« L’homme de fer de Scotland Yard, l’inspecteur Maylobster, étant légèrement rouillé, nous dit le docteur Bathsoap, la police royale impériale et britannique pria le grand détective Ferlock Solmes de s’embarquer, dare-dare, pour les États-Unis, afin de veiller à la sécurité de Leurs Majestés qui, comme vous le savez, visitaient officiellement l’Amérique du Nord. Le maître, qui avait beaucoup voyagé, hésitait à se déplacer. Il lui répugnait de quitter son petit entresol de la Hore-Belisha Street pour un séjour, fût-il de courte durée, à New York. La raison d’État prévalut, néanmoins, sur les raisonnements et nous nous installâmes au soixante-dix-huitième étage du Waldria-Astordof en plein cœur de la ville, avec des lunettes noires et une forte provision de pilules contre le mal des montagnes, car le patron redoutait les effets de l’altitude et nous campions à cette hauteur, approximativement à une centaine de pieds au-dessus du niveau de l’Hudson.

Un beau matin de mai, nous étions, Ferlock Solmes et moi, dans les nuages au propre, parce que les cumulus frôlaient ce soixante-dix-huitième étage, et au figuré, parce que nous rêvions à la vieille Angleterre, lorsque le téléphone ne tinta pas dans la chambre – je dis « ne tinta pas, » à cause du timbre que nous avions précautionneusement entouré d’une écharpe de cachemire d’Écosse, dès notre arrivée sur ces sommets. Cependant, l’oreille du maître eut la révélation subite que quelqu’un nous appelait à l’appareil.

« C’est une standardiste rousse qui nous a branchés, dit le patron. Elle a vingt-quatre ans, porte une ceinture de tulle caoutchouté, car elle est un peu forte des hanches. Elle est née près de Memphis dans le Tennessee et elle zozote légèrement. Elle a dix et six de tension artérielle et une grande admiration pour Gary Cooper. »

Chose extraordinaire, cette jeune fille invisible et captive, parce qu’elle était attachée au monde entier par des fils et des câbles, « zozotait » ; je n’eus pas le temps de lui demander si elle était originaire de Memphis et enserrée dans une gaine, car elle m’avait relié avec le chef de réception, lequel nous annonçait la visite du lieutenant-détective Bingcrosby et d’un certain M. Vanderstuyft.

« Je ne veux recevoir personne, fit Ferlock Solmes, en improvisant sur l’ouverture du premier acte de Boris Godounov avec un saxophone bouché. Je suis tout à Moussorgski et je ne suis pas monté si haut pour redescendre vers des affaires privées. »

J’introduisis tout de même, à mes risques et périls, le lieutenant-détective Bingcrosby et ce Vanderstuyft, qui paraissait être un monsieur entre deux âges, nanti d’une sobre élégance et d’une anxiété perceptible à l’œil nu. Mais le métier reprenait déjà le dessus et le grand détective scrutait de son œil droit aquilin, car il avait fermé le gauche, nos visiteurs, puis il s’adressa tout d’une traite au gentleman :

« Vous vous appelez Silas Vanderstuyft ; votre famille est hollandaise et vous souffrez d’un épanchement de synovie, consécutive à une chute au cours d’une partie de base-ball avec un club de Toronto. Vous aimez la soupe à la queue de bœuf et les pièces d’Ibsen ; vous êtes veuf et vous vendez de l’huile d’arachide. On a assassiné votre maîtresse, une girl irlandaise, dans un bouge d’Harlem, à minuit trente la nuit dernière, et vous venez me demander le nom de l’assassin.

– Ce n’est pas tout à fait cela, répondit cet interpellé ; ma famille vient de la Nouvelle- Galles du Sud, j’ai horreur du base-ball, donc je n’ai pas d’épanchement de synovie ; je n’ai jamais avalé ni soupe à à la queue de boeuf, ni pièce d’Ibsen. Ma femme est, Dieu merci ! bien vivante et nous sommes banquiers de père en fils, depuis la révocation de l’Édit de Nantes. J’ajouterai que je n’ai pas de maîtresse irlandaise…

– M. Vanderstuyft est le président de l’American Slow Foreigh and provincial Bank and Co Limited, et si nous avons l’honneur de faire appel à vos hautes compétences, c’est que son père vient d’être kidnappé.

