« Nous habitions à ce moment, dit le docteur Bathsoap, au coin de la Chamberlain’s Umbrella Avenue et du Godersberg Viaduc, une petite maison solitaire et tranquille où Ferlock Solmes pouvait penser en paix, ce qui n’était pas commode, puisque la terre entière ne pensait qu’à la guerre.

Ce matin-là, la purée de pois avait envahi le quartier et l’on ne distinguait même pas les arches du viaduc ; les becs de gaz disparaissaient dans le brouillard et, pour ne pas contrarier la nature, nous disparaissions aussi dans un autre brouillard de tabac de Virginie. Le maître venait d’achever la Symphonie inachevée, qu’il avait interprétée magistralement sur une lame de scie de tailleur de pierres, lorsque la vieille Mary Christmas, qui nous servait de cuisinière, de valet de chiens et de médium, traîna ses savates dans le studio. Elle toussa, tant la fumée était dense, et dit avec l’accent du pays de Galles :

« Vous n’avez pas honte d’asphyxier ainsi le pauvre monde ?

– Le pauvre monde n’a qu’à rester dans sa cuisine, répondit sèchement le grand détective.

– Le pauvre monde serait resté dans sa cuisine, si l’on n’avait pas sonné à la porte d’entrée.

– Je sais… Je sais !… dit à ce moment Ferlock Solmes.

– Comment ! Vous savez ? » demanda la vieille Christmas.

Le maître posa sa scie sur le tome XXVI du Théisme organisé d’Anaxagore, revu et corrigé par Sir Archibald Bigbean.

« Ne sais-je pas tout ? Il y a deux hommes fébriles dans l’antichambre. L’un est l’inspecteur Maylobster de Scotland Yard, l’autre un géant blond, qui nous arrive de Cornouailles avec une canne de cornouiller, un restant d’encéphalite léthargique, un grain de beauté sur l’oreille droite, des chaussettes cachou et des yeux mauves !

– C’est admirable ! fis-je à ce moment.

– Pas si admirable que cela, interrompit Mary Christmas ; l’individu qui accompagne l’inspecteur est petit et brun ; il arrive probablement de France, car il parle le français, porte un parapluie comme le premier ministre et tout un chacun, paraît tout à fait réveillé, a perdu l’oreille droite, et ses chaussettes sont noires ainsi que ses yeux.

– Il est peut-être maquillé ? » dit imperturbablement Ferlock Solmes.

Après les préliminaires d’usage, le grand détective fit passer l’inconnu sous la toise afin de constater s’il ne dissimulait pas sa grande taille à l’aide de faux semblants et l’inspecteur Maylobster s’écria :

« Je vous présente le commissaire Javert, de la Sûreté nationale française. »

Le maître fixa le petit policier de ses yeux d’acier.

« J’ai beaucoup entendu parler de vous, monsieur Victor Hugo.

– C’était mon grand-père, répondit modestement le commissaire.

–  Ah ! Victor Hugo était votre grand-père. Félicitations !

– Non ! Javert ! Mais je ne suis pas venu à Londres pour que nous effeuillassions mon arbre généalogique. Lazar Magyarorvüt a disparu. »

L’inspecteur Maylobster, qui jouait négligemment avec la scie musicale, au risque de s’entamer une phalange, précisa :

« C’est un redoutable conspirateur, une sorte d’oustachi. On croit que c’est lui qui a lancé la bombe sur le maharadjah de Adada et qui a préparé la machine infernale destinée à pulvériser le grand-duc de Hohengoland. Il était descendu dans un hôtel de Soho. Le commissaire Javert le filait depuis Boulogne. Hélas ! l’oiseau s’était envolé… Nous avons fouillé sa chambre de fond en comble et nous n’avons trouvé que ceci. »

Et l’as des as de Scotland Yard tendit à Ferlock Solmes une minuscule poupée de plâtre à laquelle adhérait encore un fragment de feuilleté. Le patron saisit sa loupe et dirigea son regard d’aigle sur cette poupée.

« Curieux ! fit-il entre ses dents. Vous savez ce que c’est, commissaire ?

– Eh oui ! répliqua Javert. C’est un baigneur. La semaine de l’Épiphanie, dans les pays catholiques, on glisse le baigneur dans la galette des rois, et celui ou celle qui a trouvé la fève ou la poupée est proclamé monarque.

– Fort bien, messieurs, dit Solmes. Revenez à la fin de l’après-midi et, dès ce soir, je vous livrerai la clef de l’énigme… la raison du baigneur ! »

Quand nous fûmes de nouveau seuls, le maître s’avança vers sa table de travail et, se laissant choir dans son fauteuil, me dit :

« Bathsoap ! Faites-moi donc une piqûre de curry à l’indienne. J’ai besoin d’avoir les idées particulièrement claires aujourd’hui et ce brouillard me gêne. Vous irez ensuite rendre visite à tous les boulangers de Soho. Il faut que nous sachions à qui a été livrée cette galette. Dépêchez-vous, vieux frère ! L’épée de Damoclès est suspendue sur une tête couronnée ! »

Quand je revins de ma longue tournée boulangère, il faisait presque nuit, c’est-à-dire qu’il n’y avait en réalité pas grande différence avec le jour, le brouillard nocturne ayant remplacé le coton diurne. Ferlock Solmes était surexcité ; il avait épuisé la provision de curry et sa seringue Pravaz gisait dans la saucière vide. Des ouvrages ethnologiques étaient répandus en vrac sur le bureau.

« Alors ? demanda le grand détective. La galette ?

– La galette, répondis-je, a été livrée à un nommé Wladimir Bazar et c’est lui qui a fourni le baigneur, afin que le mitron l’insérât dans la pâte.

– Victoire, hurla Solmes. D’après vous, Bathsoap, de quel pays est cette poupée ? »

Je dus avouer mon ignorance.

« C’est un baigneur transylvanien, précisa le maître. Regardez son costume ; il est vêtu comme les seigneurs de là-bas. Je vais télégraphier immédiatement au major Popoff, le chef de la police du roi Othon VII. La vie de Sa Majesté est en danger ! »

À vrai dire, je n’avais pas compris grand-chose à cette énigme. La révélation devait nous en être donnée, à l’inspecteur Maylobster, au commissaire Javert et à moi-même, par les arrestations de Wladlmir Bazar à Londres et de Lazar Magyarorvüt à Kristnauker à la frontière transylvanienne.

Wladimir Bazar était le chef d’une secte de terroristes, chargés d’exécuter périodiquement les monarques. Chaque année, le jour de l’Épiphanie, les conjurés se réunissaient dans la cave de la demeure de Wladimir autour d’une table bien servie. Au dessert, Wladimir apportait une énorme galette, partagée en douze tranches, une tranche par affilié.

« Vous devinez le reste, dit Ferlock Solmes. Celui des conjurés qui tirait le roi était chargé de tirer sur le roi. Cette fois-ci, le baigneur était échu à Lazar Magyarorvüt et, comme c’était un baigneur transylvanien, il ne faisait aucun doute que c’était Sa Majesté Othon VII qui manifestement semblait être visée. Il est encore heureux que ce tirage au sort ait désigné une royale victime à l’autre bout de l’Europe, sans quoi nous n’aurions pas eu le temps de nous retourner. Si la poupée avait été vêtue en horse-guard ou en amiral de la flotte, notre souverain bien-aimé n’eût peut-être pas échappé à un attentat. God save the King, messieurs ! »
 
 

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(Pierre-Gilles Veber, in Le Matin, « Page Magazine, » cinquante-sixième année, n° 20013, dimanche 1er janvier 1939)