La conférence venait à peine de finir, le président parlait encore pour remercier l’« éminent orateur, » et déjà la foule qui emplissait l’amphithéâtre Descartes se ruait vers la sortie.
« Vite, un demi, soupira Jean-Pierre Ménier lorsque, sa jeune femme au bras, il se trouva enfin dans la rue de la Sorbonne, débordante de cohue bruyante et lourde de chaleur.
– Crois-tu vraiment qu’il ait raison ? s’inquiéta-t-elle. Que cette chaleur de plus en plus accablante soit réellement une menace ?
– Bah ! Le conférencier de ce soir n’est point un astronome officiel ; il laisse vagabonder son imagination et n’a peut-être pas toute la prudence qui conviendrait. Qu’il fasse chaud, très chaud, c’est entendu ; mais nous sommes en pleine canicule. Que le soleil se couvre de taches, se hérisse de langues de feu, c’est chose normale, puisque son activité passe par un maximum tous les onze ans et que nous sommes justement en période de maximum… »
Et, se laissant tomber sur une chaise, à une terrasse bondée de consommateurs :
« Deux demis bien frais ! » commanda-t-il.
*
À minuit, une chaleur extraordinaire baignait la capitale, une chaleur épaisse, dans laquelle les feuilles d’arbres restaient immobiles, une chaleur étouffante, qui semblait suspendre la vie.
Jean-Pierre Ménier, qui travaillait à l’Observatoire, avait téléphoné dans l’après-midi au Parc Saint-Maur : à 15 heures, lui avait-on répondu, le thermomètre marquait 40°. Quarante degrés ! Une température que Paris n’avait encore jamais connue ! La Ville-Lumière allait-elle disputer à la Ville Rose son caniculaire record : les 44° que l’on enregistra à Toulouse en 1923 ? À la conférence de la Sorbonne, malgré la folle ascension du thermomètre dans la salle, la discussion s’était maintenue à un diapason assez élevé : le conférencier n’expliquait-il pas la vague de chaleur par l’activité du Soleil, alors à son paroxysme, tandis que les météorologistes de l’O. N. M. optaient pour des causes purement terrestres et que les astronomes, pris entre leur prudence scientifique et une secrète intuition, observaient la controverse en arbitres ? Et, en dépit des protestations des hommes de science, n’avait-il pas prophétisé la montée croissante de la température, l’arrêt de la vie sociale qui devait en résulter, et les souffrances de la population ?
À minuit et demi, les journalistes qui avaient assisté à la séance rédigeaient fiévreusement, en bras de chemise, leur article, pendant que les secrétaires de rédaction, avisés de ce serpent de mer inespéré, cherchaient un titre sensationnel : La chaleur qui tue… Le globe terrestre carbonisé…
*
Quelques jours plus tard, le thermomètre indiqua 42°, et Paris s’arrêta de vivre. Les rues demeurèrent désertes et les hôpitaux recueillirent les gens frappés de congestion. Sur la place de l’Opéra, un fou se mit à agiter un drapeau et tenta d’ameuter quelques passants. Dans les bois de Meudon, un grésillement naquit, se propagea ; comme aucun promeneur ne s’y trouvait, la température y étant plus élevée qu’en pleins champs, et aucun souffle ne circulant entre les branchages desséchés, l’alerte ne fut donnée qu’assez tard. Le soir, une lueur immense s’éleva, grandit, enveloppa le sud-ouest de Paris, couvrit tout l’horizon ; les bois de Meudon étaient en feu.
Dans toute la France, ce fut comme un signal : l’incendie des Landes se refléta dans les eaux de l’Atlantique ; dans l’Estérel, la flamme rougit la Méditerranée. Sur l’Europe, la vague déferla ; elle passa l’Océan : les journaux américains rapportèrent les proportions catastrophiques que prenait, à New-York et dans les grandes villes, cette canicule exaspérée.
