V
LES VERTUS D’UN COLLOÏDE
Pitoulet plaça le cobaye sur le plateau de graphite, monta sur l’estrade longeant le mur de gauche et, face au grand tableau de marbre, tourna des manettes, abaissa des leviers. Puis il s’en fut au tableau placé à côté du plateau et fit virer des commutateurs en me disant :
« Vingt mille volts. Ne perdez pas l’animal de vue. »
Celui-ci demeurait immobile. Soudain il poussa un petit cri, fit un léger bond ; mais retomba comme collé au plateau et commença à se tasser, à s’affaisser, à s’aplatir ; puis, ses menues pattes ne le soutenant plus, il s’étala comme un cataplasme.
« Stop ! s’écria Pitoulet, en arrêtant l’action de l’électro-aimant. Vous comprenez, maintenant, comment devint pâteux le chat qui me rendit visite ; de même, le fox de la petite Bic.
– Je comprends comment, fis-je avec à-propos, mais je ne comprends pas pourquoi.
– Vous comprendrez pourquoi tout à l’heure. Mais achevons l’expérience. De pâteuse, cette intéressante bestiole va devenir brumeuse, s’il vous plaît. 30.000 volts ! »
Et il redonna le courant.
« Je ne vois aucun changement se produire, fis-je après un moment.
– Attendez, répondit-il. Si le passage de l’état solide à l’état pâteux s’opère par degrés, celui de l’état pâteux à l’état brumeux est instantané. »
De fait, quelques minutes plus tard, le cobaye-cataplasme s’enflait, montait soudain, et se transformait en un cobaye-nuage, d’une forme assez imprécise, reconnaissable toutefois, pareille à une ombre portée ; forme ni diaphane, ni opaque, fumeuse, si l’on peut dire, avec des lignes intérieures plus sombres, où se discernait vaguement le dessin du squelette ; et cette forme longue d’un mètre, haute d’un demi-mètre environ, se balançait comme un brouillard lourd au-dessus du plateau de graphite.
« Soufflez fortement avec moi, » me dit Pitoulet, en arrêtant le courant.
Nous soufflâmes de concert et le cobaye-nuage, chassé du plateau, fut ainsi dirigé jusqu’à l’énorme cloche de verre que j’avais remarquée en parcourant la salle. Pitoulet attacha une corde à la pomme du sommet, passa la corde dans une poulie, éleva ainsi la cloche au-dessus du cobaye, puis la fit redescendre sur lui, emprisonnant ainsi l’animal.
« Le voilà bouclé.
– Mais vit-il toujours ?
– Toujours. Voyez ces trous percés dans la cloche. Par là lui arrive l’air nécessaire à la vie.
– Mais…
– Patience, impétueux Cabri. Asseyez-vous avec moi sur l’estrade. À présent, écoutez. »
Alors il m’expliqua :
« Je vous disais tout à l’heure que la science qui m’a toujours passionné était spécialement la biochimie. Tout mon mérite réside en une heureuse application des lois de l’électro-magnétisme aux découvertes de la biochimie. Sur ma part d’invention dans le « Grand-Transmutateur, » j’ai dit tout ce que j’avais à vous apprendre. Le surplus demeure mon secret.
Mais il m’est loisible de ne rien vous cacher des conditions biochimiques de l’expérience.
Tout être humain, vous le savez peut-être, est essentiellement composé de cellules. Or, toutes les cellules, protoplasme intérieur et parois, toutes les membranes qui cloisonnent l’organisme en tous sens, tous les liquides qui le baignent, – sang, lymphe, chyle, suc cellulaire, – sont constitués de substances qui portent le nom de colloïdes. Qu’est-ce qu’un colloïde ? C’est un ensemble de particules ultra-microscopiques suspendues dans un milieu liquide qui les sépare et les unit. Les colloïdes organiques, chez l’homme par exemple, sont composés de particules albuminoïdes, grandes d’un dix-millième de millimètre.
– Petites, plutôt ? insinuai-je.
– Grandes, petites, comme il vous plaira. Dix-millièmes de millimètres sont une grandeur effrayante, comparés au millionième de millimètre. Ces particules, dis-je, baignent dans un milieu liquide, interposé entre elles, qu’on peut assimiler, pour simplifier les choses, ad usum Mesmini, à une solution saline. Le corps humain n’est que l’assemblage des colloïdes organiques. Or, l’action du champ magnétique créé par l’électro-aimant a pour effet de modifier la consistance du liquide interposé. À l’état normal, cette consistance est visqueuse. L’influence de l’électro-aimant la rend plus fluide. Autrement dit, l’action du champ magnétique a pour effet de diminuer le coefficient de viscosité du liquide interposé. Voilà qui est clair, j’imagine. Qu’arrive-t-il alors ? Les particules en suspension dans le liquide ont plus de jeu, l’agrégat composant le colloïde devient plus lâche, et la consistance de l’organisme, de solide, devient pâteuse. Mais poussant plus loin l’expérience, j’accrois l’intensité de mon champ magnétique : le coefficient de viscosité se réduit à mesure, et le liquide primitif, de fluide, devient vaporeux ; en outre, les particules organiques qui se trouvaient, primitivement, chargées de signes électriques divers, se chargent tout à coup du même signe électrique. C’est un fait. Or, deux corps chargés d’électricité de même signe se repoussent, chacun le sait. La distance des particules entre elles se trouve donc tout à coup énormément accrue. Qu’est-ce à dire, sinon que le colloïde passe soudain à l’état de brouillard, – et passerait à l’état de gaz vrai, si j’accroissais encore l’intensité du champ magnétique ? Le colloïde-cobaye que vous voyez sous cloche se trouve donc actuellement à l’état de brouillard organique. Avec le colloïde-homme, il en irait rigoureusement de même. Je pense que vous avez compris.
