LE STRYGE
C’est le tire d’une très littéraire nouvelle que nos lecteurs trouveront plus loin.
L’auteur est M. Pierre Loÿs, le délicat écrivain d’art dont les écrits sont si vivement appréciés des lettrés. On nous saura gré, très certainement, d’avoir mis en bonne place ces pages sincères, d’une note si personnelle.
Jacques Sauvet travaillait dans sa petite chambre.
L’abat-jour vert de la lampe à pétrole rejetait sur les papiers qui couvraient la table, et sur le livre ouvert, une large nappe blanche, tranchant avec la demi-obscurité où se perdait le reste de la pièce.
Onze heures sonnèrent à Notre-Dame, répétées par des timbres plus lointains ; et Jacques, relevant la tête, se mit à regarder devant lui, dans l’espace.
Il demeurait rue de la Harpe, au troisième étage d’une maison triste, où des ouvriers logeaient. De chez lui, en quelques enjambées, il était à l’Hôtel-Dieu, où chaque matin l’appelait son service d’externe ; quand il n’était pas de garde, il passait sa soirée à lire, prenant des notes, classant dans sa mémoire puissante le trésor des connaissances acquises.
Depuis quatre ans, tous ses jours s’écoulaient ainsi, monotones et laborieux, coupés d’examens, de concours, qui étaient les événements de cette existence d’ascète, cloîtrée dans l’étroite formule d’un devoir quotidien, mais où luisait, dans la brume de l’avenir, l’immuable vision du paradis désiré : la petite salle à manger aux murs décorés de faïences rondes, avec la grosse lampe éclairant trois visages souriants et tranquilles autour de table ovale : Jacques, sa vieille mère, et puis celle qui, alors, serait Jeanne Sauvet, la douce orpheline qui l’aimait depuis si longtemps, si longtemps, et qui l’attendait, patiente, en tricotant des bas rouges auprès de la fenêtre carrée de la rue du Prat.
Et Jacques voyait devant lui, clairement, ce groupe lumineux et distinct. Sa plume posée sur l’encrier, laissant là les fièvres paludiques, les ulcères gangréneux, il supportait les jours qui le séparaient de la réalisation du rêve. Oh ! quand il mènerait Jeanne, par la main, jusqu’à l’autel orné de lys d’or, avec, derrière eux, les amis raides dans leurs redingotes et les sanglots étouffés de la vieille maman Sauvet, qui pleure de bonheur, le nez dans son mouchoir !
Car il conduirait Jeanne à l’église, bien sûr, quoi qu’on puisse dire. Il est libre-penseur, lui, et grommelle volontiers contre les hommes noirs qui viennent « embêter » les moribonds râlants, plus pressés que des croque-morts. Mais cela ferait tant de peine à Jeanne, s’il refusait ! Elle aime tant l’église haute aux grandes fêtes solennelles, et les jeux de lumière sur les statues peintes, et la chaire sculptée d’où tombent des paroles de paix, chantantes et vagues, et les orgues triomphaux qui emportent la pensée bien loin, au-delà des voûtes ogivales, dans un infini vertigineux.
Et Jacques voyait clairement le vaisseau géant de la cathédrale, avec la chapelle des mariages toute piquée de cierges, la sacristie obscure où l’on s’étouffe, – et, dans son bonheur, une ombre passait.
Pourquoi Jeanne tenait-elle tant à se marier à Notre-Dame ? N’aurait-il pas mieux valu la petite église de campagne où, enfant, il avait servi à la messe, étroite, claire, avec ses fenêtres aux vitres blanches jetant des plaques de soleil sur les murs peints à la chaux, et, dans la poussière dorée, les mouches dont il suivait le vol au lieu de passer au curé la burette ou l’épître.
Notre-Dame, au contraire, évoquait en lui des dépressions pénibles. Il n’aimait pas la grande métropole, écrasante et mystique, avec ses murs noirs où rampe tout un monde d’êtres bizarres.
Les deux tours, dont il apercevait de chez lui la lourde silhouette, lui semblaient deux sphinx incompréhensibles et menaçants.
