Herr Krautwurst était un très grand savant. C’est tout juste si, dans la vaste Allemagne, une douzaine de personnes connaissaient son nom ; et encore était-ce là le seul renseignement qu’elles possédassent sur son compte. Servi par une vieille femme de charge sourde et muette, Herr Krautwurst vivait complètement retiré du monde dans une mansarde encombrée de vieux papiers. Il n’y avait point de bibliothèque dans la chambre ; car Herr Krautwurst, plus absolu encore que M. Loti, qui se borne de parti pris à ignorer ses contemporains, ne voulait être redevable d’une pensée ni aux hommes de son siècle, ni à leurs prédécesseurs. Un livre longuement feuilleté gisait pourtant sur sa table ; mais c’était le seul qu’il eût en sa possession : un livre de Schopenhauer, le Monde comme représentation et comme volonté. Schopenhauer était le seul écrivain contre lequel il ne lançât pas l’anathème : il communiait avec lui en sa haine de l’humanité et en son désir de la voir disparaître. Herr Krautwurst était un très grand savant misanthrope.
De tous les animaux, – et il ne les aimait guère, – c’était l’homme qui lui déplaisait le plus ; car il le considérait comme un animal ironique. « Les humains, se disait-il, au cours des longs monologues dont il berçait ses nuits d’insomnie, n’éprouvent qu’un plaisir dans la vie : rire des autres ; ils n’ont qu’une peur : celle de paraître ridicules. Et ils poussent leur vice à ce point que, seuls avec leur pensée, ils tournent leur arme contre eux-mêmes et craignent sans cesse de se paraître à eux-mêmes ridicules. Il existe parmi eux des individus qui, merveilleusement doués pour les sciences, pourraient parvenir à de gigantesques résultats, si seulement ils se contentaient de pousser jusqu’au bout leurs raisonnements, d’extraire de leurs équations absolument tout ce qu’elles peuvent rendre et d’appliquer hardiment ce principe qui devrait être la devise de la science moderne : « Ce qui est vrai en théorie est forcément vrai en pratique. » Car le monde, sous des dehors fort compliqués, est une machine extrêmement simple ; et c’est cette simplicité même qui déroute les chercheurs. Ils découvrent chaque jour à des problèmes infinis des solutions stupéfiantes de simplicité ; mais ils n’osent se les avouer à eux-mêmes tant ils sont pétris d’ironie. »
Tout en parlant, il arpentait fiévreusement sa chambre de long en large ; puis il s’asseyait à sa table et, avec fureur, travaillait jusqu’au jour ; sa face contractée avait une expression mauvaise, une expression de lutte à mort. Avec une passion sauvage, haletant, féroce, il cherchait le moyen d’anéantir l’Univers et de détruire la vie. Il lui semblait se colleter dans l’ombre avec un Être immense, un Esprit géant comme le sien ; et, pareil à l’Ange dans sa longue lutte contre Jacob, il cherchait le point vulnérable où il pourrait toucher son adversaire.
Parallèlement à cette étude qui constituait pour lui son grand-œuvre, il s’attachait à découvrir divers moyens de rendre la guerre plus meurtrière. Entre les hommes, les militaires étaient ceux qui lui paraissaient les moins antipathiques, car ils travaillaient comme lui à la destruction de l’espèce ; et lorsque, dans la rue, il croisait, près des brasseries, des officiers traînant leurs sabres, il les saluait comme les dévots saluent des prêtres. Il s’attardait même parfois à parcourir avec intérêt les ouvrages de balistique aux étals des bouquinistes ; la timidité de leurs raisonnements mathématiques lui répugnait, mais il y rencontrait des expressions heureuses, et même des données sur lesquelles pouvait travailler son imagination.
