec les algues glauques qui s’accrochaient à ses poils et les yeux, grands ouverts et vitreux, me regardaient fixement.

Vous avouer qu’une sueur froide perlait à mon front, vous paraîtra peut-être feuilletonesque. C’était pourtant la vérité. Je trouvai assez de courage pour repousser cette apparition de cauchemar. Que vous dire ? Étais-je tombé dans un sabbat démoniaque ? Où que je me tournasse, le courant me précipitait sur un nouveau spectre. Ici, c’était une femme, au corps marbré de taches mauves, violettes, verdâtres, au ventre obscènement gonflé. Dans mon effort pour me débarrasser de cette goule qui m’agrippait, je lançai mon bras en avant. Une poignée de cheveux et un lambeau exsangue d’oreille me restèrent dans la main. Là, un garçonnet tuméfié bondissait si furieusement qu’un de ses doigts, ridé, déchiqueté comme un vieux bâton de sucre d’orge, se détachait et flottait quelque temps dans l’eau tourbillonnante. Vieillards, femmes et enfants, toutes ces larves tournaient, gambadaient, se contorsionnaient sans arrêt, pareilles à des damnés contraints à un sabbat perpétuel. L’un me saisissait un bras, l’autre s’effondrait dans mes jambes, un troisième m’empoignait par le cou. Quelque effort que je fisse, je ne pouvais échapper à ces démons acharnés.

Peut-être cette vision vous a-elle paru longue : elle s’offrit à moi dans l’espace d’une minute. Les spectres surgissaient sous mes pas, denses, serrés les uns contre les autres, comme des moisissures dans un appartement humide.

Je ne fais aucune difficulté pour vous avouer que ma carcasse tremblait plus que ne trembla jamais le soldat le plus couard dans une bataille. J’avais voulu résister ; la terreur m’avait si fort abattu que je perdis connaissance et que l’on me remonta à moitié inanimé.

J’ai appris depuis lors, qu’un mois avant cette aventure, un paquebot avait sombré corps et biens à l’endroit précis où j’avais opéré mes fouilles sous-marines, et que, de tous les passagers, aucun n’avait survécu… »
 
 

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(Jean Dorsenne, « Les Contes de la Dépêche coloniale, » in La Dépêche coloniale et maritime, trente-sixième année, n° 9269, mercredi 21 novembre 1921 ; « Scaphandriers à la recherche d’épaves au Havre, » in Le Petit Journal, supplément illustré, troisième année, n° 64, samedi 13 février 1892 ; « Catastrophe de Santander : les scaphandriers à la recherche des cadavres, » in Le Petit Journal, supplément illustré, quatrième année, n° 157, samedi 25 novembre 1893)