Homme d’action et non de rêve, dédaigneux des philosophies et des mysticités qui révoltaient sa raison, il avait de bonne heure tourné vers les choses concrètes la précision de son esprit.
L’incertitude des problèmes physiologiques ne le déroutait pas, car il avait confiance qu’un jour tout s’expliquerait à l’homme, la vie n’étant après tout qu’une formule à dégager.
Mais si la difficulté lui plaisait, il abhorrait l’impossible, et se détournait avec un véritable malaise moral des inquiétants Pourquoi dont se compose la philosophie.
Pour Jacques, la vieille cathédrale de Paris résumait puissamment l’obsession des choses mystérieuses et impénétrables, toutes les énigmes éternelles dont nul n’aura jamais la clef. Il aurait voulu l’ôter de son chemin quotidien ; mais l’éviter eût été puéril. Souvent, il passait sans la voir, mais certaines fois sa masse plus sombre s’imposait à ses regards, et ces fois-là coïncidaient généralement avec ses rares moments de défaillance et de lassitude ; il semblait qu’alors une force inconnue lui barrât le chemin et voulût s’opposer à sa marche tranquille et sûre vers le bonheur promis.
Ces crises étaient rares et vite passées. Jacques les attribuait très judicieusement à des causes toutes physiques. Un peu de repos, une soirée au concert ou une simple promenade dans un jardin très vert, et il se sentait remis. Alors, il reprenait sa vie régulière et méthodique, à la lumière douce de la salle à manger idéale qui rayonnait au-dessus de lui, tableau sereinement lumineux où se résumaient ses plus chères affections.
*
Trois coups très nets, régulièrement espacés, furent frappés à la vitre de la fenêtre.
Tiré de sa rêverie dès le premier coup, Jacques entendit très distinctement les deux autres, et resta immobile, la tête levée, surpris et ne voulant pas croire.
La fenêtre donnait sur la rue, la dominant d’au moins douze mètres : nul accès possible par le toit, puisqu’il y avait encore deux étages par-dessus celui-ci…
C’était sans doute un oiseau égaré, qui frappait de son bec sur le verre…
Mû par une curiosité bizarre, Jacques se leva et alla soulever le rideau de mousseline qui lui cachait l’extérieur.
Instinctivement, il se rejeta en arrière, à la vue d’une silhouette humaine se profilant en noir sur la nuit claire.
Très calme, Jacques laissa retomber le rideau, saisit un revolver chargé placé sur sa table de nuit, et, tournant la crémone, il ouvrit la croisée de la main gauche, en reculant vivement, de peur de surprise.
Mais cette précaution n’était pas utile, car celui qui se trouvait derrière les vitres ne paraissait pas pressé d’entrer dans la chambre.
C’était un être singulier, un animal comme Jacques n’en avait jamais vu, qui, accoudé sur le rebord de la fenêtre, son menton sur ses mains, le regardait de ses yeux glauques. Tout son corps, même les yeux dont le regard absent se fixait sur Jacques, était d’une teinte grise uniforme et mate ; et sans le mouvement lent de ses orbites il aurait paru sculpté lourdement dans un bloc de granit. Jacques remarqua même dans sa structure des failles d’anatomie. Sur l’épaule, il distingua une tache jaune qui ressemblait à de la mousse.
Il était certain de ne pas rêver. Il sentait nettement le froid de la nuit entrer par la fenêtre ouverte. Il voyait derrière le monstre la silhouette lointaine de Notre-Dame estompée de bleu, et il constata que le dessus de la tête arrivait, pour son œil, un peu plus bas que le niveau des tours.
Cependant, l’être restait toujours immobile. Énervé par l’attente, et voulant s’assurer de la réalité de ce qu’il voyait, Jacques avança la main gauche et toucha le bras du bout des doigts. Il eut la sensation certaine du contact froid et dur de la pierre.
Il retira sa main, mais, par un mouvement rapide, le monstre l’avait saisie au poignet et le serrait avec violence. Puis, avançant l’autre bras, il chercha à saisir Jacques, qui, se détournant, lui lâcha à bout portant un coup de pistolet.