Un jour, son œil fut arrêté par ces mots : « l’effet utile (1) d’une balle » ; l’expression lui parut d’un sadique piquant et il poursuivit la lecture de la phrase : « L’effet utile d’une balle, disait le livre, est en proportion inverse du diamètre du canon. » Ce n’était là, évidemment, qu’un principe bien connu de balistique ; Herr Krautwurst l’avait depuis longtemps découvert de lui-même ; et sans nul doute, il ne s’y serait jamais autrement arrêté si ce terme technique d’effet utile, qu’il ignorait, n’avait plus spécialement attiré son attention sur cette vérité. Herr Krautwurst décida de la porter à ses extrêmes conséquences logiques.
Le lendemain, il expédiait au Ministre de la guerre la note suivante, sous enveloppe cachetée : « Il est démontré – et même admis par les hommes – que la force de pénétration d’une balle est en proportion inverse du diamètre du canon ; donc, si le canon est infiniment petit, la pénétration de la balle sera infiniment grande : autrement dit, si l’on réduit le diamètre du canon à zéro, la balle acquerra une force de pénétration infiniment meurtrière. Il est, par conséquent, évident que la balle atteindra son maximum de pénétration lorsque le soldat la lancera à la main, dans certaines conditions qui restent à déterminer par les compétences techniques. Je sais que mon raisonnement est ridicule, mais il est juste. Signé : Krautwurst. »
Le ministre de la guerre ne répondit même pas à cette missive ; et, ainsi, une découverte qui eût pu révolutionner la science de l’armement fut immédiatement étouffée par l’incurie d’un ministre de la guerre incapable.
Herr Krautswurst ne s’en désola d’ailleurs point ; il haussa seulement les épaules ; il se reprocha d’avoir eu un instant confiance dans la perspicacité des militaires et surtout d’avoir, lui, homme de science qui savait qu’en logique comme en géométrie, la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, attaqué le problème de biais au lieu de l’aborder en face et à visage découvert.
Énergiquement, il se remit à son grand-œuvre. Les voisins se demandaient quel pouvait être ce vieillard à longue barbe qui, toujours seul, errait en se murmurant des paroles bizarres ; car, sans même qu’il s’en aperçût, ses lèvres balbutiaient des raisonnements complexes ; il se surprenait tout à coup à se poser de fort étranges problèmes. Inconsciemment, négligemment, il jouait avec des chiffres comme une femme joue avec ses bagues. On disait qu’il jetait des sorts ; et l’on ne savait pas si bien dire ; car, plus dangereux que les magiciens du Moyen-Âge qui n’envoûtaient que les individus, il demandait aux mathématiques l’incantation suprême qui ferait périr l’humanité de male mort.
Il utilisait pour ses recherches un manuscrit qu’il avait, au temps de sa jeunesse, proposé en vain à plusieurs éditeurs. Dès qu’ils en avaient aperçu le titre, ils le lui rendaient sans le lire. C’était un « Essai d’analytique appliquée aux problèmes dits métaphysiques. » S’appuyant sur les résultats qu’il y avait déjà consignés, Herr Krautwurst travaillait à découvrir l’équation finale de l’univers, celle qui, dans ses flancs, enclorait toutes les autres ; il cherchait, en ramenant des lois générales à des lois plus générales encore, à découvrir ce que Taine, dans son livre De l’Intelligence, appelle « le dernier parce que » ; il s’efforçait, comme on a déjà réduit au mouvement la lumière et le son, de ramener à une formule unique tous les phénomènes du cosmos.
Pour tout autre mathématicien d’Europe, de pareilles recherches, en supposant qu’elles eussent abouti, auraient demandé toute une vie. Herr Krautwurst, servi par une méthode inflexible et une inextinguible haine, y consacra seulement cinq années ; il est juste de dire que, de ces cinq années, il en fit dix, ne se couchant que fort peu. Pendant cinq ans, il couvrit de chiffres des mains entières de papier. La nuit, les passants entendaient sortir de la mansarde de sourds gémissements entrecoupés de longs silences ; et les employés de banque attardés lançaient vers la fenêtre éclairée un regard sympathique ; en professionnels du calcul, ils savaient qu’un des leurs était là ; sans hésitation, ils avaient reconnu la plainte qu’on entend monter des soupiraux des grands établissements de finance, le gémissement de geindre que pousse le comptable lorsqu’il reporte au haut de la colonne suivante le résultat partiel d’une longue addition.