– Ah ! Ah ! dit Ferlock Solmes. Quel âge a le grand-papa Vanderstuyft ?

– Il aura 78 ans aux grapefruits, répliqua le président.

– C’est un joli âge et il est rare que les gangsters s’attaquent à des petits garçons de plus de 12 ans. Toutefois, l’affaire m’intéresse. Menez-moi sur le lieu du rapt. »

Un quart d’heure plus tard, nous entrions dans un hôtel splendide de Park Avenue : le faux Murillo, les Gobelins-imitation, le Corot approximatif et le marbre de Carrare grignaient en maîtres avec la désolation consécutive à la disparition de l’aïeul. Le patron se fit préciser les circonstances qui avaient préludé au drame. Le grand-père Vanderstuyft jouait comme d’habitude au loto en compagnie de sa nourrice, une négresse de la Louisiane, âgée de 110 ans et qui se nommait Sweet Mother Dinah. On avait retrouvé la servante ligotée au milieu des numéros épars, l’autre partenaire avait disparu. La vieille dame obscure avait difficilement repris ses sens et raconté que six hommes habillés en déménageurs avaient fait irruption et, après avoir déposé la victime dans le piano à queue, avaient disparu en emportant l’instrument de musique et son précieux contenu. Les domestiques, croyant qu’il s’agissait d’un enlèvement normal, avaient même prêté la main à ce rapt audacieux.

Ferlock Solmes, nerveux, marchait de long en large et de large en long quand il s’arrêta brusquement et demanda au fils éploré :

« Est-ce que votre pauvre père avait l’habitude de jouer gros jeu ?

– Non ! Il ne jouait que des haricots.

– Des haricots ?

– Ce n’est pas une image… Je dis bien des haricots… des haricots qu’on lui montait de la cuisine. »

Chose extraordinaire ! Le maître eut beau fouiller tout le salon, il ne retrouva pas un seul de ces légumes. Nous prîmes congé du banquier et, au lieu de prendre un taxi, Ferlock insista pour faire quelques pas à pied. Il paraissait simultanément nerveux et inspiré, puis il se baissa et ramassa brusquement quelque chose sur le trottoir. Son regard inquisiteur fouillait maintenant la chaussée. Je le vis se précipiter comme un fou au milieu des voitures. Il manqua passer sous un autobus et se mit à plat ventre sur le macadam. Une loupe à la main, il cherchait de toute évidence un indice ou un repère. Croyant avoir affaire à un fou, les conducteurs avaient bloqué leurs freins, la circulation était interrompue, les agents sifflèrent l’ouverture de Guillaume Tell ! Mais le grand détective n’en avait cure ; il parcourut ainsi tout Broadway à cropetons. Après une promenade, pendant laquelle nous usâmes une bonne moitié de New York, Ferlock Solmes, qui avait continué son étrange manège, se baissa une ultime fois. Nous étions arrivés derrière les docks, devant une maisonnette misérable. J’allais poser une question, qui me brûlait la langue, lorsque le maitre mit un doigt sur ses lèvres minces, puis, sortant son revolver, me fit signe d’atteindre le pistolet d’ordonnance qui ne me quitte que quand je prends mon bain. Nous fîmes irruption dans une salle à manger banale.

« Haut les mains ! » hurla le patron avec l’accent du Worcestershire, un accent poivré !

Trois gangsters dépités levèrent des poignes velues. C’est à ce moment que nous aperçûmes le grand-père Vauderstuyft qui nous souriait avec un bon sourire édenté. Le temps de remettre les bandits à la police et je demandai à mon compagnon :

« Comment avez-vous retrouvé la trace des ravisseurs et de l’aïeul ravi ?

– C’est bien simple, répondit Ferlock Solmes. Le vieux est malin comme un hamadryas. Il avait sans doute lu l’histoire du petit Poucet et il a semé les haricots derrière lui. Dès que je me suis aperçu que les légumes secs, enjeu de la partie de loto, manquaient, je me suis douté de l’astuce et je n’ai eu qu’à suivre à travers la ville cet itinéraire jalonné de féculents. Vous voyez, Bathsoap, que les contes de fées ont tout de même du bon ! »
 
 

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(Pierre-Gilles Veber, « La Matin Magazine, » in Le Matin, cinquante-sixième année, n° 20153, dimanche 28 mai 1939)