La détonation claqua comme un coup de fouet dans la nuit silencieuse, et une petite fumée s’éleva, chassée dans la chambre par l’air du dehors. La balle, aplatie sur la poitrine de l’être, avait rebondi sur le parquet avec un bruit mat.
Le monstre lâcha prise tout à coup, et, déployant deux grandes ailes que Jacques n’avait pas vues, s’envola lourdement, mais sans bruit, dans la nuit bleue émaillée d’étoiles.
Jacques suivit des yeux sa tache noire qui s’éloignait dans la direction de l’église, puis, brusquement, la perdit de vue, comme si elle se fût perchée sur les tours.
Cependant, une fenêtre s’ouvrit dans la maison en face.
« Hé ! là-bas, qu’est-ce que c’est ? cria-t-on.
– J’ai tiré sur un corbeau qui tapait à mes vitres, » répondit Jacques.
L’homme cria quelques insultes, mais le jeune médecin avait refermé sa croisée.
L’externe, d’esprit scientifique, avait coutume de procéder méthodiquement dans toutes les circonstances, même les plus imprévues, de sa vie.
Le lendemain de cette étrange vision, il alla trouver un de ses confrères, son ancien de quelques années, en qui il avait grande confiance. Il lui raconta l’histoire sans omettre le plus petit détail.
Le docteur B… écouta attentivement ce récit, considéra quelques instants la balle de plomb aplatie, puis le poignet de Jacques, sur lequel se voyaient encore les traces d’une main extraordinairement forte.
« Mon cher ami, dit-il enfin, tu travailles trop. Tu vas me faire le plaisir de faire tous les soirs à cinq heures une petite ballade au Luxembourg, et de ne pas veiller plus tard que onze heures. C’est malsain. Tu sais aussi bien que moi ce que c’est que l’anémie cérébrale, n’est-ce pas ? D’autre part, tu es d’une chasteté… exagérée. Dans ces conditions, une hallucination comme celle d’hier soir n’a rien de bien surprenant. Comme tu le disais à ce brave bourgeois, un des corbeaux du square Notre-Dame est venu frapper à ta vitre – c’est sans doute celui d’Edgar Poe ! Tu as ouvert la fenêtre, et cet animal inoffensif a regardé avec l’effronterie qui caractérise sa race. Ton cerveau, surexcité par le travail, a grandi ce modeste vertébré, et, comme tu as une caboche essentiellement analytique, la vision a pris pour toi une expression excessive, due au travail maladif de ton imagination…
– Et les ecchymoses du poignet ? fit Jacques.
– Ce qui m’étonne, c’est leur force. Je ne te savais pas si vigoureux ; car c’est évidemment toi-même qui t’es saisi en croyant saisir l’animal.
– Mais je tenais mon revolver de la main droite !
– Bon ! quand on est en train de rêver tout debout, on ne regarde pas de quelle main on saisit un pistolet. Vas-tu plaider la cause du surnaturel ? Tu l’avais dans la main gauche, c’est absolument certain, et c’est même ce qui fait qu’au lieu de tomber dans la rue, ta balle a frappé le mur de ta chambre, où elle s’est aplatie… Allons, au revoir, mon cher Jacques. J’ai là deux dames qui attendent, et tu es trop galant, quoique chaste, ajouta-t-il en riant, pour leur faire croquer le marmot plus longtemps. »
Le docteur reconduisit son ami un peu rassuré.
« Et surtout, lui dit-il en fermant la porte, n’oublie pas la ballade au Luxembourg ! »
*
Le rêve tant caressé par Jacques se réalisa l’année suivante, et tout se passa comme il se l’était raconté d’avance à lui-même : la chapelle aux cierges allumés, les amis, la vieille maman, et la fiancée toute blanche, la figure cachée dans son livre de messe en ivoire. Tout cela un peu vague et confus dans la fumée de l’encens et le demi-jour de l’église, si bien qu’il se demanda plusieurs fois si c’était la vérité ou bien la vision devenue plus précise que d’ordinaire.
Après la cérémonie, Jeanne eut une fantaisie d’enfant gâté. Elle aurait voulu… mais elle se reprit, se gronda d’en avoir parlé, refusa de s’expliquer : « Non, c’était bête ; il se moquerait d’elle… » si bien que Jacques, dérouté, inquiet, finit par la supplier de dire ce que c’était, promettant d’avance.