C’est à ce moment que, à quelques heures d’intervalle, quatre machinistes furent, à Paris, frappés de congestion sur leurs autobus et que les pesantes machines, abandonnées à elles-mêmes, allèrent s’écraser contre les immeubles. La capitale était à moitié vide : les étrangers, accablés, étaient restés chez eux ; la circulation des autobus fut suspendue, et le public afflua dans le métro. Puis, des couvreurs, des électriciens tombèrent de leurs échelles, et les syndicats du bâtiment ordonnèrent à leurs adhérents de cesser le travail.
Le jour où le thermomètre atteignit 44°, Paris tomba en léthargie. Dans quelques bureaux, quelques dactylos tapaient encore ; les unes avaient ouvert toutes les fenêtres, pour créer un fantôme de courant d’air et, toutes les minutes, venaient s’y accouder, en regardant, sur les arbres des boulevards, les feuilles roussies tomber une à une ; les autres avaient clos toutes les issues et la pièce, protégée contre les rayons directs du soleil, était une étuve…
Puis, le temps changea. Le ciel, jusqu’alors d’une absolue et cruelle limpidité, se couvrit et la chaleur s’accrut encore. Les hommes furent comme enfermés dans un four, entre la terre qui leur brûlait les pieds et les nuages surchauffés par le soleil.
*
Ce jour-là, Jean-Pierre Ménier était allé à l’Observatoire de Meudon et il avait pu, à l’aide du grand spectrohélioscope, examiner le Soleil. Il l’avait vu recouvert de pustules noires, et, sur les bords, frangé de lames roses qui étaient des jets de cinq cent mille kilomètres de hauteur. L’astronome qui manœuvrait l’appareil était émerveillé :
« Jamais le Soleil n’a été aussi actif. Il s’y passe en ce moment des phénomènes prodigieux. Vous savez que l’on signale un peu partout des aurores polaires ? »
L’arrivée des nuages interrompit le travail. Alors, l’air se chargea d’électricité.
« Ah ! s’exclamèrent les Parisiens, l’orage ! »
Mais, avant que la foudre tonnât, les journaux publièrent d’étranges nouvelles : les communications radiotéléphoniques, envahies par les parasites, devenaient inaudibles ; les câbles sous-marins ne fonctionnaient plus ; les téléphones se bloquaient ; l’aiguille des boussoles, affolée, se dirigeait vers le sud aussi bien que vers le nord ; les signaux électriques des chemins de fer étaient actionnés par des courants mystérieux, et des rames de métro se tamponnèrent.
Lorsque le soir tomba, des groupes se formèrent sur les boulevards, des cris retentirent, des cerveaux, surexcités par les effluves électriques, par l’air saturé d’ozone, s’échauffèrent ; sur le toit d’un taxi, un homme congestionné harangua la foule, reprocha au gouvernement l’arrêt de la vie urbaine, l’interruption de la circulation et des communications. Une manifestation s’ébaucha, que les gardes mobiles, ruisselant de sueur sous leur casque, réprimèrent mollement.
Et l’orage éclata.
Ce fut, dans toute la France, une joie énorme. De formidables éclairs déchirèrent les nuages, tandis que des trombes d’eau se précipitaient sur le sol, en cataractes. L’averse dura toute la nuit. Elle continua le matin, l’après-midi, se poursuivit la nuit suivante et ne s’arrêta plus. Les gens ne crièrent plus, et se regardèrent, un peu inquiets.
« Rien d’étonnant à cela, expliqua l’O. N. M. La chaleur, qui est toujours aussi intense, provoque une évaporation considérable des océans. Cette vapeur retombe en pluie. Comme la chaleur ne diminue point, il est à craindre que la pluie ne cesse pas de sitôt. Peut-être la ville de Paris ferait-elle bien de se prémunir contre une inondation possible… »
*
Une inondation en plein été ! Par cette température torride ! On haussa les épaules : la Seine n’était-elle pas à son niveau le plus bas ? Coup sur coup, cependant, on apprit des événements alarmants : les rivières du Midi se gonflaient ; à Tours, la Loire grossissait ; à Nantes, elle débordait déjà.