L’état nouveau dure trois heures ; puis le retour à l’état normal se produit fatalement. Je ne suis pas encore parvenu à raccourcir ou à prolonger la durée de la transformation. Donc, pendant trois heures environ, l’état colloïde nouveau persiste, sans modification apparente. Toutefois, dès que l’organisme est soustrait à l’influence du champ magnétique, les processus internes agissent et, trois heures après, il passe de l’état nouveau à l’état primitif. Il est à remarquer que l’organisme doit franchir l’état pâteux pour atteindre l’état brumeux, mais revient directement et brusquement de l’état brumeux à l’état solide. À présent, vous vous expliquez, j’espère, les phénomènes qui vous ont tant déconcerté. J’ai trouvé devant ma porte le fox de votre fiancée, et, le prenant pour un chien errant, je l’ai mis en expérience. Puis, j’ai dû sortir un moment. À mon retour, j’ai vu, dans ma rue, une série de brouillards organiques échappés. Je suis rentré chez moi si précipitamment que j’ai laissé ma porte ouverte. Vous me suiviez sans doute de près, et vous avez pénétré derrière moi. Dans le laboratoire, j’ai trouvé mon aide, Eusèbe, qui s’était amusé, toutes issues ouvertes, à soulever la cloche de verre sous laquelle j’avais enfermé une collection d’animaux-brouillards ; le chien-pâteux avait disparu, – de ce que vous m’avez raconté, je conclus que ce brave animal a rampé jusque vers ses maîtres. Quand mon aide me vit entrer, il s’enfuit dans le jardin. Je m’efforçai tout d’abord de rattraper, avec ce filet de fer-blanc, le plus d’animaux possibles ; à ce moment, j’entendis des pas dans ma maison ; je me souvins que j’avais laissé la porte ouverte, et c’est alors que j’ai crié, très effrayé : « Qui est là ? Eusèbe, fermez la porte ! »
Là-dessus, vous vous êtes enfui. J’ai rappelé mon aide Eusèbe avec douceur. Mais ma décision était irrévocable. Son dernier méfait me commandait de me séparer de lui sur-le-champ. C’était un garçon très intelligent, mais trop curieux et trop indiscret. Tant pis pour lui…
– Vous l’avez renvoyé ? demandai-je.
– Oui, renvoyé. Intégralement.
– Et vous ne craignez pas qu’il bavarde ?
– Non. Je suis bien tranquille. Il ne bavardera plus. »
Sur ces mots, il poussa un petit rire aigre, assez désagréable, qui me fit éprouver un léger frisson. Il conclut :
« Vous avez pressenti le reste : mes animaux-brouillards se sont répandus partout, et, le temps révolu, se sont solidifiés, comme le lapin chez votre fiancée.
– Je comprends, déclarai-je ; mais comment expliquer, à travers ces changements d’état, la persistance de la vie ? Comment respirer, se nourrir… rendre à la nature ce qu’elle nous a donné ?
– Réponse, Cabri : les phénomènes digestifs sont considérablement ralentis. L’organisme n’éprouve aucun besoin d’aucune sorte. Quant aux fonctions respiratoires, nécessaires, elles, à la vie, elles subsistent. Rien n’empêche le gaz air de pénétrer par les voies ordinaires, dans l’organisme pâteux ; quant au liquide sang, il circule facilement, le coefficient de viscosité des colloïdes qui le constituent se trouvant diminué dans la même mesure que celui de toutes les autres parties de l’organisme. À l’état brumeux, en revanche, les phénomènes circulatoires se modifient : la circulation se change en une interaction spéciale des particules organiques, que je n’ai pas encore étudiée à fond ; quant à la respiration, elle devient une sorte d’osmose.
– Encore un mot, maître. Vous avez, à plusieurs fois, parlé de l’organisme humain. Outre les expériences in animalibus, vous en avez donc tenté sur des hommes ?
– Ne vous doutez-vous pas un peu que « la main qui s’allonge » était ma propre main ?
– Alors, à ce moment, vous étiez tout à fait…
– Tout à fait pâteux. Oui, Cabri. Hier soir, sur le tard, seul dans ma maison, débarrassé de mon aide, je suis monté sur le plateau de graphite. Comme tout savant digne de ce nom, j’ai procédé à l’épreuve sur moi-même.
– Et vous ne vous en êtes pas mal trouvé ?
– Si mal, que, pour vous, je vais la recommencer. »
(À suivre)
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(Henri Falk, in Mercure de France, vingt-huitième année, n° 460, 16 aout 1917 ; repris en volume sous la signature de Paul Plançon et Henri Falk, et sous le titre : La Fantastique Invention de César Pitoulet, roman extraordinaire, Lyon-Brotteaux : Edition Filmagazine, 1939. Illustration extraite de Jugend, 1917)