Frissina s’est levée dès l’aube pour traire sa vache. Vêtue d’une jupe noire froncée et d’un manteau trois quart de bure marron, ses pieds chaussés de bottes mettent sur le sentier de neige, entre la maisonnette blanche et l’étable, l’empreinte de sa course précipitée.
À son approche, Joïana, son unique vache, meugle et se dresse sur sa couche de paille où elle est restée accroupie toute la nuit.
« Je viens !… Je viens ! » s’écrie la femme.
Mais, peu habituée à ces manifestations d’impatience, la paysanne pense que Joïana a senti, près de l’étable, quelque bête fauve. Par ce froid de chien où « les pierres crèvent de froid, » il n’y aurait là rien de surprenant. Les loups, tenaillés par la faim, quittent leur repaire du sommet des Carpathes et rôdent dans les villages roumains en quête de nourriture.
S’ils ne s’attaquent pas au voyageur, ce qui arrive souvent, ils guettent dans les enclos, que leur signalent des odeurs d’étables, les vaches grasses et les bœufs des paysans. Une porte mal fermée, ou une brèche dans le mur de planches, et les gens trouveront, à la place de leurs bêtes, un squelette noyé dans une flaque de sang.
Frissina regarde l’amas de neige qui, des deux côtés du sentier, habille de blanc l’enclos. Mais aucune trace suspecte ne trahit la visite du fauve redoutable. Rassurée, elle entre dans l’étable.
« Eh ! bien, Joïana, qu’as-tu donc ce matin ? Te voilà, ma belle rousse, toute triste, comme si quelqu’un t’avait battue. »
Elle se penche sur le sol et prend entre ses mains les mamelles roses de la vache. Mais elle la trait en vain. Le lait ne coule pas comme d’habitude, dans le seau de sapin. À peine si quelques gouttes blanchissent le fond du vase. La femme pâlit… Quelqu’un a dérobé, sans doute, le lait de la bête. Car chacun sait qu’un être envieux peut, avec un seul regard, et des sortilèges, tarir une vache, pour que la sienne lui donne double ration, ou bien, s’il est vampire, boire le lait toutes les nuits.
Joïana est sûrement la victime de ces maléfices. C’est pour cela qu’elle a meuglé à l’approche de sa maîtresse et qu’elle garde, obstinée, le museau penché sur le sol.
La paysanne se lève et court vers la maison pour désensorceler la bête. Elle prend du son et du sel et les mélange dans une cuvette. Puis elle retourne à l’étable et s’accroupit sur le seuil. Avec un grand couteau, elle fait un signe de croix sur le son, en murmurant :
« Holà, Joïana, holà !
Ce n’est pas toi que j’appelle,
Mais ton lait et sa crème. »
Ensuite, elle prend le coutre de la charrue et va le rougir dans le feu de la cuisinière. Après quoi, retournant de nouveau à l’étable, elle fait tomber sur lui trois gouttes de lait.
« Oh ! vous, vampires et envieux !
Si vous ne réparez pas votre faute,
Soyez maudits et punis
Par le Seigneur et son cher Fils,
Par la Vierge très pure
Et par tous les Saints ! »
Frissina attend le lendemain avec impatience, en épiant ses voisins dans l’espoir de découvrir celui qui l’a privée d’un si bon lait. Après une nuit agitée, la paysanne constate que sa vache est dans le même état. C’est dimanche matin. Elle s’habille, fébrile, avec son costume de fête, et va à l’église entendre la messe. Pendant que les cloches sonnent, elle promène ses regards sur les villageois qui emplissent la maison sacrée. Si quelqu’un tressaille à leur voix d’airain, c’est signe qu’il est impur ; un vampire, peut-être, un vampire qui a dérobé le lait de sa Joïana.
Les flammes des cierges éclairent les visages inondés de joie. Seul, dans un coin obscur, Nae Iliés, le bûcheron de village, tressaille, comme si une main invisible s’était posée sur lui.
Frissina sent la colère lui serrer la gorge. C’est lui, le vampire qui a dérobé le lait de sa Joïana. Il suffit de voir son visage terreux et ses yeux rouges pour comprendre qu’un tel être possède un cœur de maudit.
La messe terminée, Frissina rentre dans sa maison. Elle fait part à son mari de sa découverte.
« Lutter contre un vampire, c’est chose difficile, Notre vache ne retrouvera plus son lait. »
Vers le soir, une rumeur court dans le village. Naé Iliés s’est brisé la tête sur un bloc de glace et son cœur a cessé de battre.
Frissina ne cache pas sa joie. Elle court d’une maison à l’autre, afin de divulguer aux gens le mal que lui a fait cet être maudit. Elle voudrait que le pope le privât de sépulture et qu’il fît jeter son cadavre à l’orée du bois, pour qu’il servît de pâture aux loups.
Mais de tels désirs, fondés sur la superstition, ne trouvent aucun écho dans l’âme du saint homme. Il enterre Naé Iliés, avec des prières et des chants funèbres, ainsi que l’on doit enterrer un bon chrétien.
Cependant, Frissina constate avec désespoir que sa vache ne lui donne plus une goutte de lait. C’est toujours à cause du vampire, qui n’est pas tout à fait mort, croit-elle. Oui, car son cœur maudit vit encore en lui, d’une vie infernale.
Eh ! bien, puisque c’est ainsi, elle se fera justice elle-même. Frissina attend que minuit sonne. Puis elle se munit d’une bêche et d’un pieu et va à la dérobée, avec son mari, au cimetière. Le clair de lune baigne de lumière la tombe de Naé Iliés. L’homme et la femme se mettent en devoir de le déterrer.
Avec beaucoup de peine, ils dégagent le cercueil de sa prison de terre. Ensuite, ils enlèvent le couvercle qui a un craquement sinistre. Aussitôt, Frissina enfonce le pieu dans le cœur glacé de Naé Uiés d’où jaillit un sang épais et noir.
« Je te tue, vampire, pour que tu cesses de boire le lait de ma vache. »
Et comme s’il prolongeait ce blasphème, le Grivatz glacé hurle dans les sapins, emplissant le ciel de sombres nuages. La tourmente de neige efface jusqu’à l’aube la trace de la tombe profanée.
Frissina, qui a passé une nuit sans sommeil, en grelottant auprès d’un poêle ronflant, va à l’étable avec la double portion de son et de sel qu’elle donne, depuis trois jours, à sa vache rousse.
Celle-ci, rassasiée, ne mugit plus à son approche. Elle dort paisible, sur la paille fraîche qui emplit le réduit d’un parfum d’arrière-saison.
La femme lui caresse les flancs robustes avec des mots affectueux et l’oblige à se relever. Puis elle se penche pour la traire. Miracle ! Le lait épais, couleur d’ivoire, déborde du seau qu’elle ne songeait plus à remplir.
Frissina, folle de joie, appelle son compagnon qui dégage le sentier de la neige tombée pendant la nuit.
« Regarde, mon homme ! Joïana est guérie. Si nous n’avions pas crevé le cœur du vampire, cette nuit, nous n’aurions plus jamais eu de lait ! »
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(Lily Nicolesco, « Les Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, n° 25969, mercredi 21 février 1934 ; « The Vampire, » gravure de William Mortensen, 1928)