« Eh bien, dit-elle tout bas, je voudrais monter sur les tours : on dit que c’est si beau !
– Ah, ce n’est que cela ! dit Jacques rassuré. On va nous prendre pour une noce de village – mais qu’importe ? si cela peut vous amuser, montons ; moi, c’est la première fois… »
Les parents restèrent en bas dans les voitures, gens d’âge qui redoutaient les marches à gravir, mais les amis du médecin l’accompagnèrent et la vieille vis Saint-Gilles retentit bientôt de leurs éclats de rire joyeux. On n’y voyait goutte ; on n’arriverait jamais. Et la jeune mariée se moquait elle-même de son idée, disant qu’elle n’y reviendrait pas, que si elle avait su que c’était si haut… mais enfin puisqu’on y était, il fallait aller jusqu’au bout.
« Nous ne verrons rien, dit un jeune homme en regardant par une meurtrière ; voilà le brouillard qui se répand. »
En effet, quand ils parvinrent sur la galerie, la brume, qui s’était élevée tout à coup, cachait presque entièrement la rive gauche. Le Panthéon avait disparu, ainsi que le clocher maigre de Saint-Étienne-du-Mont. C’était un curieux spectacle de voir les maisons se fondre dans le gris, les unes après les autres. Bientôt, les tours elles-mêmes furent enveloppées : à peine si l’on apercevait, sur la place en bas, des taches noires de plus en plus estompées, qui étaient des fiacres et des passants.
« Allons voir le bourdon, » dit Jeanne.
Et le cortège suivit la galerie bordée d’animaux fantastiques, de grandeur humaine, tous différents, mais tous également hideux.
Les messieurs plaisantaient, en passant, ces figures étranges, qui ont effrayé autrefois.
Tout à coup, Jacques tressaillit. Dans un angle, se détachant sur le ciel blanc, il avait reconnu une silhouette déjà vue, un masque grimaçant avec deux grandes ailes. Il lui sembla que cette figure le suivait du coin de l’œil.
« Qu’est-ce que vous regardez donc ? demanda la jeune femme.
– Rien, dit Jacques.
– Si. Vous avez pâli.
– Mais non, je vous assure ! »
El il l’entraîna plus rapidement vers la voûte où sont les cloches. Le gardien commença son boniment que Jacques, préoccupé, n’écoutait pas. Jeanne en profita pour dégager son bras, et sortir sans faire de bruit. En vraie fille d’Ève, elle voulait savoir ce qui avait ému son mari. Elle se retrouva au coin où était le stryge de granit, accoudé sur la balustrade. Elle se pencha sur le vide.
« Je ne vois rien, » murmura-t-elle…
Cependant, Jacques s’était aperçu de l’absence de sa femme.
« Où est-elle ? » cria-t-il avec angoisse.
Tous le regardèrent avec des figures étonnées ; on lui montra la galerie. Il sortit comme un fou.
Mais, au même moment, un cri affreux retentissait au-dehors. Tout le monde suivit le médecin. Jeanne n’était plus sur la galerie. Jacques, la figure convulsée, les yeux grandis, montrait du doigt le monstre immobile à l’angle de la balustrade, tandis qu’en bas, sur la place du Parvis, un attroupement se formait autour d’une jeune mariée qui venait de tomber du haut des tours.
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(Pierre Loÿs [pseudonyme de Pierre Gavault], in Le Public, cinquième année, n° 2733, mardi 16 août 1892. « Le Stryge, » eau-forte de Charles Meryon, 1853 ; Charles Meryon, « Le Petit Pont, » estampe, 1850 ; eau-forte de Charles Pinet, « Notre-Dame – Les Chimères, le Stryge, » sd ; « Saint-Étienne-du-Mont, » estampe de Charles Meryon, 1853 ; « Notre-Dame : Paris vu depuis la galerie des chimères, » pastel, sanguine et crayon de Charles Jouas, 1926 ; « L’Abside de Notre-Dame de Paris, » eau-forte et pointe sèche de Charles Meryon, 1854)