Le gouvernement prit alors une initiative : il réunit en conseil le directeur de l’Observatoire, celui de l’O. N. M., et les membres compétents de l’Académie des Sciences. On ne sut point ce que ces hommes éminents s’étaient dit à huis clos, et le public, qui s’attendait à des résolutions énergiques, fut déçu. Il n’obtint qu’un vague communiqué, qui invitait les populations au calme, l’assurant qu’il n’y avait point de péril immédiat, et que toutes les mesures seraient prises pour y parer. Les journalistes surent interpréter ces termes anodins : en fait, les savants consultés n’avaient point fait de déclaration rassurante. « Le thermomètre, avaient-ils dit, dépasse maintenant 44°. Il est à craindre qu’il monte encore. Rien ne permet de prévoir la fin de la pluie torrentielle, et il faut redouter l’inondation. »
Deux jours plus tard, la Seine recouvrait ses berges. Le zouave de l’Alma eut de l’eau à mi-corps. La voie ferrée d’Austerlitz à Orsay fut submergée, malgré que l’on eût, en toute hâte, bouché les issues et surélevé les parapets. Lentement, le niveau monta. L’eau qui tombait du ciel fouillait les toits, giclait aux étages supérieurs, sortait du sol par nappes, coulait de chaque côté des rues comme deux ruisseaux qui, peu à peu, s’élargissaient, se rejoignaient. Soudain, à la station Saint-Michel du Métro, une brèche se fit dans la paroi, et une trombe fit irruption dans la galerie, sur les quais, dans les souterrains, emporta, nettoya tout. Le métro s’arrêta. Dans la Cité, la Seine prit possession du pavé parisien. Elle enveloppa Notre-Dame, qui se mira dans un lac, d’abord, clair et mince, graduellement plus bleu et plus profond.
Sur la terrasse de l’Observatoire, Jean-Pierre Ménier, au milieu du fracas du ciel, l’aperçut qui, patiemment, menait l’assaut ; de simples traits clairs scintillaient çà et là, puis s’épaississaient, devenaient des taches qui étaient des rues, encerclant des masses noires qui étaient des maisons. Montmartre, Montparnasse, les hauteurs de Passy, les Buttes-Chaumont, étaient des îles, et la Tour Eiffel, d’où les ondes avaient cessé de s’envoler, n’était plus qu’une gigantesque et sinistre architecture émergeant d’un flot sombre.
Tandis que Paris, étourdi par l’étendue de la catastrophe, s’engloutissait, on inaugurait un service de communications optiques, et l’on apprenait que l’Angleterre ruisselait, elle aussi, sous la double attaque de la mer et du ciel ; que les côtes prussiennes étaient submergées, que la vallée du Pô n’était plus, à perte de vue, qu’un fleuve tumultueux, et qu’aux États-Unis, le Mississipi ensevelissait des villes entières sous ses vagues déchaînées, en même temps que le tonnerre ravageait par le feu les zones épargnées par l’inondation.
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Bientôt, il ne resta plus à Paris que les autorités responsables, ainsi que quelques hommes de science qui s’assemblèrent à l’Observatoire. Mais à quoi bon ces assemblées, ces délibérations ? Quelle force humaine eût pu juguler le flot irrésistible qui noyait l’hémisphère boréal ? Les armes les plus perfectionnées forgées par la science n’apparaissaient-elles pas d’une puérile et tragique inutilité en face de l’événement cosmique qui répétait, à plusieurs millénaires de distance, le déluge biblique ? Puisque l’homme était à tel point désarmé devant la force géante des phénomènes célestes, le seul mot d’ordre n’était-il pas celui-ci : attendre ? Attendre que la crise du Soleil fût passée, qu’il cessât de brûler la planète, que ralentît l’évaporation puissante des mers, que les fleuves rentrassent dans leurs lits et que la capitale reparût, enlisée dans la boue, mais vivante et soupirant d’aise en se remettant au travail ?
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(« P. R., » in L’Œuvre, n° 8725, mercredi 23 août 1939 ; Zdzisław Beksinski, « Melancolia, » huile sur toile)