En l’an 2008, le docteur tahitien Mati-Foufou fit un voyage qui demeura célèbre, aux États-Unis d’Europe. Son objectif était, par des recherches dans les bibliothèques allemandes, les plus riches du monde, d’établir, documents en mains, la parenté des idiomes malais et polynésiens avec le sanscrit et par suite le grec, ainsi qu’avec la langue de feu Guillaume.

Son ouvrage offre quelques particularités remarquables autant que peu connues, que je me permettrai, en conséquence, de signaler à mes contemporains.

Mati-Foutou, parti de Papeete, le 3 germinal, en aéronef, arriva le 12 seulement à Saïgon, s’étant arrêté aux îles Wallis et aux Salomon pour s’y procurer des journaux. Puis, planant au-dessus de la Nouvelle-Guinée, ce qui lui permit de prendre nombre d’instantanés très réussis, il orienta son esquif aérien vers la Malaisie, passa Bornéo et les Philippines, et vint descendre avec une précision mathématique sur la Maison du People de Saïgon.

Cette première partie du voyage n’avait rien eu d’extraordinaire. Pour varier ses impressions, le docteur canaque, repartant dès le lendemain, prit place, en compagnie d’un snob laotien, d’une cantatrice japonaise, d’un philosophe chinois et d’un cuisinier français dans un automobile sous-marin en partance pour Marseille.

« Le trajet ne sera pas plus long que par le chemin de fer de Saïgon-Alexandrie, lui avait déclaré le cuisinier, et nous aurons l’avantage de jouir d’une température uniforme en nous immergeant à des profondeurs plus ou moins grandes, en vertu de la théorie isothermique, tandis que, par terre, nous serions exposés à des températures torrides, puisque la science n’est encore arrivée qu’à adoucir le climat des régions polaires, et non à amoindrir celui des régions équatoriales. »

Le docteur s’était rendu volontiers à ces raisons, formulées avec l’esprit mathématique propre aux hommes du vingtième siècle, chez lesquels un cordonnier est l’égal intellectuel et social d’un ingénieur et un cuisinier celui d’un chimiste.

Et puis un voyage sous-marin est toujours chose attrayante. On navigue au-dessus d’îles de corail, de forêts madréporiques, de déconcertantes faunes et végétations marines ; on effare les requins et les cétacés monstrueux ; on côtoie les débris de mondes disparus.

Mati-Foufou prit donc place dans l’automobile sous-marin et la navigation fut véritablement charmante. Au sud-ouest-sud de Ceylan, par 75 degrés de longitude est, 7 de latitude nord et 275 mètres de profondeur, ce furent les colonnes brisées et les pierres d’une cité morte, ensevelie sous l’Océan, qui apparurent, enlacées dans des végétations inconnues.

« Le fond de la mer est ici en oscillation perpétuelle, fit observer le cuisinier. Il est vraisemblable que l’engloutissement de cette cité a dû se produire à l’époque qui vit la séparation de la presqu’île hindoue et du Ceylan.

– Comment ? interrogea la cantatrice ; vous supposez qu’à cette époque qui, pour moi, ne peut être ultérieure au « Tertiaire, » il y aurait eu déjà une civilisation et des villes dans le sud de l’Asie centrale ?

– Certes, répondit le cuisinier. C’est une thèse que j’ai soutenue dans mon livre Les Atlantides successives. Combien de cités dorment aujourd’hui sous les flots, qui brillèrent à l’époque où, en d’autres coins du globe, l’homme se dégageait à peine du pithécanthrope ! »

Ces conversations et d’autres aussi scientifiques alimentaient le voyage. Le docteur canaque et le philosophe parlaient moins qu’ils n’écoutaient, ainsi que font les penseurs, et il leur arrivait d’apprendre.

La traversée de la mer Rouge amena l’automobile au-dessus d’une coque de navire profondément ancrée dans le sable. À l’avant pouvait encore se lire un nom : Majestic.

« Oui, fit la Japonaise, c’est bien le bâtiment qui ramenait d’Afrique australe en Angleterre le fameux Kilchener, massacreur peu glorieux. Un torpilleur sous-marin, secrètement construit par des Boers, l’attendait au passage : frappé au-dessous de sa ligne de flottaison, le Majestic disparut dans les flots et ceux qui le montaient partirent pour un monde meilleur. On ignorait l’emplacement précis où eut lieu la catastrophe : nous voici fixés maintenant. »
 

*

 

Le 20 germinal, l’automobile reparut à la surface des eaux pour mouiller dans le port de Marseille.

Le docteur Mati-Foutou admira la grande ville, où siégeait, depuis près de trois quarts de siècle, le Congrès de la Fédération latine. Cependant, à cette époque, la population avait diminué : de 1.150.007 habitants, chiffre officiel en 1989, elle était tombée à 800.000, grâce à la mise en pratique de la « prudence procréatrice, » préconisée par Paul Robin.

Le 21 germinal avait lieu une fête pour commémorer ce philosophe, dont la statue en or massif, remplaçant celle de Notre-Dame de la Garde, dominait la vieille cité phocéenne.

Mati-Foufou n’eut garde d’y manquer et, devant cent cinquante mille personnes emplissant l’avenue de la régénération humaine, longue de trois quarts de lieue, il entendit l’éminent bactériologiste Flemmard prononcer ce discours, répété le long du parcours par des trompes mégalophonographiques :

« Saluons la mémoire de l’homme qui, bravant les préjugés plus homicides que le fer, le feu ou le poison, apprit enfin à l’humanité à avoir conscience d’elle-même. Avant lui, des parents aveugles, des êtres en fureur d’amour, procréaient sans discernement,. jetaient dans une vie qui, le plus souvent, n’était que luttes et misère, des malheureux n’ayant pas demandé à naître. Aujourd’hui, le bien-être et la liberté sont le patrimoine commun de tous les hommes et, cependant, en présence des souffrances morales qui affligent encore notre espèce, nous nous demandons si la vie vaut vraiment la peine d’être vécue… »

Et cent cinquante mille paires de mains applaudirent frénétiquement, tandis que cent cinquante mille bouches s’écriaient :

« Décroissons et ne multiplions pas ! »

Ce fut sous l’impression de ce discours que Mati-Foufou, de retour à Papeete, fonda cette Ligue de la Dépopulation, qui rayonna sur l’Océanie entière et à laquelle cette partie du monde dut de n’être plus habitée que par un très petit nombre d’humains affinés et select. Selon le conseil profond de Paul Robin, notre espèce augmentait en qualité et non en quantité.

Sur le piédestal de la statue élevée à Mati-Foufou, on grava ces mots résumant la pensée de sa vie :

« Et s’il n’en reste qu’un, je ne serai pas celui-là. »
 
 

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(« Talamo » [pseudonyme de Charles Malato], in L’Aurore, sixième année, n° 1676, jeudi 22 mai 1902 ; Victor Brauner, « La Pétrification de la papesse, » peinture à l’huile et à la cire sur masonite, 1945)

 
 

 

À la suite d’un article signé Talamo, un lecteur me demande si la Ligue de la régénération humaine existe réellement. Mais oui, il peut même s’adresser directement à elle, 27, rue de la Duée.
 

Ch. Malato

 
 

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(in L’Aurore, sixième année, n° 1685, samedi 31 mai 1902)