Tout problème compliqué a une solution simple. Le problème que Krautwurst étudiait était infiniment compliqué ; la solution devait en être infiniment simple. Elle le fut. Et Krautwurst, lui-même, quelque blasé qu’il pût être, éprouva un certain étonnement lorsque, au milieu d’une page, il écrivit en une seule ligne le résultat final :
a
— = infini
b
a étant pris comme symbole algébrique de Dieu ; b comme le symbole du monde matériel ; ou pour parler plus clairement, l’infini n’est autre chose que Dieu dans ses rapports avec l’univers matériel.
Beaucoup se fussent tenus satisfaits de posséder cette équation-mère qui, transposée, permettait à son propriétaire de résoudre tous les problèmes, de tout prévoir et même de beaucoup déterminer. Il était l’égal de la divinité ; il lui était même supérieur ; car c’était de ses propres mains et par un labeur incessant qu’il s’était forgé son trône. M. Barrès lui-même n’aurait pas été plus loin, lui qui nous avoue (Jardin de Bérénice, Ch. VIII) – en employant un futur savoureux – que le jour où il sera Dieu, ses ambitions consentiront à se calmer. (2) Herr Krautwurst, plus insatiable encore que M. Barrès, ne désira plus maintenant qu’une chose : supprimer la fraction que son effort venait de créer, anéantir l’infini en faisant de a une absurdité mathémathique. Pour cela, il lui suffisait de réduire b à zéro ; il lui fallait anéantir Dieu.
Herr Krautwurst ouvrit la fenêtre de sa mansarde et, longuement, darda sur l’infini des prunelles haineuses ; pendant des heures, des jours, des semaines, des mois, il demeura ainsi immobile, assis en face de sa fenêtre. Ce qu’il voulait, c’était mettre Dieu en état de catalepsie ; car la catalepsie anéantit l’esprit conscient ; or Dieu est tout esprit, tout conscient. Maintenant qu’il était le maître de Dieu, puisqu’il lui avait arraché le secret de sa puissance, il le domptait et le sentait agoniser sous son regard. Le monde lentement dépérissait et se flétrissait, sans se douter que l’auteur de sa ruine était un vieux savant assis devant la lucarne ouverte d’une masure berlinoise.
… Les cataclysmes succédaient aux cataclysmes, les astres affolés s’entrechoquaient à travers le ciel. Sur un tas de décombres, le corps de Krautwurst n’était plus qu’une plaie ; mais ivre de la volupté de s’engloutir à jamais dans la tombe immense de Dieu et des hommes, il s’acharnait sur l’Âme de l’Univers qu’il entraînait avec lui dans son suicide grandiose et, sur sa face, on eût pu lire une expression de joie omnipotente lorsqu’un jour, un jour enfin, le monde et lui s’écroulèrent avec un tumulte effroyable dans le gouffre illimité du néant.
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(1) Cette expression est couramment employée par les auteurs des traités de balistique.
(2) « Vienne l’instant où l’inconscient m’aura avancé si haut dans l’échelle des êtres que j’embrasserai l’univers et que j’en prendrai conscience ! Alors, j’aurai atteint à ce moi complet qui est mon principe et ma fin, le but et l’impulsion de ma culture ; je serai l’absolu conscient, je serai Dieu. » Il avoue, d’ailleurs, Ch. VI, avoir été Dieu pendant quelques secondes. « J’atteignais enfin pour quelques secondes au sublime égoïsme qui embrasse tout, qui fait l’unité par omnipotence et vers lequel mon moi s’efforcera toujours de tendre. »
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(Charles Chassé, in Le Feu et son supplément illustré, septième année, n° 78, 1er juin 1911 ; gravure de René Quéré, « Gradlon et Dahut à cheval, » c. 1980. Sur le même thème, voir « Le Dieu intégral » de Théo Varlet ou la remarquable nouvelle de Gaston de Pawlowski, « La Découverte de Dieu, » déjà publiés sur ce site)